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Entretien avec Ivan Segré dans L’Humanité

lundi 24 juin 2019 :: Permalien

— REVUE de PRESSE —

Entretien avec Ivan Segré dans L’Humanité, 14-15-16 juin 2019.

« L’aspiration à l’émancipation est la vérité du Moyen-Orient »

Dans La Trique, le pétrole et l’opium. Laïcité, capital, religion (Libertalia), le philosophe et talmudiste Ivan Segré appelle à retrouver la portée révolutionnaire de la laïcité. Impossible, selon lui, de saisir les politiques occidentales à l’endroit des musulmans sans prendre en considération l’alliance entre grand capital et pétromonarchies du golfe.

Vous critiquez sans concession la législation française interdisant le port de signes religieux ostentatoires à l’école. N’est-elle pourtant pas une garantie de la laïcité de l’institution scolaire ?
Ce sont les institutions qui doivent être laïques, pas les individus. Et dans le cas de l’école, ce qui est donc primordial, c’est que l’enseignement soit laïque : il ne doit reposer sur aucune autre logique que celle du savoir. Mais exiger que les élèves soient eux-mêmes laïques, et non seulement le contenu des enseignements, c’est présupposer que les convictions religieuses d’un élève sont un obstacle au savoir ou au vivre-ensemble. Ce qui est faux. Une jeune femme voilée, un jeune homme portant la kippa n’ont pas plus ou moins de préjugés que d’autres. Le laisser entendre revient à légitimer certains préjugés visant des minorités religieuses. Alors même que la tradition chrétienne empreint encore en France l’esprit de certaines institutions... Je ne dis pas que c’était le but du législateur. Confronté aux craintes que suscitent « le retour du religieux », les « tensions communautaires », il souhaitait sans doute renforcer les valeurs républicaines. Le problème, c’est que, loin de renforcer la laïcité et l’esprit des institutions, ces interdictions du foulard et de la kippa viennent plutôt nourrir les préjugés xénophobes.

À propos d’ancrage de la tradition chrétienne, vous recensez les innombrables références à Dieu et à la religion, dans les Constitutions des pays d’Europe, mais aussi d’Amérique ou du monde arabe. Vous en concluez que la laïcité dans son expression française est une exception radicale. Pourquoi, alors, vouloir en sauver l’héritage, le principe – à condition, dites-vous, d’en garder « l’esprit vivant, c’est-à-dire révolutionnaire » ?
La laïcité, en France, prend sa source dans la Révolution française, dans ses apports émancipateurs. En ce sens, la tradition laïque française vient inspirer une idéologie libératrice tout à fait positive. À condition qu’elle échappe à tout détournement. Constater cela ne revient pas à condamner toute Constitution faisant référence à un héritage religieux comme nécessairement obscurantiste. En Angleterre, l’ancrage institutionnel fort de la religion anglicane se conjugue avec une grande ouverture d’esprit face aux minorités religieuses, qu’on ne retrouve pas toujours dans la tradition laïque française, pourtant née d’un élan révolutionnaire. Ce paradoxe nous invite à nous méfier de tout dogmatisme sur ces sujets.

Le philosophe Henri Pena-Ruiz, que vous critiquez durement pour son soutien à l’interdiction des signes religieux ostentatoires en milieu scolaire, dit du fanatique qu’il ne tient aucune distance entre son être et sa croyance. Partagez-vous cette idée ?
Sans réserve, oui. Mon désaccord avec lui se situe ailleurs. Je juge tout à fait pertinente sa définition de l’idéal laïque. C’est dans un second temps que je le critique, parce que son argumentation contre le voile islamique finit par ressembler à une sorte d’inquisition laïque visant à convertir les infidèles. Dans un article publié par le site Lundimatin, j’écris que le voilement d’une femme n’est à mon sens ni plus ni moins sexiste que son dévoilement.

