Le blog des éditions Libertalia

Une culture du viol à la française dans Ballast

jeudi 2 mai 2019 :: Permalien

— REVUE de PRESSE —

Paru dans la revue Ballast du 30 avril 2019.

Les violences sexuelles ont ceci de particulier que la véhémence de leurs condamnations verbales n’a d’égale que la capacité collective à fermer les yeux dessus. Mille fois maudits, les violeurs sont la figure repoussoir par excellence. Pourtant, si autant de femmes sont agressées, si autant d’hommes agressent, c’est qu’un climat d’impunité règne encore. Les féministes utilisent la notion de « culture du viol » pour désigner l’ensemble des mécanismes sociaux qui concourent à la banalisation des violences sexuelles et à la culpabilisation des victimes. Avec ce livre documenté dont on appréciera l’effort pédagogique, Valérie Rey-Robert (dont le blog Crêpe Georgette nous est parfois plus familier) nous présente l’histoire de cette notion et les phénomènes qu’elle recouvre ; synthétise les données existantes sur les violences sexuelles en France ; souligne les difficultés auxquelles se heurtent les victimes — notamment face au système judiciaire ; décrypte brillamment les principales idées reçues et mythes autour du viol, à commencer par ceux qui concernent l’identité des violeurs et des victimes : des jugements empreints de sexisme, de racisme et de classisme. Elle aborde également cette « culture du viol à la française », évoquée dans le titre, en s’appuyant sur une analyse d’œuvres culturelles et littéraire, du traitement médiatique de différentes affaires, et plus généralement des normes de la séduction « nationale »… Ceci tout en soulevant quelques pistes afin de lutter contre la culture du viol. Un ouvrage à la hauteur de l’urgence de la question.

I.L.

Souvenirs d’un étudiant pauvre dans Ballast

jeudi 2 mai 2019 :: Permalien

— REVUE de PRESSE —

Paru dans la revue Ballast du 30 avril 2019.

On connaît de Jules Vallès Le Cri du peuple, le journal qu’il fonda quelques semaines avant le début de la Commune. Il y prit part dès son origine, rédacteur avec d’autres de la fameuse affiche rouge ; il en subit les conséquences, exilé comme tant d’autres les dix années suivantes. Ce court texte, écrit peu avant sa mort en 1884, revient sur les années qui encadrent ses 20 ans. Trois années marquantes pour l’histoire sociale (1848, la révolution de Février, les journées de Juin) et celle des espoirs déçus (1851, le coup d’État de Louis-Napoléon Bonaparte). Trois années au bout desquelles le jeune Vallès en aura fini avec l’autorité : une fois le baccalauréat oublié — « J’étais étudiant malgré moi », se souvient-il —, c’est de ses parents qu’il s’affranchit. De ses débuts à Paris comme tant de ces étudiants désargentés mais ambitieux — laborieux et dangereux —, on en retiendra une mansarde, des désillusions amicales, diverses stratégies pour réussir à ne pas avoir trop faim, mais surtout l’âpre volonté d’un révolutionnaire qui se cherche. Se disant libre penseur ou républicain à une époque où le catholicisme régnait et où la République s’arrachait au prix d’une révolution, Vallès affine la critique de ceux qui l’entourent à leur contact. Plusieurs fois on pense à quelque jeune enragé qui n’a pas eu le temps de vivre la révolte. Il y a du Nizan chez Vallès, autant que l’inverse, tout dépend de qui vous avez lu en premier. Les premiers mots d’Aden Arabie résonnent à la lecture de ces Souvenirs : « J’avais vingt ans. Je ne laisserais personne dire que c’est le plus bel âge de la vie. » Pour Vallès, la misère intellectuelle a au moins autant d’importance qu’un ventre vide, si celui-ci n’est pas trop bruyant. Devant tant de médiocres professeurs, il lance : « Je me jurai d’être toujours avec les rejetés ou les vaincus, et de n’aller aux grands que pour les griffer de mon rire, les écorcher de ma plume, ou les viser avec mon fusil. » Ce qu’on sait de la suite a prouvé la pertinence de la promesse.

R.B.

