Le blog des éditions Libertalia

Quand la littérature avait de l’estomac…

mercredi 7 janvier 2009 :: Permalien

Les femmes avaient paru, près d’un millier de femmes, aux cheveux épars, dépeignés par la course, aux guenilles montrant la peau nue, des nudités de femelles lasses d’enfanter des meurt-de-faim. Quelques-unes tenaient leur petit entre les bras, le soulevaient, l’agitaient, ainsi qu’un drapeau de deuil et de vengeance. D’autres, plus jeunes, avec des gorges gonflées de guerrières, brandissaient des bâtons ; tandis que les vieilles, affreuses, hurlaient si fort, que les cordes de leurs cous décharnés semblaient se rompre. Et les hommes déboulèrent ensuite, des galibots, des haveurs, des raccommodeurs, une masse compacte qui roulait d’un seul bloc, serrée, confondue, au point qu’on ne distinguait ni les culottes déteintes, ni les tricots de laine en loques, effacés dans la même uniformité terreuse. Les yeux brûlaient, on voyait seulement les trous des bouches noires, chantant la Marseillaise, dont les strophes se perdaient en un mugissement confus, accompagné par le claquement des sabots sur la terre dure. Au-dessus des têtes, parmi le hérissement des barres de fer, une hache passa, portée toute droite, et cette hache unique, qui était comme l’étendard de la bande, avait, dans le ciel clair, le profil aigu d’un couperet de guillotine.
— « Quels visages atroces ! » balbutia Madame Hennebeau.
Négrel dit entre ses dents :
— « Le diable m’emporte si j’en reconnais un seul ! D’où sortent-ils donc, ces bandits-là ? »
Et, en effet, la colère, la faim, ces deux mois de souffrance et cette débandade enragée au travers des fosses, avaient allongé en mâchoires de bêtes fauves les faces placides des houilleurs de Montsou. À ce moment, le soleil se couchait, les derniers rayons d’une pourpre sombre ensanglantaient la plaine. Alors, la route sembla charrier du sang, les femmes, les hommes continuaient à galoper, saignants comme des bouchers en pleine tuerie.
— « Oh ! superbe ! » dirent à demi-voix Lucie et Jeanne, remuées dans leur goût d’artistes par cette belle horreur.
Elles s’effrayaient pourtant, elles reculèrent près de Madame Hennebeau, qui s’était appuyée sur une auge. L’idée qu’il suffisait d’un regard entre les planches de cette porte disjointe, pour qu’on les massacrât, la glaçait. Négrel se sentait blêmir, lui aussi, très brave d’ordinaire, saisi là d’une épouvante supérieure à sa volonté, une de ces épouvantes qui soufflent de l’inconnu. Dans le foin, Cécile ne bougeait plus. Et les autres, malgré leur désir de détourner les yeux, ne le pouvaient pas, regardaient quand même.
C’était la vision rouge de la révolution qui les emporterait tous, fatalement, par une soirée sanglante de cette fin de siècle. Oui, un soir, le peuple lâché, débridé, galoperait ainsi sur les chemins et il ruissellerait du sang des bourgeois, il promènerait des têtes, il sèmerait l’or des coffres éventrés.

Émile Zola (1840‑1902),
Germinal (Ve partie, chapitre V), 1885.

Les aventures de B. Traven

dimanche 4 janvier 2009 :: Permalien

B. Traven est un immense romancier, l’un des plus lus au monde, à l’instar de Jack London, mais il reste relativement méconnu en France.

L’auteur du Trésor de la Sierra Madre, de La Révolte des Pendus ou encore du Vaisseau des morts, tous d’incroyables récits sociaux, imagés et bouleversants affirmait : «  Ma vie m’appartient, seuls mes livres appartiennent au public. » Et de fait, tout au long de son existence (il est mort au Mexique en 1969), il a cherché à brouiller les pistes sur son identité, ses faits et gestes.
On lui connaît une trentaine de pseudonymes différents, à peu près autant de lieux et de dates de naissance, quatre ou cinq nationalités. L’auteur est tellement mystérieux qu’il intrigue et passionne. On savait déjà, grâce aux travaux des éditions L’insomniaque (cf. Dans L’État le plus libre du monde, réédité par Actes Sud), que Ret Marut, l’animateur du journal Der Ziegelbrenner (i.e Le Fondeur de briques) pendant la Révolution des conseils (Bavière, 1919) et B. Traven ne faisait qu’une seule et même personne.