Fascisme et intégrisme jouent sur les mêmes ressorts, affirmez-vous en convoquant l’historien et journaliste libanais Samir Kassir. Qu’est-ce qui peut apparenter ces idéologies ?
Ces idéologies véhiculent une forme d’obscurantisme qui parvient à gagner les couches populaires. Et leur objectif est la prise du pouvoir. L’escroquerie des mouvements islamistes, fondamentalistes, comme celle des mouvements fascistes, c’est que, une fois parvenus au pouvoir, ils ne mènent pas du tout une politique populaire. Au contraire, ils s’allient avec le grand capital. L’histoire en témoigne avec l’alliance d’Hitler et de Mussolini avec le grand capital européen. Au Moyen-Orient, une telle configuration s’incarne dans l’alliance nouée entre l’Arabie saoudite, qui représente l’idéologie islamiste fondamentaliste, et le grand capital occidental, en l’occurrence les multinationales pétrolières.

Vous écrivez que c’est instruit de la configuration néocoloniale au Moyen-Orient qu’il faut lire les politiques occidentales à l’endroit de l’islam, des musulmans. Comment opère cette disjonction entre la complaisance occidentale pour les pétromonarchies du golfe et les politiques discriminatoires frappant les personnes qui appartiennent, pour reprendre votre expression, au « prolétariat arabo-musulman » ?
Il est indispensable ici, je crois, d’en revenir aux fondamentaux du marxisme. C’est tout l’enjeu de mon livre. Un certain discours culturaliste, idéologique, désigne en France le port du voile et, plus généralement, l’islam comme oppressifs, réactionnaires. D’un autre côté, il y a cette alliance durable, structurelle, fondatrice, scellée en 1945 entre le capital occidental et les pétromonarchies du Golfe. Or c’est précisément cette alliance, sans laquelle les pétromonarchies n’auraient pas tenu plus de huit jours, qui nourrit un islam réactionnaire. La vocation de l’islam n’est pas d’être réactionnaire. Historiquement, l’islam est une poussée fulgurante d’émancipation. Cette alliance entre le grand capital occidental et les pétromonarchies relève donc de l’escroquerie : d’un côté, on institue, on encourage, on construit un islam hyper-réactionnaire en offrant la souveraineté sur La Mecque et des milliers de milliards de pétrodollars aux Wahhabites et, dans le même temps, on pointe du doigt le prolétariat arabo-musulman en Occident comme un facteur de troubles parce qu’il véhiculerait une idéologie islamiste.

Dans votre approche matérialiste, le nerf de la guerre, au Moyen-Orient, c’est le pétrole et rien d’autre, la religion n’étant qu’un rideau de fumée censé dissimuler cette alliance stratégique entre l’Occident et le clan Al Saoud. Mais vous réduisez ici le rôle d’Israël à celui de simple « épouvantail ». Ce pays ne joue-t-il pas plutôt un rôle actif au cœur du dispositif impérialiste dans cette région ?
Il me semble essentiel de rétablir, toujours à partir d’une analyse marxiste, ou matérialiste, le fait que la dimension oppressive de la création de l’État d’Israël est circonscrite à la Palestine mandataire. La création de cet État et la poursuite de la colonisation sont les principaux facteurs d’oppression du peuple palestinien et aussi de déstabilisation du Liban, à la suite de la guerre de 1982. Mais si le Moyen-Orient est la région la plus inégalitaire de la planète, ce n’est pas en raison de l’existence de l’État d’Israël. Là se situe, à mes yeux, la question de l’épouvantail. La focalisation sur l’État d’Israël permet d’occulter la dimension structurelle de l’alliance nouée entre Roosevelt et Ibn Saoud en 1945, donc avant même la création de l’État d’Israël et deux décennies avant que prenne forme l’alliance stratégique israélo-américaine qui date de 1967.

Dans sa recension de votre dernier livre, le magazine Politis vous accuse d’« absoudre » la colonisation israélienne...