William Blanc dans Signes des temps sur France Culture

mardi 30 avril 2019 :: Permalien

— REVUE de PRESSE —

William Blanc était l’invité de l’émission Signes des temps du 28 avril 2019 sur France Culture, autour du thème « Game of Thrones, phénomène planétaire » :
www.franceculture.fr/emissions/signes-des-temps/game-thrones-phenomene-planetaire

Entretien avec Sarah Haidar dans CQFD

vendredi 26 avril 2019 :: Permalien

— REVUE de PRESSE —

Entretien paru dans CQFD, avril 2019. Sur les manifestations algériennes et autour de son dernier roman La Morsure du coquelicot (Métagraphes, 2018).

« On assiste à une reconquête poétique de la rue »

Entretien avec Sarah Haidar, jeune écrivaine algérienne libertaire et féministe, souffleuse de braises ravie de voir le feu se propager.

Au moment de reposer La Morsure du coquelicot, le regard s’égare, scrute la pièce à la recherche d’une arme, d’une barricade, d’un poème Molotov. De ce roman balistique décrivant une Kabylie en pleine insurrection, on voudrait prolonger la portée. Car l’insurrection qui s’y déroule a un aspect universel, magnétique. La faute à Sarah Haidar dont c’est le cinquième livre, et qui souffle de sa plume écorchée un zéphyr incandescent, hymne à « cette terre en éternelle gestation » qu’est l’Algérie.
Sorti en 2016 à Alger, le livre a été publié en France en 2018 (éditions Métagraphes) [1]. Comme un prélude à ce grand vent contestataire qui agite depuis quelques semaines les rues algériennes. Anarchiste revendiquée, Sarah Haidar est évidemment de la partie, elle qui court de manifestation en manifestation, l’espoir aux aguets. Réalisé mi-mars, cet entretien décrypte l’ébullition ambiante.

Vous revenez de votre quatrième vendredi de manifestation. En quoi différait-il (ou pas) des précédents ?
« Depuis le 22 février, Alger, comme des dizaines d’autres villes du pays, vit au rythme d’une contestation dont le point d’orgue est le vendredi de chaque semaine. Pour cette journée du 15 mars, la différence réside peut-être dans cette impression qui n’a rien d’empirique d’une augmentation sensible du nombre de manifestants, d’une certaine “parité des sexes” dans la morphologie contestataire et d’une détermination accrue quant au refus catégorique des propositions du pouvoir en place dont on exige la disparition. La différence fondamentale consiste également en un certain assouplissement des pratiques des forces de l’ordre, lié sans doute au fait que la plupart des manifestants évitent les cibles sensibles (le palais présidentiel, le palais du gouvernement, le Conseil constitutionnel). Les violences policières n’ont pas entièrement disparu pour autant : hier, les secouristes bénévoles et les pompiers s’affairaient à soigner quelques blessés. Enfin, j’ai remarqué récemment que des appels se multiplient sur les réseaux sociaux pour “déléguer” un groupe de représentants du mouvement, ce qui serait à mon avis une dramatique erreur car il est beaucoup plus facile d’infiltrer, affaiblir, diviser, corrompre, voire briser une révolte quand elle est prise en main par une poignée de personnes chargées de négocier avec le système en place. »

Malgré la répression terrible qui est au cœur du roman, La Morsure du coquelicot associe l’insurrection à une certaine sensualité, à un réveil de corps et d’imaginaires jusqu’ici engourdis – « l’essence strictement lyrique de [notre] insurrection ». C’est quelque chose que vous retrouvez dans ces manifestations ?
« Le contexte est complètement différent. La Morsure du coquelicot est une fiction d’anticipation qui relate une insurrection venue comme une réaction de survie face à une dictature sanguinaire et sadique. Mais il est vrai que depuis le 22 février, j’ai l’impression qu’on a renoué avec une sensualité politique dont on avait oublié le goût : occuper un espace public, jadis corps-tabou, plaisir interdit, sanctuaire réservé à une police omniprésente et à des passants mélancoliques et fatigués. Aujourd’hui, on assiste en effet à une reconquête poétique de la rue, comme quand on découvre son propre corps et ses talents pour la jouissance après des décennies d’apprentissage de la pudibonderie et de la chasteté ! »

