Le blog des éditions Libertalia

Jean-Pierre Levaray, entre l’usine et la plume

vendredi 6 décembre 2013 :: Permalien

Nos amis du fanzine À bloc viennent de publier un entretien avec Jean-Pierre Levaray, qui revient bien évidemment sur sa condition d’écrivain prolétarien, mais aussi sur son passé d’activiste du fanzinat et des contre-cultures. Passionnant !
Pour se procurer ce numéro, joindre cinq euros à A contrario, BP 131, 93101 Montreuil.

Jean-Pierre Levaray, entre l’usine et la plume.

Tout d’abord, peux-tu revenir sur ton itinéraire politique puisque tu as toujours été un militant actif…

Mon itinéraire politique… Faut dire que j’ai commencé tôt, ayant 12 ans en Mai 68, c’était une époque où l’engagement politique allait de soi. Pour faire simple, j’ai été attiré par les maoïstes à l’époque (c’était de saison avec La Cause du peuple), puis le mouvement écolo et les autonomes. Après, suite à diverses rencontres, je suis entré au groupe de Rouen de la Fédération anarchiste et ça fait trente ans que j’y suis. J’écris de façon irrégulière dans Le Monde libertaire et je tiens une chronique régulière dans CQFD depuis sept ans (« Je vous écris de l’usine »). Je participe également à L’Insoumise, une librairie libertaire et alternative située à Rouen. Mais j’ai pas mal levé le pied, même si j’y suis encore. Je suis également militant syndicaliste dans ma boîte. Je suis à la CGT, parce que c’était plus simple que de créer la CNT ou SUD, et parce que, dans la chimie, la CGT est assez dure et plutôt politisée à l’extrême gauche. J’y ai eu diverses fonctions et ai été élu des travailleurs plus d’une fois. J’ai milité aussi pas mal dans une asso d’aide aux sans-pap… Bon, on arrête là sur le sujet.

Et c’est donc dans cette boîte que démarre l’aventure Putain d’usine pour le coup ?

Eh oui, c’est toujours la même boîte. J’ai eu la flemme de chercher ailleurs (enfin, jadis, j’ai postulé pour être prof en LEP, mais j’ai vu la galère et je n’ai pas franchi le pas). Du coup, j’ai passé près de quarante ans dans cette putain d’usine, mais c’est bientôt fini, comme qui dirait…

C’est bientôt fini pour toi d’y bosser. Et l’usine, elle continue ? Y a-t-il eu des évolutions depuis AZF à Toulouse, ou le cynisme marchand est-il toujours prospère ?

L’usine continue, comme tu dis, mais on se demande tous dans quel état. Parce que, depuis dix ans, les installations sont souvent à l’arrêt pour cause de pannes diverses et variées. Le matériel et les machines sont vieux. Il y a des échafaudages pour retenir certaines constructions. C’est vraiment la fin. Je pense (et je ne suis pas le seul) que nos patrons cherchent à vendre les installations, mais n’y arrivent pas pour cause de mauvais fonctionnement. Le but, c’est de ne pas avoir à financer la dépollution du site (ce qui coûte bonbon, genre 500 millions d’euros). C’est ce qui fait que l’usine n’est pas fermée, le coût de la dépollution étant élevé. Faut dire que, depuis cent ans que l’usine existe, les sols, mais aussi les étangs sur lesquels l’usine a été construite sont hyperpollués. Quant à l’après-AZF… Pas mal de mesures de sécurisation ont été prises, mais ça se délite dans le temps. Et la sécurité devient surtout un discours des directions successives qui se transforme en pression énorme sur les salariés, avec individualisation, sanctions et autres. C’est devenu un nouveau moyen de répression, car au nom de la sacro-sainte sécurité, il faut accepter plein d’atteintes aux droits des salariés.

Depuis la première publication de Putain d’usine, tu as publié des suites à cette histoire, ainsi que pas mal d’autres livres, et des bandes dessinées avec le dessinateur Efix… Comment vois-tu tout ce travail ou cette passion que tu as développés ces dernières années. Ça te change des produits chimiques ?

Ça me change des produits chimiques, mais, en même temps, j’en parle davantage. Ça me libère d’en parler. En revanche, le fait d’avoir écrit une douzaine de bouquins, le travail avec Efix, mais aussi avec des cinéastes, des gens de théâtre ou autres, ça m’a bien changé la vie. À l’époque d’On a faim !, je vivais déjà des événements forts liés à la musique, qui me sortaient du travail, mais c’était sous couvert d’une asso, d’un label, d’un groupe. Là, c’est plus solo. C’est moi qui suis devant, qui doit parler, qui doit me livrer… C’est vraiment une autre vie. C’est assez enthousiasmant. J’ai découvert d’autres milieux artistiques, comme le théâtre, qui est vraiment un milieu prenant et fort, ou la BD, avec ses festivals plus ou moins commerciaux, les fiestas et autres (même si je me sens quand même à part : je ne dessine pas, je ne fais que les scenarii). J’aime bien écrire, et j’essaie de m’y consacrer. Les activités annexes à l’écriture proprement dite me prennent de plus en plus de temps. C’est assez fou, en fait : je suis dans mon coin à écrire et, lorsque ça paraît, ça crée un mouvement, des rencontres, des découvertes. Que puis-je demander de plus ?

