Le blog des éditions Libertalia

Il y a trente ans, la Marche pour l’Égalité

mardi 15 octobre 2013 :: Permalien

Le mensuel CQFD publie ce mois-ci un long entretien avec Mogniss H. Abdallah où ce dernier revient notamment sur sa participation active à la Marche pour l’Égalité. Le voici, in extenso.

Échecs à l’auto-organisation

Mogniss H. Abdallah est l’animateur de l’agence IM’média et l’auteur de Rengainez, on arrive ! Chroniques des luttes contre les crimes racistes ou sécuritaires, contre la hagra policière et judiciaire des années 1970 à aujourd’hui (Libertalia, 2012). Témoin et acteur pivot des trente années écoulées, il revient pour CQFD sur l’histoire des luttes de l’immigration et des banlieues.

Comment s’est créé IM’média ?

Au printemps 1983, j’encadre un stage sur les médias à Bron, près des Minguettes avec des jeunes des cités de Paris, la cité Gutenberg de Nanterre, Saint-Étienne et Marseille, eux-mêmes impliqués dans les luttes contre les crimes racistes ou sécuritaires, les violences policières, les questions de relogement et les expulsions. Dans le même temps, les embrouilles avec les flics sont permanentes aux Minguettes, jusqu’à ce fameux 19 juin où Toumi Djaïdja se fait blesser par balle par un flic. Auparavant, le 21 mars, il y avait eu des affrontements aux Minguettes, suivis d’une grève de la faim de jeunes sur place. Puis un collectif ad hoc de soutien à Toumi se crée avec le curé Christian Delorme, c’est là que germe l’idée d’une grande marche. L’objectif était de sortir de la guéguerre privée entre les jeunes et les flics et de poser des enjeux centraux sur les questions de police et de justice mais aussi de logement, de travail ou de revenu. Notre stage a abouti à un film, Minguettes 1983, qui retrace toute cette histoire. Après le stage, les participants décident de créer l’agence IM’média, (Immigration & Média). Il y avait la volonté d’affirmer qu’on n’était pas une génération spontanée ou une génération zéro mais qu’on avait une histoire, et aussi des expériences personnelles à partager.

Pendant la Marche, on a été un peu le poil à gratter en maintenant la pression sur la dimension des crimes racistes et des violences policières, dimension qui a été édulcorée, notamment par les socialistes pour lesquels il était hors de question de toucher aux rouages de l’État. Les médias aussi ont lourdement insisté sur une dimension non-violente et œcuménique, citant à l’envi Gandhi et Martin Luther King, valorisant même des scènes de fraternisation avec les motards de la police. Nous avons – avec des associations ou groupes indépendants – organisé des forums Justice y compris sur le parcours de la marche et nous avons vu notre position renforcée à la fin de la Marche à cause de l’effet provoqué par la défenestration, le 14 novembre, de Habib Grimzi, un jeune touriste algérien, par trois légionnaires sur le train Bordeaux-Vintimille. À la même période, un rassemblement des familles de victimes de crimes racistes s’est constitué, qui deviendra plus tard les « Folles de la Place Vendôme », sur le modèle des Mères de la place de Mai en Argentine.

Quels souvenirs gardes-tu de la Marche ?

Quand on est partis de Marseille, les médias, à commencer par la presse postgauchiste, s’en foutaient complètement, à part Bernard Langlois qui animait l’émission Résistances sur Antenne 2, l’émission Mosaïques sur FR 3 et quelques correspondants locaux comme le photographe Pierre Ciot, pigiste à l’AFP à Marseille. Un copain avait proposé à Serge July, le directeur de Libération, de faire un carnet de route quotidien et il s’est fait envoyer paître. On a alors monté un pôle de médias alternatifs avec des journaux comme Sans Frontière, Expressions immigrés-Français (le canard de la Fasti) ou des fanzines comme Rencar (Corbeil) et des radios libres, Radio Gazelle à Marseille, radio Trait d’union à Lyon, radio Soleil à Paris on fonctionnait par téléphone ou avec des cassettes – il n’y avait ni Internet ni podcasts à l’époque ! – qu’on confiait à des voyageurs qui devaient les livrer à l’arrivée à des copains qui attendaient à la gare de Lyon. La moitié des cassettes a dû se perdre !

Je me souviens de l’étape de Grenoble qui a été la plus multicommunautaire avec un inter-collectif qui réunissait des Espagnols, des Turcs, des Portugais, des Italiens. C’est intéressant de le rappeler par rapport au pli « Marche des Beurs » qui a été pris. Cette appellation est fausse et énerve tout le monde, mais il y a bien eu une tendance à réduire la marche à une dimension franco-maghrébine. L’affiche de la Marche, où on voit un gars qui marche avec une babouche et une charentaise donne déjà cette tonalité-là. Mais ça ne correspond pas à la volonté initiale de marquer la légitimité de la présence des gens issus de l’immigration toutes origines confondues.