Il y a un gouffre entre les samedis « Gilets jaunes » et les vendredis algériens, que ce soit dans l’action ou dans la répression. Qu’est-ce qui explique ce relatif pacifisme des manifestants ?
« Il s’agit là encore d’une généalogie contestataire complètement différente. Je n’ai jamais cru aux distinctions fondamentales que beaucoup établissent entre ces pseudo-“États de droit” tels que la France et les États policiers comme l’Algérie. Le fait est que la nature du pouvoir et la culture de la répression sont les mêmes chez les deux modèles. La différence est seulement de façade : l’État français n’a pas hésité à recourir à une répression féroce dès que la contestation est devenue une menace à l’ordre ultralibéral et déshumanisant qui humilie, asservit et assassine des centaines de milliers de personnes depuis des décennies et qui atteint son paroxysme avec le système Macron. Cette violence structurelle suscite et justifie la violence des manifestants, et notamment les Black Blocs qui ont compris depuis longtemps la nature brutale du système et la nécessité de lui répondre avec son propre langage. En Algérie, il est clair que le caractère pacifique du mouvement du 22 février semble, lui aussi, constituer une réponse à un système qui a toujours instrumentalisé la violence à son profit afin de décrédibiliser toute velléité de contestation et imposer un ordre policier et liberticide. Or, ces millions d’Algériens qui sortent chaque vendredi veulent démontrer au pouvoir en place, mais aussi au reste du monde, qu’ils ont affaire à une société politisée, consciente, lucide et désireuse d’une transition sans trop de dégâts.
« Cela dit, cette démarche pacifiste ne doit pas nous contraindre à criminaliser ou exclure ces quelques centaines de jeunes manifestants, issus pour la plupart des quartiers populaires, qui mettent un point d’honneur à atteindre le palais présidentiel (cible initiale des manifestations avant qu’elle ne soit abandonnée par la majorité des marcheurs) et qui sont systématiquement réprimés par les forces anti-émeutes, faisant de nombreux blessés et un mort. Il faut comprendre que ces jeunes étaient et sont encore aux avant-postes de la protestation ; je dirais même qu’ils en ont sont les pionniers. Car le 22 février, la morphologie de la manifestation était totalement différente de ce que vous pouvez voir aujourd’hui : quand la classe moyenne, les intellectuels et les “belles gueules” hésitaient encore à rejoindre le mouvement, ils sont sortis, eux, sans savoir s’ils allaient rentrer vivants ! Ce sont des personnes qui, pour la plupart, subissent depuis vingt ans cette violence structurelle dont je parlais plus haut. Un d’entre eux m’avait dit lors de l’émeute du 1er mars dernier : “Aussi loin que remontent mes souvenirs, je suis harcelé par la police sous n’importe quel prétexte : assis au pied de mon immeuble avec mes potes, sortant du stade, marchant dans la rue la nuit, etc. Fouilles au corps, contrôles d’identité, réprimandes et insultes sont systématiques !” Comment oserais-je alors, moi qui n’ai jamais connu ce quotidien fait d’humiliations et de délit de faciès et de jeunesse, donner des leçons à ces personnes ? Plutôt que de les blâmer et de leur accoler les pires épithètes d’un mépris de classe intériorisé, il faut juste se mettre à leur place et saisir enfin le sens profond, concret et épidermique du mot “indignation” ! »

Outre la récupération politicienne, qu’est-ce qui pourrait mettre en péril le mouvement ?
« Comme dans toute rupture avec un ordre établi, les scénarios sont multiples. Les réactions du pouvoir en place renseignent en tout cas sur sa ferme intention de se maintenir, ce qui était prévisible malgré l’optimisme excessif qui a dominé les esprits lors des premières marches. Par ailleurs, il me semble que le péril principal qui guette le mouvement est malheureusement le même qui a fini par défigurer toutes les révoltes justes de l’Histoire récente : un simulacre de changement traduit cependant par la reproduction d’un même système de domination, d’exploitation et de répression. Toutes les figures que les uns et les autres proposent pour mener la transition et incarner l’Algérie de demain ne m’inspirent que méfiance et désenchantement : ce ne sont ni plus ni moins que des femmes et hommes politiques ambitieux qui n’ont aucune intention de remettre en cause l’origine du problème : la démocratie verticale. Or, le mouvement est l’incarnation même d’une capacité d’organisation et de gestion horizontales, d’une possibilité extraordinaire de démocratie directe. Pourquoi alors confier la victoire (si victoire il y aura) à un énième groupe dominant qui, même s’il recourt à la cosmétique occidentale d’une pseudo-démocratie (liberté de rassemblement, liberté d’expression, État de droit, etc.), s’inscrira toujours dans une logique autoritaire ? – c’est-à-dire : la gouvernance ! »