C’est extraordinaire ! Pourtant l’auteur de l’article, qui, apparemment, a lu mon livre, écrit ceci : « Bien sûr, Ivan Segré admet que la création de ce pays, puis la poursuite de la colonisation ont fait le malheur des Palestiniens, mais pour ce qui est du reste du monde arabe, ce ne serait que fantasmes et exutoire de frustrations inavouées. » Oui ! La création de l’État d’Israël n’a pas concrètement affecté le monde arabe depuis l’Algérie jusqu’au Yémen. C’est une vérité matérialiste que je formule là. Politis prétend que je cède à une analyse économiste, parce que je ne verrais pas ou ne voudrais pas voir que l’oppression du peuple palestinien meurtrit l’ensemble du monde arabe et des peuples anciennement colonisés, voire l’humanité entière. Qu’est-ce qui est en jeu ici ? C’est l’opposition entre une analyse marxiste et une interprétation théologique. Le recours au lexique de l’absolution est d’ailleurs, à ce titre, symptomatique. Une théologie réactionnaire fait du peuple palestinien une sorte d’allégorie du Christ crucifié par les juifs. Et cette interprétation théologique permet d’occulter les mécanismes historiques qui ont fait du Moyen-Orient la région la plus inégalitaire de la planète en termes de répartition des richesses, la plus oppressive en termes de régimes politiques et la moins progressiste en termes d’idéologie sociale. Et, à propos de cet investissement théologique de la cause palestinienne, une histoire populaire précisément palestinienne est digne de méditation, elle est rapportée par Rony Brauman dans un livre de discussion avec Finkielkraut, La Discorde. Deux Palestiniens s’entretiennent. L’un d’eux dit : « Si le monde entier voit notre oppression, en parle, mais ne fait rien, c’est parce que ce sont des juifs qui nous oppriment. » Son interlocuteur lui répond : « Mais s’il ne s’agissait pas de juifs, personne n’en parlerait. » Cette histoire montre bien que ceux qui sont aux prises avec l’oppression concrète n’ont que faire des théologies réactionnaires, des fantasmes. Elle est donc la meilleure réponse à tous ceux qui investissent consciemment ou inconsciemment la cause palestinienne à partir d’une théologie antijuifs.

Dans les pays arabes, les révolutionnaires ont tenté, sans succès apparent jusqu’ici, d’ouvrir un chemin nouveau, loin des nationalismes arabes et des fondamentalismes. Que reste-t-il de cet élan ?
Les soulèvements dans les pays arabes s’inscrivent dans une logique mondiale : ils sont survenus après Occupy Wall Street, après les indignés. Les Gilets jaunes en France ont aussi frappé les imaginaires partout dans le monde. Tous ces mouvements relèvent de la même logique : celle d’une poussée populaire émancipatrice ou en tout cas rebelle. Dans le monde arabe, en apparence, la victoire revient aux forces contre-révolutionnaires, en gros Bachar Al-Assad, d’un côté, et les pétromonarchies, de l’autre. Mais les soulèvements arabes, comme les Gilets jaunes en France, laissent des traces dans les consciences. Et, au fond, cette aspiration à l’émancipation est la vérité du monde arabo-musulman et du Moyen-Orient aujourd’hui, son réel. En témoigne la tentative de bâtir au Rojava une forme d’autonomie égalitaire, multiethnique et multiconfessionnelle.

Dans Judaïsme et révolution (la Fabrique), vous entreprenez de réhabiliter ce que la tradition judaïque peut véhiculer de libérateur. À quelles conditions l’instrumentalisation réactionnaire du judaïsme, que vous dénoncez, peut-elle être combattue ?
L’instrumentalisation réactionnaire du judaïsme fonctionne à deux niveaux. Le premier est externe : une certaine idéologie de la défense de l’Occident s’empare de la question juive à ses propres fins. Je l’analyse dans La Réaction philosémite. Et puis, il y a cette structuration fascisante du nationalisme religieux en Israël. Comment faire en sorte que l’aspiration juive à l’émancipation l’emporte, en Israël, sur les inclinations réactionnaires ? Comme partout, c’est une question de rapports de forces, à la fois idéologiques et sociaux. Dans une trajectoire comme la mienne, ce qui est frappant, c’est la réaction suscitée par mes textes dans une certaine gauche antisioniste. Ces réactions ont pour conséquence de renforcer un judaïsme très ancré à droite. Lorsque je prends position pour un État commun, binational, bilinguistique, ouvert à l’immigration des Juifs et des Palestiniens, et que la gauche antisioniste me rétorque : « L’immigration des Juifs, non ! », cela conforte les nationalistes juifs qui prônent la force et l’inégalité, et tiennent une position d’intransigeance. Il y a un combat à mener à l’intérieur même du judaïsme. Pour sa dimension humaniste, historiquement fondamentale. Le judaïsme, pendant deux mille ans, n’a jamais été un pouvoir. Il n’en est un que depuis 1948, après tout ce que l’on sait. Pour soutenir un judaïsme émancipateur, la gauche antisioniste doit en finir avec la théologie réactionnaire qui la structure. Mais c’est loin d’être gagné.