Eh bien, cette biographie – largement retravaillée par les éditeurs mais signée humblement du seul nom du chercheur allemand qui consacra sa vie à suivre les traces du Fondeur de briques – lève encore bien des mystères sur l’écrivain qui acheva sa course à Mexico. En nous donnant envie de revenir aux textes de Traven ou de partir au Chiapas pour soutenir les compagnons zapatistes de la Selva Lacandona, Insaisissable, qui se lit comme un haletant roman policier, atteint son but.
Touché, coulé, c’est un livre magistral.

Insaisissable de Rolf Recknagel est publié aux Éditions L’insomniaque.
Le livre est disponible dans notre librairie en ligne (lien).

Rolf Recknagel, Insaisissable — Les aventures de B. Traven.

L’Envolée

samedi 27 décembre 2008 :: Permalien

Depuis des années, contre vents et marées, en dépit de la répression et des vilenies, l’Envolée – le journal de critique du système carcéral et judiciaire – poursuit sa route. Comme l’énoncent ses rédacteurs en préalable : « S’attaquer à l’enfermement, c’est forcément s’en prendre aussi à tout ce qui fabrique, réforme, perfectionne le contrôle social hors des murs des prisons : le formatage des “citoyens” dès le plus jeune âge, le salariat précarisé ou à perpète, l’urbanisme qui flique les villes et quadrille les espaces sont bien le pendant de la construction des prisons. L’enfermement carcéral joue un rôle social de repoussoir ; il produit une peur nécessaire au maintien de cette société. En ce sens, c’est bien plus qu’une simple répression, qu’un moment de contrôle, de sanction des actes “délictueux” ; c’est un ciment nécessaire à l’État pour permettre au capitalisme de continuer à se développer dans ses nouvelles formes. »

Dans ce numéro, on lira, entre autres articles, le poignant témoignage d’Hugo, un ancien détenu qui a passé vingt-neuf ans en prison. Un long dossier est consacré à l’incendie du centre de rétention de Vincennes, le 22 juin 2008. Un autre s’intéresse aux femmes en prison et dresse quelques pistes de réflexion. Enfin, un article s’intéresse aux expertises génétiques et aux liens entre laboratoires et tribunaux, i.e la poursuite massive du fichage ADN.

L’Envolée est un excellent journal, à la maquette très (trop ?) sobre. Abonnez-vous !

Contact :
L’Envolée, 43, rue de Stalingrad, 93100 Montreuil (15 euros/an)
lejournalenvolee.free.fr

L’Envolée, #24, novembre 2008, 52 pages A4, 2 €

@ Radio Libertaire 15.12.08

vendredi 19 décembre 2008 :: Permalien

Émission de Radio Libertaire "Le monde merveilleux du travail" (lien) du 15 décembre 2008 sur l’édition en France avec comme invités des membres de Libertalia.

Tant qu’il y aura des Incos

jeudi 18 décembre 2008 :: Permalien

En ce moment, alors que nous venons de lancer la réimpression de La Vie des forçats, d’Eugène Dieudonné (lien), nous travaillons sur le texte de Paul Roussenq, L’Enfer du bagne, à paraître en février 2009. Les résonances avec l’actualité sont nombreuses. En voici un exemple.