Autre souvenir amusant, c’est à l’arrivée à Paris, je me retrouve, je ne sais plus trop comment, à filtrer les gens qui voulaient intervenir sur le podium où c’était un franc bordel. Je vois arriver six ou huit balaises, type SO de la CGT, qui poussent des coudes pour faire monter un monsieur avec une écharpe tricolore, je reconnais Paul Mercieca, le maire de Vitry-sur-Seine, celui-là même qui avait fait démolir au bulldozer un foyer devant accueillir 300 travailleurs immigrés. Je lui ai dit : « Maintenant toi tu dégages où j’appelle le bulldozer ! » (rires). Il faut dire aussi que le PCF était plutôt hostile à la Marche : il y voyait une opération anticommuniste du PS et des gauchistes mettant en valeur des voyous immigrés ainsi qu’une opération pour dénigrer le maire communiste de Vénissieux, Marcel Houel. D’ailleurs à la dernière fête de l’Huma, considérée comme le rendez-vous social et politique incontournable de la rentrée, il n’y a pas eu débat sur la Marche, alors que Jamel Debbouze, qui joue dans un film sur cette Marche, était l’invité d’honneur. Sauf au stand de l’asso AC le feu, avec une expo de la Caravane de la mémoire, à laquelle participe IM’média. C’est sidérant de voir que trente ans après, pour le PCF, la Marche ne fait toujours pas partie du patrimoine ouvrier national. Pourtant le PC a beaucoup changé sur ces questions-là, par la force des choses ; il y a trente ans, il était hostile au droit de vote des étrangers.

Après l’arrivée de près de 80000 personnes le 3 décembre, on a l’impression que suit une période assez confuse. Et qu’il manque de passerelle entre le mouvement beur et le mouvement social.

Dans la foulée de la Marche, il y a aussi l’ouverture au centre Beaubourg d’une grosse expo sur les enfants de l’immigration. Le jour même de l’inauguration de l’expo, le personnel de nettoyage, principalement immigré, est en grève. Après le discours inaugural, au moment où le gratin culturel, Jack Lang et Georgina Dufoix, secrétaire d’État à la Famille, à la Population et aux Travailleurs immigrés, montent à l’étage pour déguster les petits fours, j’interpelle les invités : « Maintenant, c’est le moment du choix, il y a ceux qui montent avec les ministres grévistes et ceux qui descendent au sous-sol pour soutenir les travailleurs-euses du nettoyage. » On a pu voir la plupart des exposants préférer les mondanités, c’est là où j’ai utilisé la première fois la notion de « beurgeois ». Le chaînon manquant, il est dans cette course à la reconnaissance, aux strapontins, où ces gens sont prêts à tourner le dos aux grévistes qui pouvaient être leurs parents. Par la suite, les socialistes ont vraiment joué le ressort des fils et filles d’immigrés contre leurs parents, des réguliers contre les irréguliers, et « la fin des immigrés ». Le journal Sans-frontière s’arrête. Son dernier numéro paru en 1985 titre : « Ciao l’immigration ! » Dans la même période, les socialistes ont officialisé les centres de rétention !

En fait l’après Marche n’ouvre-t-elle pas une décennie de récupération politique ?

La récupération est en trois temps. Dès le départ, on l’a vu, il y a cette tendance à zapper les violences policières et « la justice à deux vitesses », au point d’oublier l’origine de la mobilisation. Ensuite, il y a la volonté du gouvernement et du PS d’essayer de capter les leaders naturels dans le mouvement « beur » par toute une série de dispositifs – on parlera plus tard de « discrimination positive ». Mais comme il y a eu rapidement une série d’accrocs dans le rapport entre le mouvement beur et le pouvoir – notamment avec Convergence 84 qui met l’accent sur l’égalité des droits et non sur un antiracisme abstrait et refusait le parrainage des socialistes – ces derniers ont décidé de créer SOS-racisme de toutes pièces, avec une direction intégrée et sans aucune marge pour l’autonomie.

En 1984, toute une série d’acteurs de la Marche ont commencé à décrocher. La fin de la Marche s’est fait sur le mode « la prise en charge est terminée » ce qui révélé le côté très scout de certains organisateurs. Dans la même période, il y a le sida et la diffusion de la drogue dans les quartiers, plusieurs n’y survivront pas. Après la Marche, des centaines d’associations ont été créées localement mais très vite on assiste à la volonté politique de contrôler toute initiative, grâce aux subventions notamment. Ce qu’on a appelé le « mouvement beur » s’est vite épuisé comme force d’entraînement, bien qu’au niveau local des initiatives alimentent la flamme par à-coups. Je pense à la grève de la faim de Djida et Nasser contre le projet de loi Pasqua en 1986, ou plus tard au lancement du MIB.

SOS-Racisme a fonctionné comme une passerelle entre la jeunesse scolarisée et le PS, mais l’injonction d’intégrer SOS faite aux jeunes des quartiers venait principalement de militants de la Ligue (LCR).

En fait, je pense que le mot de « récupération » est tout compte fait partiel, il serait plus pertinent de parler d’instrumentalisation à d’autres fins (par exemple le fait de reporter toute la responsabilité du racisme sur le FN). C’est aussi une illustration du rejet même de l’idée de faire de la politique autrement en France : comme si les mouvements sociaux devraient voir leur accomplissement dans le jeu politique des partis et du pouvoir. C’est la négation même de la logique de contre-pouvoir.