Entretien réalisé par Rosa Moussaoui

Appel à la vie sur le site Bibliothèque Fahrenheit 451

lundi 24 juin 2019 :: Permalien

— REVUE de PRESSE —

Recension parue sur le site Bibliothèque Fahrenheit 451, 4 juin 2019.

Raoul Vaneigem jette ici « de quoi grappiller quelques hypothèses et suggestions » avec le seul souci « qu’elles marquent une rupture absolue avec les préjugés et les dogmes du passé ». Il s’adresse aux révoltés qui « se sentent démunis devant l’effondrement du vieux monde et la trop lente émergence du nouveau » et « mise sur la radicalisation spontanée des individus et des collectivités ». Il prône l’autogestion généralisée.
Notre « civilisation pyramidale », « vieille et pourrie dès le départ », s’effrite et s’effondre. « Autorité, patriarcat, patrie, famille, travail, idéologies, religions, sacralité ne suscitent plus que des ricanements, jusque dans la bouche de ceux qui veulent y croire malgré tout ». « La civilisation marchande crève et fait crever sans apprêt. Sa purulence est à vif. Elle prête à son agonie la rentabilité d’une faillite frauduleuse, elle ne s’en cache pas. » Si nous sommes loin de la Commune de Paris, des soviets de Cronstadt, des collectivités libertaires, piliers de la révolution d’Espagne, des êtres, malgré tout, « résistent à la grande broyeuse du profit » et « une nouvelle civilisation pointe timidement ».
Il explique comment le « système d’exploitation de l’homme par l’homme » depuis la « révolution agraire », extrait de la nature terrestre et de la nature humaine des ressources, marquant « un coup d’arrêt à l’alliance avec le milieu naturel », non pour « fournir le pain quotidien » mais pour amasser l’argent qui le paiera. « La monnaie concrétise la primauté de la valeur d’échange sur la valeur d’usage. » Il insiste sur cette « rupture absolue avec les modes de solidarité collective qui caractérisaient les civilisations préagraires, où l’absence de guerre, le faible seuil de violence et l’importance accordée à la femme ont laissé des traces dans la mémoire et inspiré les légendes et les mythes de l’âge d’or et du paradis perdu ». « À cette évolution en symbiose avec la nature s’est substituée une guerre de conquête. » Cette « mise à sac de la nature à des fins de profit » s’est accompagnée d’une astreinte au travail de toute créature, dès lors assimilée à un objet marchand. « Confondre la vie et la survie découle de la réalité mensongère instaurée par le système d’exploitation de l’homme par l’homme, qui est la base de notre civilisation marchande. Qui persiste à croire qu’assurer le pain quotidien justifie la nécessité de travailler alors que de tout temps une minorité s’est enrichie aux dépens d’une majorité laborieuse, astreinte à payer les biens qu’elle produisait ? » « Avoir un diplôme, une autorité, un rôle, une fonction, ce n’est pas être. Être c’est prendre conscience de son désir de vivre afin d’apprendre à vivre selon ses désirs. »
Si, jusqu’aux années 1950, le capitalisme tire ses principaux bénéfices du secteur de la production, il se tourne alors vers le secteur de la consommation, puis vers celui des transactions spéculatives. Si la vogue consumériste a triomphé des espérances du « mouvement des occupations de Mai 1968 » qui rejetait « un monde où tout se paye » et exaltait « la vie, la gratuité, le don, la solidarité, la générosité humaine », ce « rêve inachevé » se poursuit souterrainement et n’attend qu’une occasion pour refleurir au grand jour.
« Le travail tend à n’être plus qu’une gestion de services bureaucratiques parasitaires, de management, comme dit la langue française, elle aussi astreinte à s’économiser. L’idée même d’un travail utile à la société laisse place à ce besoin factice que la rapacité capitaliste inculque comme modèle par excellence de l’efficacité universelle : gagner de l’argent. » « La désertification de la terre et de la vie ébranle sérieusement l’illusion d’un bonheur consommable, de plaisirs monnayables à perpétuité » et « la conscience prolétarienne », en se délitant, laisse émerger la conscience humaine.