Propos recueillis par Émilien Bernard

[1Autre ouvrage de Sarah Haidar publié en France : Virgules en trombe, Libertalia, 2019.

La Trique, le pétrole et l’opium sur lundi.am

mardi 23 avril 2019 :: Permalien

— REVUE de PRESSE —

Entretien avec Ivan Segré.
Publié sur le site Lundi.am le 22 avril 2019.

LM : Tu sors un livre aux éditions Libertalia, La Trique, le pétrole et l’opium, sous-titré Laïcité, capital, religion, peux-tu nous résumer le propos en quelques mots ?
IS : Disons que le fil directeur est l’idée suivante : tant qu’on s’en tient à l’opposition entre laïcité et religion, on se trouve engoncé dans le règne des fausses contradictions ; d’où l’introduction d’un troisième terme, le « capital », à partir duquel dialectiser le rapport entre laïcité et religion.

Et qu’en est-il du titre, La Trique et le pétrole et l’opium ?
J’explique dès l’avant-propos que le rapport énigmatique entre « la trique, le pétrole et l’opium » d’une part, « la laïcité, le capital et la religion » d’autre part, va s’éclaircir peu à peu, se dialectiser. Mais disons, pour résumer, qu’il s’agit de cerner une sorte de dispositif étatique et capitaliste, et de réfléchir à la manière de s’en affranchir, au moins subjectivement.

Et s’en affranchir « subjectivement », c’est suffisant ?
Sans doute pas ; je dirais que c’est une condition nécessaire, mais pas suffisante.

Et tu peux nous en dire un peu plus sur ce dispositif à trois termes, et la manière de s’en affranchir « au moins subjectivement » ?
Le mieux est de lire le livre, d’autant qu’il est facile à lire et vendu à un prix abordable (10 euros), mais je vais quand même en dire un peu plus. Nous sommes soumis à de colossales propagandes, via les médias, les discours politiques et idéologiques, et certains travaux universitaires aussi, et la première chose est d’en produire une analyse ; prenons un exemple particulièrement révélateur : la menace islamiste. Certains expliquent qu’on ne peut se contenter de rapporter le terrorisme islamiste à des causes sociales, qu’il faut aussi s’interroger sur l’islam, la source d’où procèderait ce terrorisme. Mais l’obscurantisme de l’islam n’est pas une réalité endogène, ou du moins pas davantage que dans le cas des autres religions. Alors pourquoi est-ce l’obscurantisme islamiste qui paraît occuper le devant de la scène ? demandent bien des Occidentaux. Pour répondre à cette question, il faut prendre un peu de recul et, en bons marxistes, interroger les déterminations économiques de la réalité géopolitique moyen-orientale ; autrement dit, il faut introduire le pétrole. En 1945, Roosevelt scelle un pacte avec le roi d’Arabie Saoudite : en échange de la maîtrise des flux pétroliers, les puissances occidentales assurent à une poignée d’émirs archi-réactionnaires la mainmise sur les pétrodollars et La Mecque. L’obscurantisme islamiste n’est donc pas à rechercher dans le Coran, un sommet de la littérature mondiale, il est à rechercher dans le pacte scellé en 1945 entre les puissances éclairées de l’Occident et une centaine d’émirs mafieux. Mettre en cause le Coran dans cette affaire, c’est donc un peu comme reprocher à Shakespeare le réchauffement climatique.
Une autre manière d’occulter le problème est de focaliser l’attention sur Israël : dans cette perspective rivale, ce n’est pas l’islam qui est en cause, c’est le judaïsme, ou le « sionisme », version séculière, étatisée du judaïsme. Mais l’enjeu est le même : il s’agit de détourner l’attention, car plus on parle d’Israël, moins on parle du fait qu’au Moyen-Orient, ceux qui sont à la tête de colossales puissances financières sont des émirs archi-réactionnaires dont les pétrodollars servent à véhiculer un islam rétrograde, xénophobe, esclavagiste et sexiste et qui, sans le soutien militaire et diplomatique des puissances occidentales, n’auraient pas durer plus d’une semaine. Le cas du Koweït en 1990 est probant : il avait suffi de quelques jours à Saddam Hussein, petit dictateur sanguinaire, pour mettre la main sur cet émirat. Or, quels intérêts servent les pétromonarchies ? Pas ceux des gens, en majorité musulmans en l’occurrence, mais ceux des multinationales pétrolières, des centres financiers anglo-saxons et des tartuffes de l’islam, dont les rapports avec le terrorisme, on le sait suffisamment aujourd’hui, ne relèvent pas de la seule spéculation hasardeuse… Et comme vous savez, ceux qui subissent la répression anti-terroriste, outre les inculpés de Tarnac hier et les gilets jaunes aujourd’hui, ce ne sont pas les émirs du Golfe, ce sont les prolétaires arabo-musulmans qui vivent en Europe, et notamment en France. C’est donc un exemple particulièrement probant, et important, de ce que j’entends analyser par ce titre : La Trique, le pétrole et l’opium.