Dans quelle mesure les structures qui se voulaient ou se veulent issues des luttes de l’immigration n’ont pas tendance à reproduire ce rapport d’aspiration vers le pouvoir ?

C’est sûr que beaucoup préfèrent faire des coups médiatiques plutôt que de travailler à l’auto-organisation qui ne peut exister que sur des luttes concrètes. Je prends l’exemple de la lutte des habitants de la cité Gutenberg à Nanterre : c’est d’abord une lutte victorieuse pour le relogement des habitants des cités de transit qui rejoint aussi la problématique de la justice après l’assassinat d’Abdenbi Guemiah par un beauf le 23 octobre 1982. Ces questions de justice impliquent nécessairement un suivi dans la longue durée et une volonté d’aboutir à des résultats dans la lutte judiciaire, il ne s’agit pas de « coup », de spectacle lors d’un procès. Assurer le suivi, c’est notre devise. D’autre part, l’auto-organisation est aussi liée à la nécessité d’indépendance économique des associations, or, la plupart du temps, soit ça vire à l’accoutumance aux subventions et à la dépendance à une commande publique politiquement versatile, soit ça vire au business et à des logiques complètement entrepreneuriales. Pour les autres, c’est l’éternel retour de la précarité. C’est une des raisons de l’impasse, mais ce n’est pas particulier aux quartiers.

En 2005, apparaît le concept d’« indigènes de la République », qui revendique l’autonomie, voire le séparatisme, des luttes de l’immigration postcoloniale. Penses-tu qu’il y a là un vecteur fédérateur ou confusionnant ?

Moi, je fais partie de ce courant aujourd’hui peut-être minoritaire, pour qui l’articulation entre la question raciale et la question sociale est essentielle. Or les Indigènes de la République surfent sur l’abandon progressif de la question sociale et de la lutte des classes, en tout cas, ils en font une affaire secondaire. Ils ont raison de dire que la question coloniale et postcoloniale, dont ils font le centre de leur discours, a été minorée, mais ce qui me semble problématique, c’est la déconnexion avec la réalité sociale, ce qui par la suite peut empêcher des convergences ou des alliances concrètes. J’ai assisté à une discussion, dans le sud de la France, où un mineur, fils d’immigré italien, atteint de la tuberculose en raison de son travail, se voit rétorquer qu’il bénéficie néanmoins « du privilège blanc ». En gros, il est exclu de la classe des plus-opprimé-que-moi-tu-meurs et sa parole est disqualifiée. La constitution d’un « nous » indigène peut être en ce sens-là excluant de la dimension sociale ainsi que des nouvelles provenances d’immigrés, qui ne sont pas issus des anciennes colonies françaises qu’ils soient Chinois, Turcs, Sri-Lankais, Tamouls, Roms. De ce point de vue, le « nous » qui m’intéresse est pluricommunautaire, internationaliste… mais je suis peut-être un peu ringard de ce côté-là.

Finalement qu’est-ce qui se joue dans cette commémoration des trente ans ?

Pour moi, ce n’est pas la nostalgie stérile ou la mémoire pour la mémoire, mais clairement la transmission de l’histoire des luttes. D’ailleurs, déjà lors de la Marche de 1983, il y a eu un rassemblement en mémoire à la journée du 17 octobre 1961. En 1983, il y avait une réelle occultation d’État, au point qu’à Marseille, un émissaire du gouvernement nous avait explicitement mis en garde sur le fait qu’il ne fallait pas parler d’octobre 1961, ni de crimes d’État, etc. Beaucoup de marcheurs n’avaient jamais entendu parler de 1961. Aujourd’hui, je n’ai pas l’impression que beaucoup connaissent la Marche de 1983. Par contre, en regard de la commémoration à venir, on a plutôt l’impression qu’il y a une usurpation par des gens qui n’y étaient même pas. Je me demande quel phénomène d’entraînement cela peut conduire. Il y a, par exemple, un film destiné aux djeunes avec Jamel Debbouze, La Marche qui doit sortir le 27 novembre. Le film se termine sur une Georgina Dufoix qui se fait acclamer à l’arrivée de la Marche à Paris en annonçant sur le podium qu’une délégation allait être reçue à l’Élysée. Comme si c’était une revendication de la Marche ! En plus, c’était prévu dès le départ. On en revient à ce phénomène captation par le politique, cela participe à la volonté de la majorité actuelle de montrer qu’elle avait soutenu la Marche et de masquer tous ses reniements postérieurs. Or, l’euphorie venait du sentiment de constituer une grande force collective, pas d’être reçus par Mitterrand. Ce qui est prévisible, c’est que le film va provoquer une grande frustration chez ceux qui iront le voir et c’est possible que certains soient demandeurs de contenu, c’est à nous alors de proposer des pistes. En 1993, on avait, avec le comité national contre la double peine, organisé un meeting à la Bourse du travail à Paris sur le thème « Où en est le mouvement ? » avec projection en avant-première du film Douce France. Bilan : les gens avaient une furieuse envie de refaire des choses ensemble et deux ans plus tard, ça a donné le MIB. Trente ans après, l’enjeu c’est de savoir si cette envie on peut la retrouver, et s’il y a une relève. Car si on veut se battre pour l’égalité et contre le racisme, on n’a pas fini de marcher !