« Le désespoir est devenu un redoutable instrument d’oppression » entre les mains du pouvoir économique, social et politique. Raoul Vaneigem regrette que ceux qui lancent des cocktails Molotov ne réservent pas leur énergie pour instaurer « des zones franches », initier « des occupations de terres libérées de l’emprise étatique et marchande, des coins de gratuité qui s’enfonceraient dans le béton de la mondialisation avec plus d’effets dévastateurs que la nitroglycérine ». « Hurler sa colère n’entrave en rien l’exploitation dominante. Même si la violence réussit de temps à autre à arracher des réformes, à obtenir l’abrogation d’une décision contestée, à éviter l’implantation d’une nuisance, cela ne va guère plus loin. Le pouvoir un instant déstabilisé, se ressaisit, il noie le poisson et vide la baignoire. » « Ce ne sont pas ces combats douteux, spectaculaires et complaisants, menés par l’activisme humanitaire, végétalisme et animalier, qui mettront fin à la misogynie, au communautarisme, à la maltraitance des bêtes, à l’individualisme grégaire, à l’égoïsme, à l’addiction consumériste, aux gesticulations du pouvoir et de l’avoir. C’est par l’émergence d’un style de vie que s’effaceront les mœurs, les préjugés, les comportements qui firent de notre histoire le cloaque de l’horreur et de la barbarie banalisée. » Plutôt que de « dénoncer la présomption et la veulerie de la servitude volontaire », il « aspire à une prise de conscience de notre potentiel de vie ». « La lutte pour l’autonomie commence avec l’éveil de la subjectivité radicale. » « L’autogestion est le seul projet d’organisation sociale qui exclut toute forme de pouvoir et de structure hiérarchique. »
Il distingue la « créativité passionnelle » du « travail forcé » : « Le travail s’est vidé de sa substance, moins en raison de son caractère aliénant, qui l’avait toujours discrédité, mais parce qu’il est devenu l’objet d’un système parasitaire qui assimile le salaire à un bon de commande de désirs qui s’achètent. L’argent gagné n’a d’autre fonction que de permettre l’accès à des paradis de pacotille. » « On ne travaille plus pour l’honneur de nourrir sa famille mais pour acheter dans les supermarchés les apparences de l’honorabilité. » Les nuisances et les inutilités rentables suscitent « des zones de résistances, des réseaux de solidarité, des communes sans communautarisme ».
Il s’en prend également à la division entre travail manuel et travail intellectuel qui « donne sa substance au pouvoir hiérarchique », « détermine la prédominance de l’esprit sur le corps » ; à la « séparation complaisante et conflictuelle qui oppose l’homme et la femme » et a systématiquement « violenté et mis au pillage » cette dernière. Il veut « supprimer la marchandise, abolir les droits et les devoirs qui en découlent, abroger le contrat social calqué sur la loi commerciale de l’offre et de la demande ».
L’État et la cupidité des multinationales ne tolèreront pas plus « notre résolution de fonder et de propager des collectifs hostiles à toute forme de pouvoir » que nous ne devons tolérer « leur répression bottée, casquée, épaulée par la veulerie journalistique ». « Ce qui fait la puissance répressive de l’État tient moins à sa flicaille qu’à l’État qui est en nous, l’État intériorisé, qui nous matraque de sa peur, de sa culpabilité, de sa désespérance astucieusement programmée. » Il faut inventer des territoires en n’offrant aucune prise à l’ennemi, sans appropriation, pouvoir ou représentation, insaisissables et inaliénables. Parallèlement à la multiplication des expérimentations de sociétés autogérées se développe un « refus massif de payer tribut à l’État et à ses banquiers ». « Les décisions locales se prennent, se diffusent et se fédèrent plus aisément. » Il démontre le cynisme des modes de scrutin traditionnel, de la démocratie parlementaire, du référendum, « instrument du totalitarisme démocratique » et défend la démocratie directe des assemblées autogérées.
L’écriture de cet appel s’achève alors que « le mouvement des Gilets jaunes a zébré comme un éclair la nuit et le brouillard qui nous suffoquaient ». Raoul Vaneigem y voit, comme dans d’autre révoltes récentes, la confirmation que « Homo œconomicus, c’est fini ! », que « le spectacle se termine ». « Nous sommes entrés dans une période critique où la moindre contestation particulière s’articule sur un ensemble de revendications globales et vitales. »
C’est beau, fulgurant, juste, suffisamment bref pour qu’on puisse le lire (presque) d’une traite, suffisamment dense pour qu’on y revienne souvent. Un appel qui fera sans aucun doute écho.