Extrait du livre

« Dans les pas de l’Empire laïcisant la gloire, le marché la monétarise, si bien que tous, en fin de compte, partagent les mêmes valeurs, d’un bout à l’autre de l’empire. Faut-il le regretter ? Voyageant régulièrement à Tel Aviv, j’emprunte les lignes à moindre coût, ce qui me conduit souvent à l’aéroport d’Istanbul, extraordinaire point de rencontre entre des hommes et des femmes de tous les horizons, en partance pour Tel Aviv, Bagdad, Dubaï, Delhi, Pékin, Tokyo, Nairobi, Dakar, Moscou, New York ou Rio. Déambulant dans le marché duty free de l’aéroport, dans ses magasins et restaurants, on y croise une femme vêtue de la burqa afghane, une autre vêtue de la mini-jupe occidentale, un salafiste en barbe et djellaba se dirigeant vers la mosquée de l’aéroport comme un touriste anglo-saxon sirotant une bière devant un écran de télévision, ou encore un Irakien hagard, une Africaine à la longue robe brodée de couleurs vives, un homme d’affaires chinois tapotant sur son ordinateur, des juifs orthodoxes se réunissant pour une prière ou un magicien sikh enchantant les lieux ; bref, on croise le monde entier lorsqu’on transite par
Istanbul. Et cela se passe merveilleusement bien. On est sinon souriant, pacifique. Ici, ou bien tu as de l’argent et tu dépenses, ou bien tu prends un livre et tu lis, ou bien tu enlèves tes chaussures, tu te mets à l’aise et tu dors, la coexistence dans un espace réduit et transitoire de toutes les ethnies et religions du monde ne posant pas le moindre problème. Absurde y serait une législation contraignant les femmes à recouvrir leur chevelure, ou à la découvrir, avant de pénétrer dans le temple duty free. Et à cette lumière, la seule philosophie laïque du vivre-ensemble qui paraît avoir fait ses preuves, c’est donc celle du marché, où la liberté d’acheter et de vendre est égale pour tous, l’argent n’ayant ni odeur, ni ethnie, ni confession [1]. Déambulant dans les boutiques, les restaurants, je songe aux vers de l’un des premiers poètes espagnols du « Nouveau Monde », Bernardo de Balbuena :

Qui a jamais connu de mauvais jour / quand il a de quoi dépenser ? / Qui avec de l’argent / a jamais rencontré obstacle à son plaisir ? / N’est-il pas juste / que celui qui jouit de ce monde / ait oublié qu’il en existe un autre ?