Propos recueillis par Mathieu Léonard

Power to the people ! Ou la surprenante épopée de la Angry Brigade

jeudi 10 octobre 2013 :: Permalien

Angry Brigade. Contre-culture et luttes explosives en Angleterre (1968-1972)
Servando Rocha.
L’échappée.

Les éditions L’échappée continuent leur cycle de publications concernant les groupes révolutionnaires qui ont marqué l’histoire politique internationale : après les Black Panthers, les illégalistes français, les Weathermen, la RAF…, c’est au tour de la Angry Brigade britannique de passer sur le grill, une cellule certainement moins « connue » que les Brigades rouges ou la RAF. Il n’y a d’ailleurs que peu d’ouvrages en français sur le sujet.

La présente édition de Servando Rocha, traduite de l’espagnol, revient sur le contexte historique qui a vu naître la Angry Brigade, mais aussi, ce qui est plus intéressant, sur ses influences et son mode d’action. La Grande-Bretagne ne connaît alors pas de mouvement de ce genre. Nous sommes en 1967, avant les révoltes de 68 et les attentats de l’IRA. La vague hippie domine le monde, on fume de l’herbe et on prend des acides en dénonçant vaguement la guerre du Vietnam. Le flower power est totalement récupéré par l’industrie culturelle, qui finira par enlever toute crédibilité politique au message véhiculé antérieurement.

À Londres, le quartier de Notting Hill est le berceau de la contre-culture, de la résistance au gouvernement et surtout des gens qui s’organisent pour lutter plus efficacement. Il y a d’abord des associations qui interviennent dans le social ou dans la défense des droits des gays et lesbiennes. Puis il y a surtout une multitude de publications, magazines ou fanzines qui ont une audience qui ferait rêver n’importe quel périodique alternatif d’aujourd’hui !

John Barker, Hilary Clark, Jim Greenfield et Anna Mendelson se rencontrent à l’université. Ils décident de quitter la fac et de s’installer à Londres, au cœur de la contre-culture. Ils sont de toutes les manifs contre la guerre du Vietnam mais ne se retrouvent pas dans l’idéologie pacifiste. Influencés par les situationnistes, Raoul Vaneigem en particulier, ils sont persuadés que la classe ouvrière n’obtiendra rien si elle se cantonne aux modes d’action habituels : grève, manifestation, etc. Ils décident donc de passer à la vitesse supérieure. John Waldron, l’un des hauts responsables de la police londonienne en fera les frais : sa maison est plastiquée le 30 août 1970. L’action est revendiquée dans un communiqué signé Butch Cassidy et le Sundance Kid. La Angry Brigade est née.

La police britannique aura le plus grand mal à arrêter les représentants de la Angry Brigade, parce qu’ils ont fait en sorte que l’appelation « Angry Brigade » fonctionne comme une franchise. Quiconque partage ses idées révolutionnaires et veut réaliser une action contre une représentation du pouvoir peut le faire en se revendiquant de la Angry Brigade. En revanche, une règle ne doit pas être brisée : la Angry Brigade ne s’attaque pas aux hommes, mais à l’État, à l’économie, à l’impérialisme. De nombreux militants d’extrême gauche seront inquiétés, mais la police ne trouve pas la moindre preuve, notamment Stuart Christie, l’un des fondateurs de la Croix noire anarchiste et à l’origine d’un attentat contre Franco.

Le livre de Servando Rocha se lit de bout en bout comme un roman, un road movie. Il a bien réussi à replacer la naissance de la Angry Brigade dans le contexte international. L’histoire déborde donc sur d’autres mouvements, d’autres courants qui étaient à l’œuvre en même temps. La reproduction des communiqués est aussi une très bonne idée, appuyée par une iconographie d’époque importante et riche. Bref, une jolie somme.

Charlotte Dugrand

Sur la Révolution française…

mardi 17 septembre 2013 :: Permalien

En juin 2013, Article 11 a publié un long entretien avec Claude Guillon, animateur du (passionnant) blog « La Révolution et nous » et préfacier de Bourgeois et bras-nus (Daniel guérin). Claude Guillon a souhaité ajouter certains éléments. Voici l’ultime version.

« La partie la plus intéressante de la société » ?

À la fin du XVIIIe siècle, et donc au début de la Révolution française, il existe peu de sociétés féminines : quelques loges maçonniques, des associations charitables, de rares corporations. La mixité même n’est pas la règle dans l’espace social. Les sociétés populaires admettant les femmes — ne serait-ce que dans le public —, c’est donc déjà une audace.

En étudiant ces espaces mixtes, on remarque vite que les hommes y portent un regard particulier sur les femmes. Ils usent clairement d’un discours de domination masculine, mais avec des précautions, des formules galantes. Ils commencent par complimenter les femmes, fréquemment désignées comme « la partie la plus intéressante de la société ». On voit bien tout ce qu’il y a d’ambigu dans cette galanterie : le propos semble aimable, mais c’est surtout une façon de ne pas donner aux femmes une position d’égales.