Ernest London, le bibliothécaire-armurier

Winter is coming dans L’Anticapitaliste

lundi 24 juin 2019 :: Permalien

— REVUE de PRESSE —

Paru dans L’Anticapitaliste (hebdomadaire du NPA) le 12 juin 2019.

Historien de formation, William Blanc s’est intéressé aux façons de raconter des histoires sur l’histoire (celle avec un grand H). Dans Les Historiens de garde, coécrit avec Aurore Cherry et Christophe Naudin, il s’attaquait au retour du roman national et à la création de récits de l’histoire orientés politiquement, avec comme exemple Lorànt Deutsch. Toujours en compagnie de Christophe Naudin, il avait écrit en 2015 Charles Martel et la bataille de Poitiers : de l’histoire au mythe identitaire. Contre l’extrême droite, Valeurs actuelles ou Génération identitaire par exemple, qui instrumentalisent cet événement, ils revenaient d’abord sur son histoire, puis sur ses nombreuses et diverses interprétations, chacune expliquant les orientations et intérêts politique de leurs auteurs. Une des qualités du livre était d’étudier, en plus des utilisations historiennes (des chroniques aux manuels scolaires), les références présentes dans la culture populaire.

Politique et culture populaire
Ses livres suivants poursuivent dans cette direction, en s’intéressant à des personnages de fiction avec Le Roi Arthur, un mythe contemporain et Super-héros, une histoire politique (on pourra apprendre au passage que ces deux univers sont plus liés que l’on pourrait le penser). William Blanc nous montre que les œuvres de culture populaire consacrées à ces personnages nous disent énormément de la politique et sont souvent engagées. Un chapitre, intéressant pour la science-fiction, est dédié à Un Yankee à la cour du roi Arthur de Mark Twain et à ses nombreuses adaptations, y compris en URSS.
On distingue bien l’historien dans l’utilisation précise des sources, dans l’intérêt porté aux différentes visions et représentations du Moyen Âge et dans l’attention à l’iconographie, chaque livre depuis Charles Martel étant accompagné de nombreuses images. Mais la plus grande contribution de cette formation est peut-être l’habitude de prendre du recul par rapport à un texte et d’en chercher les motivations politiques.

Critique des violences industrielles
Extension de quelques pages du Roi Arthur, son dernier livre est une analyse du discours politique dans la fantasy. Il s’articule principalement autour de trois auteurs.
Le premier, probablement le moins connu, est William Morris, précurseur de la fantasy. Au XIXe siècle, l’utilisation d’un Moyen Âge fantasmé, avec par exemple Tennyson, est profondément réactionnaire. En réaction à cela et aux horreurs de la révolution industrielle, William Morris, qui est socialiste, propose d’abord des utopies dans un passé archaïque et proto-communiste, avant d’imaginer des histoires dans des mondes imaginaires célébrant la nature et les hommes et femmes libres la peuplant. On peut lire ainsi La Source au bout du monde, paru récemment en français. Il s’agit à la fois de proposer aux masses « a thing of beauty », de la beauté s’opposant à l’industrie et au triste quotidien, et de les préparer à un avenir émancipateur.
Si Tolkien n’est pas révolutionnaire, sa fantasy s’inscrit également dans la critique des violences industrielles, la guerre en particulier. Des premiers textes, écrits juste après la Première Guerre mondiale, où les dragons rappellent les tanks et les lance-flammes, au Seigneur des anneaux, où les orcs renvoient aux soldats déshumanisés, et la transformation de la Comté par les hommes de Saroumane évoque le productivisme. Mais comme le rappelle William Blanc, Tolkien n’aime pas les allégories et n’en écrit pas. La courageuse quête des hobbits a ainsi pu parler et servir de référence à de nombreux militants de la génération suivante.