Il existe en effet un autre monde ; car un marché de produits divers suppose que des hommes et des femmes aient fabriqué ces produits avant qu’ils ne soient accessibles en duty free. Il y a donc des gens qui fabriquent, invisibles, outre ceux qui voyagent en avion, achètent et consomment, lisent ou dorment. Le livre d’Alberto Angela, Empire. Un fabuleux voyage chez les Romains avec un sesterce en poche, en propose une remarquable illustration, en ce sens que le « voyage » du sesterce commence par sa « frappe [2] » :

Des coups métalliques fendent l’air et nous assourdissent. Nous assistons alors à une scène dantesque avec pour acteurs des hommes en sueur et à moitié nus. De lourds marteaux s’élèvent au-dessus de leurs têtes et retombent avec fracas [3].

À suivre l’historien Aldo Schiavone, la question de la production émerge toutefois avec le capitalisme industriel, par différence avec une « économie » antique bâtie sur l’esclavage. En témoignent la description de Londres par Defoe et Engels d’une part, celle de Rome par le rhéteur grec Aristide d’autre part :

Chez Defoe (et plus encore chez Engels) la perception du volume de la consommation et du commerce ne reste pas une impression isolée : elle s’ouvre aussitôt sur l’idée qui les sous-tend et les rend possibles, et donc sur la totalité du processus économique comme cycle intégrant production, distribution, consommation. […] Chez Aristide au contraire, la vision de l’accumulation de marchandises (et de transports) qu’il pensait également inépuisable se refermait immédiatement sur elle-même : c’était la contemplation d’une quantité inerte n’ayant aucun lien avec un contexte de production, mais ne relevant que du commerce et de la conquête, et acquise par Rome grâce au seul déploiement d’une domination politique sans égale [4].

Déambulant dans le marché duty free d’un aéroport, quel est notre regard ? Est-il celui d’Engels ou d’Aristide ? Dans un livre intitulé Les Minerais de sang. Les esclaves du monde moderne [5], un journaliste d’investigation, Christophe Boltanski, s’est donné pour tâche de retracer le parcours de la « cassitérite », principal minerai extrait de l’étain, utilisé pour nos téléphones, nos radios, nos télévisions, nos ordinateurs. Il a parcouru le monde depuis les mines africaines jusqu’aux usines de fabrication en Asie, puis jusqu’en Occident, où siègent les grandes firmes et un fort pouvoir d’achat, avant de retourner pour finir en Afrique, où échouent les déchets du numérique, téléphones, radios, télévisions, ordinateurs, s’amoncelant en poubelles de métaux divers où des enfants en haillons cherchent de quoi gagner quelques sous, y trouvant parfois de quoi survivre, plus sûrement la maladie et la mort. C’est l’autre versant du capitalisme, celui qui inspire la terreur. Car derrière cette vitrine laïque, égalitaire, libérale, clinquante et duty free, le capital, en cuisines, terrorise les populations. Une anecdote de l’écrivain est-allemand Heiner Müller, à propos de sa rencontre avec le metteur en scène nord-américain Bob Wilson, pourrait en esquisser l’infernale dramaturgie :

Quand nous nous sommes rencontrés pour la première fois, il m’a demandé quel était mon premier souvenir. Je lui ai raconté l’histoire – peut-être que je mentais, mais ne sommes-nous pas toujours en train de mentir – de l’arrestation de mon père [par la Gestapo]. Ma première expérience de la terreur, du pouvoir. Il a dit que chez lui la première image c’est un supermarché. Sa première image de la terreur était engloutie par un supermarché [6].

[1Ou pour le dire avec Fernand Braudel : « le miracle de la tolérance se renouvelle partout où s’installe la convergence marchande » (Civilisation matérielle, économie et capitalisme. XVe-XVIIIe siècle. Le temps du monde, Armand Colin, 1979, p. 25).

[2Angela Alberto, Empire, Payot, 2016, p. 27.

[3Cité par Gruzinski Serge, Les Quatre Parties du monde. Histoire d’une mondialisation, La Martinière, 2004.

[4Schiavone Aldo, L’Histoire brisée. La Rome antique et l’Occident moderne, trad G. et J. Bouffartique, Belin, 2003, p. 152-153.

[5Boltanski Christophe, Les Minerais de sang, Grasset, 2012, rééd. Gallimard. Photographies de Patrick Robert.

[6Müller Heiner, Fautes d’impression, textes et entretiens choisis par Jean Jourdheuil, L’Arche, 1991, p. 96.