Cela renvoie d’ailleurs à une expression qui apparaît au début des années 1800 dans les dictionnaires médicaux : « un état intéressant », à propos d’une femme enceinte. Le fait d’accoler l’adjectif « intéressant » à la femme est une façon de la renvoyer à un statut essentiel : celui de mère.

Des comportements collectifs

Les travaux historiques ne sont pas exempts d’un biais phallocrate. C’est vrai qu’on ne trouve plus, dans les actuels livres d’histoire, de déclarations d’un machisme égrillard et goguenard comme il y en avait dans les textes du XIXe. Mais si tu creuses la question, tu te rends compte que les ouvrages récents présentent des impasses relevant sans doute d’une logique voisine. La présence des femmes dans les cérémonies révolutionnaires de 1789 à 1793 est ainsi souvent vue avec une certaine condescendance : on atteste leur présence, mais comme à la parade. C’est peut-être la vision qu’en avaient alors les révolutionnaires, mais l’historien ne doit évidemment pas prendre au pied de la lettre les conceptions idéologiques de l’époque.

Je vois bien que de la même source (disons : un article de journal sur une cérémonie révolutionnaire), je ne tire pas les mêmes conclusions que beaucoup d’historiens. Eux restent à la surface du récit : des femmes sont présentes et on leur dit éventuellement qu’elles embellissent la cérémonie. Certes. Mais si elles sont là, c’est quelles se sont réunies ; si l’une parle en leur nom, c’est qu’elle a été désignée ; si elle fait un discours, c’est qu’il a été discuté, etc. Derrière cette apparence d’insignifiance, il y a donc des comportements collectifs, politiques, de femmes. C’est ce qui m’intéresse. Parce qu’il se produit quelque chose de nouveau : une vraie existence politique des femmes. On s’adresse à elles et elles s’adressent à la société. Des mécanismes collectifs subtils se mettent en place.

Femmes du côté de la Gironde…

Quelques figures révolutionnaires féminines sont souvent mises en avant dans le champ historique classique : Olympe de Gouges, Anne-Josèphe Théroigne de Méricourt et la baronne Palm d’Aelders. Les deux premières sont partisanes de la révolution et y ont participé ; la baronne d’Aelders, hollandaise d’origine, doit rapidement rentrer dans son pays natal. Ce sont des révolutionnaires, mais modérées, proches des Girondins — ce qu’on appellerait aujourd’hui la droite (mais la droite de la révolution !). Tout en étant plus « féministes », au sens actuel, que beaucoup de groupes de femmes constitués de l’époque, elles optent pour le camp qui tente de stopper le processus révolutionnaire.

Il s’est produit des choses encore plus paradoxales. Par exemple, dans la période pré-révolutionnaire, des loges maçonniques accueillent des femmes. Certaines sont même exclusivement féminines. Parmi ces dernières, citons l’Ordre des Amazones, qui regroupe essentiellement des femmes de l’aristocratie tenant un discours radical, féministe et revendicatif. Et cela complique forcément la généalogie du féminisme. Dès le début, il y a cette ambiguïté : la revendication radicale d’un statut différent pour les femmes ne va pas forcément avec un parti-pris politique radical.

… et du côté de la Montagne

D’autres militantes plus populaires, comme Pauline Léon, cofondatrice des Citoyennes républicaines révolutionnaires (c’est le nom qu’elles se donnent), se placent non seulement du côté de la Montagne, mais tentent de dépasser son programme. C’est ce qu’on pourrait appeler l’ultra-gauche de l’époque : les Enragé(e)s. Ces femmes ont une pratique qu’on peut qualifier de féministe, puisqu’elles se battent en tant que femmes, mais pas le discours correspondant.

Pour être reconnues, les Républicaines révolutionnaires interviennent sur des questions liées aux femmes (dont la prostitution). Et elles s’instituent comme une espèce de ministère sauvage des questions féminines. Elles sont conscientes d’avoir un handicap du fait d’être nées femmes, et elles se proposent pour régler les problèmes spécifiques aux femmes — un peu comme s’il leur fallait expier une faute originelle (on n’est pas loin de la Bible !). Et c’est encore pire après l’assassinat de Marat par une femme, Charlotte Corday.

Moralisme de la révolution

Les Républicaines révolutionnaires tiennent un discours plutôt abolitionniste sur la prostitution. Elles voient les prostituées comme fautives, mais contraintes et donc excusées par la misère. Elles proposent qu’elles soient internées dans des établissements spéciaux où elles seraient employées à des tâches leur permettant de trouver la rédemption. Bref, une position moraliste. Mais la Révolution elle-même est moraliste. Le libertinage est vu comme une pratique des aristocrates. Et le peuple porte une conception de la morale plutôt rigide, et qui n’est pas tellement critiquée. Si Pauline Léon ou Claire Lacombe mènent une vie assez libre par rapport aux normes de l’époque, elles ne le disent jamais, n’en font pas une position politique revendiquée.