Analyse sérieuse et politique sur la fantasy
Le titre de l’essai, Winter is coming, évoque bien entendu le succès des livres de JJR Martin et de leurs adaptations, mais plus généralement le cycle des saisons, métaphore que l’on retrouve dans de nombreuses œuvres de fantasy, y compris celles de Tolkien. Le Trône de fer (Game of Thrones) a été conçu dans une optique plus réaliste, sans retour à un printemps où les choses iront mieux, mais après sa diffusion, la série télévisée est devenue également une métaphore du dérèglement climatique, le slogan « Winter is not coming » se retrouvant dans des campagnes ou des manifestations écologiques.
William Blanc conclut en citant Tolkien dans une défense de la littérature d’évasion, comparant à un prisonnier qui s’évade celles et ceux qui condamnent et refusent les horreurs du monde actuel par la fréquentation de mondes imaginaires.
Sont évoqués rapidement d’autres auteurs, et s’y ajoutent quelques petits bonus, dont une réflexion sur les jeux de rôles et un court texte sur Howard, l’auteur de Conan, bon complément au Guide Howard de Patrice Louinet.
Comme son sous-titre l’indique, tout cela est bref, trop bref sans doute au vu de la qualité et de l’intérêt des analyses. On aurait voulu en lire plus. William Blanc nous propose plusieurs références pour poursuivre la réflexion, on peut citer la biographie de William Morris par E.P Thompson, malheureusement non traduite.
C’est un bouquin excellent, une analyse sérieuse et politique sur la fantasy, elle servira autant pour celles et ceux aimant et pratiquant le genre et voulant creuser ce qu’il y a derrière, que comme introduction à la réflexion pour celles et ceux l’ayant découvert par les films et les séries.

Benjamin Mussat

Mon histoire dans L’Anticapitaliste

lundi 24 juin 2019 :: Permalien

— REVUE de PRESSE —

Recension parue dans L’Anticapitaliste (hebdomadaire du NPA) le 19 juin 2019.

« Une personne ordinaire qui raconte que les choses devaient changer et qu’il fallait lutter pour les faire changer », comme le résume très bien le traducteur de cette autobiographie de la militante Rosa Parks, parue en 1992 et traduite pour la première fois en français. 

Ne plus courber l’échine

En 1955, à 42 ans, Rosa Parks refuse de céder sa place à un Blanc dans un bus à Montgomery dans cet Alabama où existe la ségrégation raciale. « S’il y avait bien quelque chose qui me fatiguait, c’était de courber l’échine » dira-t-elle pour expliquer son acte de révolte. Il s’ensuit une arrestation, un procès et une campagne active de boycott des bus de la ville pendant une année entière, durant laquelle une incroyable organisation de la communauté noire se mettra en place permettant à 30 000 personnes de se déplacer tous les jours sans les bus ! Il y aura la victoire au bout, d’autres villes qui s’y mettront, et le mouvement d’action pour les droits civiques qui se développe, auquel participera Rosa Parks.
Dans la première partie de ce livre d’une écriture simple, directe et concise, Rosa raconte la vie de sa famille, la sienne, celle de sa communauté dans cet État où le racisme est institutionnalisé. Il y a l’exemple terrifiant de cette femme noire violée en 1944 par six hommes blancs à Abbeville, dont le tribunal, malgré l’aveu du crime, refusera l’inculpation ! On découvre comment elle a commencé à militer, avec son mari, à la NAACP, organisation nationale créée en 1909 pour les droits démocratiques. 
Le jeune pasteur Luther King, artisan du boycott de 1955, prônait la non-violence. « L’idée de l’action non violente de masse était quelque chose de nouveau et de très controversé » dira Rosa Parks, se souvenant de l’image de son grand-père le fusil en main contre les menaces du KKK. Tout en reconnaissant que cette politique n’a pas empêché les luttes, ni les victoires.
À la fin de sa vie, Rosa Parks s’inquiètera de la remontée des idées racistes : « Nous avons encore beaucoup de chemin à parcourir » dit-elle en conclusion de son histoire. Elle est décédée en 2005 à Detroit, dans un relatif dénuement. Mais ses engagements, son histoire la rendent bien présente pour les luttes actuelles et à venir. 

J. R.

Corinne Morel Darleux dans Là-bas si j’y suis

lundi 24 juin 2019 :: Permalien

— REVUE de PRESSE —

Corinne Morel Darleux en entretien avec Jonathan Duong pour le site Là-bas si j’y suis [accès par abonnement] :
https://la-bas.org/la-bas-magazine/entretiens/corinne-morel-darleux-plutot-couler-en-beaute-que-flotter-sans-grace