Les Incorrigibles

Le camp des Incorrigibles de Charvein, à trente kilomètres de Saint-Laurent-du-Maroni avait une réputation d’épouvante largement méritée.
On envoyait là les fortes têtes qui avaient encouru un total de punitions de cachot supérieur à quatre-vingt-dix jours dans le courant d’un même trimestre.
Situé en pleine forêt, dans un endroit malsain, ce camp disciplinaire comportait des travaux forestiers particulièrement pénibles.
Le régime était très dur : le silence était de rigueur, sauf pour les besoins du travail ; le tabac était sévèrement prohibé et trente jours de cachot sanctionnaient toute infraction à cet égard.
Les Incos, ainsi qu’on les appelait par abréviation, n’avaient droit qu’à la portion congrue en fait de nourriture sans pouvoir prétendre à aucune gratification. Ils couchaient aux fers dans les cases.
Aux locaux disciplinaires, où ils étaient jetés à tour de rôle, ils étaient l’objet de sévices et de brimades de toutes sortes, par exemple la privation d’eau et la répartition de leur pain en bouchées, à raison d’une bouchée par heure. Ainsi, ils avaient toujours faim et soif durant le cours de leur punition.
Au travail, ils ne devaient sous aucun prétexte se dérober à la vue des surveillants qui les gardaient, carabine à l’épaule et revolver au côté, sinon, on les abattait comme des perdreaux.
Les surveillants que l’on envoyait à Charvein étaient réputés parmi les plus sévères et les plus sanguinaires.
Parmi les travaux pénibles qu’exécutaient les Incos, il y avait celui du charroi de pièces de bois équarries, qu’il fallait apporter jusqu’à la scierie distante de quatre kilomètres. Les hommes travaillaient entièrement nus, à part un léger cache-sexe.
Attelés comme des bêtes de somme aux cordes qui maintenaient les pièces de bois, ils tiraient sur les bricoles qui leur meurtrissaient les épaules. Ils devaient passer outre aux fondrières, aux déclivités du terrain, aux épines. Marche ou crève ! Des porte-clés arabes les tarabustaient, les injuriaient dans leur langage guttural.
Les surveillants ne s’en privaient pas non plus, et les annonces de punition étaient fréquentes. Il ne fallait pas songer à prendre un maigre repas avant que la lourde pièce de bois soit rendue à destination. Tout nus, la tête courbée, le corps bronzé par le soleil et les intempéries, on aurait dit une bande de démons sylvestres qui regagnaient leur antre…
Pour ceux qui travaillaient sur place au chantier, le labeur n’était pas moins pénible, il ne fallait pas souffler une minute.
Les évasions étaient fréquentes à Charvein. Abreuvés de mauvais traitements, sous-alimentés, perdant l’espoir de sortir de cet enfer, les Incos ne craignaient pas de risquer la mort ou la réclusion cellulaire pour mettre fin à leurs misères.
Ils ne pouvaient s’évader des cases la nuit, ces dernières étant soigneusement gardées par les porte-clés arabes, armés de sabres d’abatis. Ils devaient le tenter sur les lieux de travail. Par groupes, s’enfuyant dans toutes les directions pour semer le désarroi parmi leurs cerbères, ils essuyaient les coups de feu. Les uns tombaient pour ne plus se relever ; d’autres, plus heureux, réussissaient à gagner la lisière de la forêt vierge où ils se plongeaient, poursuivis par les surveillants et leurs auxiliaires. S’ils étaient rejoints, il n’était pas rare qu’on les assassinât sur place. Cela dépendait de la férocité ou de la compréhension des chasseurs d’hommes lancés à leurs trousses.
Généralement et réglementairement, les Incos devaient être déclassés et renvoyés dans leurs pénitenciers respectifs après six mois de bonne conduite. Mais leurs bourreaux s’arrangeaient le plus souvent pour leur faire encourir une punition au bon moment, ce qui retardait de six mois de plus leur départ.

(extrait de L’Enfer du bagne de Paul Roussenq)

PS : si vous êtes à Paris dimanche 21 décembre vers 17 heures, passez donc au CICP (21, ter rue Voltaire, métro Rue-des-Boulets), il y a une soirée de soutien (débat puis concerts) au journal anti-carcéral L’Envolée.