Les Républicaines révolutionnaires se défendent, par exemple, des critiques qui les présentent comme n’étant pas de bonnes mères de famille. Elles doivent s’affirmer comme telles, quitte à faire semblant. Il y a là une grande pesanteur : les femmes sont renvoyées à ce rôle reproducteur, supposé « naturel ».

Des clubs de jeunes

Il y a un certain nombre de clubs d’enfants ou d’adolescents pendant la Révolution. Mais ils sont rarement pris au sérieux : il s’agit surtout de montrer que tous les sexes et toutes les classes d’âge constituent la Nation et participent aux fêtes révolutionnaires — les femmes comme les vieillards ou les enfants. Sauf que certains se prennent au jeu. Je pense à un club d’enfants d’une ville de province, dont on peut penser qu’il est constitué pour l’apparat : défiler en uniforme lors de certaines fêtes révolutionnaires. Mais ils écrivent à la municipalité, expliquant qu’ils voudraient élire leurs officiers. Quand on leur oppose un refus, ils s’obstinent et, à la fin, obtiennent gain de cause. Les choses avancent ainsi, à la marge.

De la même façon, tel club de femmes prend délibérément des adolescentes comme porte-paroles. Celles-ci se retrouvent à tenir des discours devant des sociétés populaires. Ça peut être folklorique ou extrêmement bureaucratique et encadré, comme ça a pu l’être dans les pays de l’Est, mais c’est parfois beaucoup plus libre. Et c’est d’autant plus intéressant que les femmes et les enfants ont un statut commun de mineurs. Le fait qu’il s’opère des rapprochements spontanés entre ces groupes n’est donc pas anodin.

Affirmation puis reflux

Du point de vue de l’histoire des femmes, la Révolution est une époque essentielle : il se passe tant de choses ! Et ce n’est pas limité à Paris ou aux grandes villes : la circulation des informations est intense et s’opère par des canaux multiples. D’un événement organisé par tel club de femmes à tel endroit, on trouve trace dans plusieurs journaux et sociétés à travers la France. Ça ne signifie pas que des clubs de femmes existent partout, mais personne ne peut ignorer qu’il en existe. Et tout le monde n’y est pas hostile : certains journaux en rendent compte de manière positive et encourageante. S’affirme ainsi dans une partie de la société un désir d’intégration des femmes. Mais à condition que ces dernières se moulent dans la vision essentialiste (les réduisant à un rôle de mère de famille) et paternaliste qui a cours.

Nous sommes actuellement dans une phase de réévaluation, à la hausse, du rôle des femmes dans la Révolution française. Ce qui pose d’autant plus question : comment se fait-il que ce mouvement d’affirmation des femmes disparaisse après la phase révolutionnaire ? Comment expliquer cette espèce de trou noir entre 1793 ou 1794 et 1848, durant lequel on a l’impression que les femmes ne participent plus à rien ? C’est en effet un vrai reflux qui commence en 1793, et qui s’accentue avec Napoléon et son Code civil — ce dernier bétonne pour longtemps le statut d’infériorité des femmes.

Le rôle confus des Marchandes de La Halle

Les clubs de femmes sont interdits en octobre 1793. Une interdiction qui s’inscrit, selon moi, dans un plan robespierriste et jacobin d’élimination (au moins politique) des Enragé(e)s. Robespierre fait le ménage à sa gauche. Il élimine d’abord les Enragés Jean-François Varlet et Jacques Roux, ainsi que Jean-Théophile Leclerc. Puis, usant d’un prétexte, il s’attaque aux Républicaines révolutionnaires.

Auparavant, les Républicaines révolutionnaires ont beaucoup insisté sur des questions symboliques de port obligatoire de la cocarde et du bonnet rouge. Ça a bien marché pour la cocarde, mais des réticences se sont faites jour à propos du bonnet rouge ; cette surenchère dans l’affichage, censée permettre de repérer les contre-révolutionnaires (ceux qui ne l’arborent pas), commence à fatiguer une partie de la population. Dont les marchandes de la Halle, un groupe disparate et assez étonnant.

Ces marchandes de la Halle sont pleines de contradictions, et entretiennent avec le pouvoir une relation aussi ambigüe qu’installée. Beaucoup d’entre elles ont participé aux journées des 5 et 6 octobre 1789, dite Marche sur Versailles, quand le peuple (dont une majorité de femmes) est allé chercher la famille royale pour la ramener à Paris. Mais ces marchandes sont aussi très attachées à la famille royale, avec laquelle elles cultivent des liens anciens — lors des présentations de vœux, elles étaient ainsi reçues à Versailles, où on leur offrait à manger et une gratification. Elles jouaient presque un rôle de fou du roi : leur vocabulaire poissard (un français grossier et imagé) amusait énormément la bonne société aristocratique.

Pendant la Révolution, ces marchandes se situent plutôt du côté du manche ; elles sont considérées, de façon générale, comme un facteur d’ordre. Sauf qu’elles se battent régulièrement avec les Républicaines-révolutionnaires : ces deux groupes se détestent. Et il s’agit de vraies bagarres ! Voilà le prétexte qu’attend Robespierre : il utilise — ou suscite — un énième incident pour régler leur compte à celles qu’il a dans le collimateur. Sous prétexte de rétablir l’ordre, le local de la Société des Républicaines révolutionnaires est investi. Et deux jours plus tard, le 30 octobre 1793, un texte est voté, qui interdit toutes les sociétés de femmes.

« Stériles comme le vice »

Dans ses notes, Robespierre revient sur la place des femmes dans la Révolution. Il explique qu’elles ont joué leur rôle, que certaines ont eu un comportement héroïque – et de fait, les héroïnes des 5 et 6 octobre sont reconnues comme telles, et ont leur banderole lors des fêtes et cérémonies. Il écrit aussi que les femmes ont leur place dans les sociétés populaires, où elles viennent faire leur éducation civique. Mais après, ce qui est sous-entendu c’est qu’elles sont priées d’y rester, à leur place ! Il a une formule horrible sur les républicaines révolutionnaires, qu’il juge « stériles comme le vice » ; une expression renvoyant à la morale et au difficile positionnement des femmes qui ne sont pas mères de famille.

Robespierre est un homme moderne, mais de son temps. D’un côté, il se veut assez libéral, reconnaît que les femmes ont une place dans la société. De l’autre, il y a chez lui quelque chose d’archaïque. Et ce qu’il croit être son intérêt politique (il le paiera de sa tête !) rejoint un fond très machiste.

Mais le décret d’interdiction des clubs ne peut mettre un coup d’arrêt à la présence des femmes dans les émeutes et manifestations spontanées : elles y participent encore en 1794. Et cette interdiction soulève aussi quelques protestations — des rapports de police indiquent que la loi, affichée à tel endroit, a été déchirée. Reste qu’il devient très difficile aux femmes de se réunir autrement que spontanément : c’est un vrai coup porté au mouvement féminin. Il faudra attendre 1848, puis la Commune, pour voir refleurir les clubs de femmes.

Aux armes !

Le programme des clubs de femmes parisiens de 1871 est le même que ceux de 1793 : armement, éducation, etc... Elles se bagarrent sur les mêmes thèmes.

Pendant la Révolution, la question des armes est une revendication forte des clubs de femmes. Elles réclament le droit de participer à la Garde nationale ou de pouvoir s’entraîner au maniement des armes. Individuellement, certaines s’engagent même dans l’armée. Mais elles en sont progressivement chassées à partir de 1793, sous le prétexte que trop de femmes suivent les armées ; une allusion aux prostituées accompagnant les régiments. Sous couvert de chasser ces dernières, on en profite pour évacuer aussi les combattantes.

Ces femmes combattantes restent marginales : 80 cas sont documentés, et j’en ai retrouvés 80 autres au fil de mes recherches. Mais ce qui est intéressant, c’est qu’elles sont parfois parfaitement intégrées, en tant que femmes, avec des galons, des décorations. Une vraie remise en cause de l’image de la femme traditionnelle. Et qui rencontre une sympathie d’une partie de la société. Une soldate démobilisée devant rentrer chez elle fait ainsi, sur le chemin, la tournée des sociétés populaires : elle y est reçue, on la fête, elle y prend la parole.

Cette autre image de la femme va être totalement niée dans la période post-révolutionnaire. Comme d’autres acquis de la Révolution. C’est qu’il faut mesurer le traumatisme incroyable que représente cette dernière. Pendant des décennies, toute l’énergie de production idéologique de la société visera à conjurer ces événements tellement incroyables qu’on a même du mal à se persuader qu’ils se sont produits. On a mis fin à une monarchie ! On a coupé le cou à la famille royale !

Une révolution matérialiste ?

La Révolution française n’est pas une révolution matérialiste, athée ; ce n’est même pas, au début, une révolution républicaine. Au début, une monarchie constitutionnelle se met en place, avec le soutien d’une grande partie du clergé. C’est seulement dans le courant de la révolution, à cause d’antagonismes et d’intérêts divergents, que les choses prennent une autre tournure. C’est fondamental : les processus révolutionnaires sont longs, et on n’en devine jamais la fin en regardant le début.

Quand le Roi prend la fuite en 1791 et qu’il est arrêté à Varennes, les autorités révolutionnaires hésitent à reconnaître ce que ça signifie. Elles commencent d’ailleurs par dire que le Roi a été enlevé ! Parce qu’elles se rendent bien compte de ce que ça implique : il va falloir aller plus loin. Tout recommence, c’est une nouvelle révolution. Elles ont ébranlé une société et s’aperçoivent qu’il faut repartir pour un tour. D’où cette espèce de dénégation, à la fois tactique et pour elles-mêmes.

Un bagage léger

Il y a un autre point fondamental : les gens qui sont acteurs de la Révolution française ont très peu de références. Tout juste peuvent-ils se référer à la Révolution anglaise, au début de l’indépendance américaine et aux philosophes des Lumières. Certes, ils ont lu Rousseau, reprennent largement sa vulgate posant que l’homme est né libre et que la souveraineté ne se partage pas. Ça n’est pas rien, mais c’est un bagage léger....

De notre côté, nous possédons de pleines bibliothèques de théories et récits révolutionnaires — sur 1789, 1830, 1848, 1871, 1936, etc. Ces dizaines de milliers d’ouvrages pèsent un peu sur nos épaules : nous avons l’impression que pour être révolutionnaire, il faut tous les connaître. Nous avons tous présents à l’esprit des figures du mouvement ouvrier révolutionnaire : des gens érudits, formés, sachant pourquoi ils agissent. Il s’agit là d’une figure du révolutionnaire qui s’est constituée petit à petit.
La Révolution française nous rappelle que des gens peuvent faire une révolution en croyant en dieu (quitte à ce que la révolution les change !), en portant des idées vagues et contradictoires. C’est ainsi : les révolutions sont faites par des gens qui, au regard des idéologies, sont toujours trop ceci ou pas assez cela C’est dans la pratique que les choses se décantent, que des rapports de force se créent, que de nouvelles pratiques émergent. Et c’est un constat que je trouve réconfortant pour le présent, et pour l’avenir !

Claude Guillon

Rengainez, on arrive ! dans Presse & Cité

lundi 16 septembre 2013 :: Permalien

Article paru dans Presse & Cité, septembre 2013.

Rengainez, on arrive !
un livre sur trente ans de crimes sécuritaires dans les quartiers

Mogniss Abdallah est un journaliste engagé. Appartenant à une génération, celle des années 1970, où l’extrême gauche tendance Mao/Libération dominait l’activisme, il brosse dans un livre récent, Rengainez, on arrive !, trente ans de crimes policiers et sécuritaires. Un portrait, jamais vu d’un pays qui n’en finit pas de maltraiter ses jeunes des nouvelles classes populaires.

« Rengainez, on arrive ! » : c’est le slogan d’une génération d’enfants d’immigrés. Mais c’est aussi dorénavant un livre glaçant qui, avec un mélange de colère froide, sans doute assagie par les ans, et de précision chirurgicale, nous plonge dans les soubresauts d’une histoire meurtrie. Mogniss Abdallah l’affirme d’entrée : il est « du côté des acteurs ». Pourtant, il réussit parfaitement à trouver le ton juste, la bonne distance, loin des polémiques qu’auraient pu porter bien des « rageux » de l’époque. Il parvient à rester factuel, même s’il est néanmoins mu par une saine indignation. Une distanciation que permet la saisie de la plume, quand on décide de poser un instant les armes après une longue, parfois trop longue, lutte.

Trente ans de combats antiracistes

Trente ans de combats contre les crimes racistes, sécuritaires ou policiers sont ici autopsiés, soit une avalanche de faits rarement (jamais ?) jusqu’alors mis en cohérence pour brosser un portrait en lettres de sang d’une époque sur laquelle peu de médias ont osé porter le regard avec autant de persévérance. Taoufik Ouanès, Lahouari Ben Mohamed, Thomas Claudio, Abdennbi Guemiah, Ahmed Boutelja, Malik Oussekine, Youssef Khaïf… des dizaines de noms de jeunes assassinés, essentiellement d’origine maghrébine, toujours « des cités ». Une litanie de forfaits qui donne la nausée parfois, commis contre une génération qui aspire seulement à vivre sur le sol où elle est née, et finit par crier : « On peut s’adapter à tout, mais pas aux coups de flingue. » Cela, c’est au début des années 1980. Elle finira par scander, dans les années 1990 : « Pas de justice, pas de paix », une décennie après une « Marche pour l’égalité et contre le racisme » finalement restée orpheline de sa victoire. Cela, dix ans avant les émeutes de 2005, émeutes portées par une nouvelle génération à l’esprit imbu d’un « pragmatisme éclectique aux repères brouillés », à en croire l’auteur.

Porter la plume dans la plaie

Assurément, pour un enfant de la période post-68, le fond de l’air n’est plus rouge… Pourtant, ce livre pour mémoire est loin de constituer la sèche nécrologie d’une génération victime du racisme. Il s’agit plutôt de l’infatigable chronique d’une lutte contre des individus qui confondent maintien de l’ordre et répression, et contre un système qui les protège. Chronique qui rend ses lettres de noblesse à l’objectif premier que se donne ce militant de toujours qu’est Mogniss Abdallah : celui du journalisme, lui qui a fondé « Im’média », première agence de presse de l’immigration, née dans la queue de comète de l’agence de presse Libération dans les années 1970. Avec, de toute évidence, la fameuse tâche que s’assignait Albert Londres : « Porter la plume dans la plaie ». Reste que ce Rengainez, on arrive ! est écrit comme un polar, et se lit comme tel : alerte, incisif, chaotique et haletant. Et pourtant, on est bien dans la réalité. On peine à croire que ses héros sans repos parviendront finalement à triompher de leurs obstacles incessants et de leurs ennemis, pour imposer à une société qui les brime ou, au mieux, les ignore, un récit où se mêlent besoin de reconnaissance, de mémoire et de justice.

 Aussi à lire : l’entretien avec Mogniss H. Abdallah

Wendy Delorme, par Yann Levy

jeudi 20 juin 2013 :: Permalien

Wendy Delorme — par Yann Levy.

Une photo que l’on retrouvera dans le magazine gratuit Gueule d’ange n°30, à paraître en juillet, et consacré à l’auteur de Marge(s).