Tu as d’autres projets en cours ?

Ça, les projets, je n’en manque pas. En ce moment, je suis dans l’écriture d’un roman jeunesse sur la Résistance. Sur ceux et celles qui, pendant la guerre, se sont dits : « Faut faire quelque chose. » En fait, ça m’est venu par hasard, en étudiant l’histoire sociale d’un atelier de la SNCF. J’y ai découvert des jeunes gens (de 17 ou 18 ans) qui se sont engagés, dans le sabotage d’abord puis dans la Résistance proprement dite. C’est un thème qui semble éloigné de l’usine, mais je mets en scène de jeunes prolos qui prennent conscience qu’ils doivent se battre sur leur lieu de travail. J’ai un autre projet qui sera effectif à l’heure où paraîtra cette interview, c’est un livre avec un photographe, que j’ai rencontré au hasard d’une conférence et qui a toujours fait des photos de gens au travail. Et là, on va faire un travail sur les cheminots d’un atelier de la région rouennaise (ça fait suite à mon prochain roman jeunesse). Je fais les interviews sur le travail, sur les luttes, l’amiante… et lui fait les photos.
En fait, j’ai beaucoup parlé de mon travail, de l’usine et de l’aliénation, maintenant j’ai envie de faire parler les autres, d’entrer, de montrer les lieux d’exploitation. Tous ces endroits où on ne peut pas entrer ni savoir comment ça se passe, de l’intérieur. L’autre projet qui avance doucement, c’est la prochaine BD avec Efix. Il s’agit d’une petite série (théoriquement) consacrée, de façon légèrement romancée, à la vie du voleur anarchiste Alexandre Marius Jacob. La vie de ce personnage est un vrai roman politique. Par contre, c’est un vrai boulot de recherche. C’est une histoire qui se situe fin xixe début xxe siècle, il faut vraiment bien se documenter. Voilà pour les projets en cours, reste à m’atteler à Tue Ton Patron 3, le retour, mais… ce n’est pas encore pour tout de suite.

Avant tes aventures littéraires, tu as beaucoup été investi dans la publication de fanzines, de cassettes audio, de disques vinyles, de CDs, de brochures, au cours des années 1980 et 1990 et spécialement à travers On a faim ! Peux-tu revenir sur cette époque où tu étais aussi partie prenante dans le mouvement du rock alternatif et de l’anarcho-punk français ?

J’ai un peu de mal à parler du passé. Je ne suis pas nostalgique de mon passé, même si cette période musicalo-politique a été quelque chose de fort dans ma vie. Donc, pour revenir à On a faim !, il faut d’abord savoir que j’habite dans la région rouennaise et que jadis (je vous parle d’un temps que les moins de 30 ans ne peuvent pas connaître) il y a eu une explosion rock intéressante (Dogs, Olivenstein…), pas mal de groupes et une émulation. Sauf que, si j’allais aux concerts, j’étais toujours frustré de ne voir que des groupes qui faisaient de la musique, plus comme une pose, un peu de frime et pas beaucoup de choses derrière. Pour moi, ces groupes qui ont éclos grâce aux punks de 77 n’étaient pas à la hauteur. Il y manquait de la révolte et ils étaient plus rock que punk. En 77, pendant ma période autonome, c’était les Sex Pistols et les Clash qui m’accompagnaient, notamment lors des manifs un peu chaudes de l’époque. Et puis, il y a eu la grève des mineurs en Angleterre contre Thatcher en 1984. Et là, ça a été la révélation : en soutien, plein de groupes prenaient position, faisaient des concerts, des disques de soutien… La plupart de ces groupes se revendiquaient anarcho-punk (Crass, Conflict). Et c’était ça que j’attendais : la musique ET l’engagement. En rencontrant Annie Claude, qui était comme leur porte-parole en France et qui traduisait les textes de Crass en français, j’ai eu envie de faire un fanzine qui parlait de cette mouvance et dans lequel la copine apportait des interviews de ces groupes anglais. Le premier numéro s’est appelé Dissidence et comme c’était l’époque de l’éclosion des fanzines, il a reçu un très bon accueil. Ensuite, je cherchais un titre où il y aurait un A qu’on pourrait cercler pour faire Anar, je suis tombé sur un graffiti sur un mur « On a faim » et ça a été le déclic. À cette époque est sorti le premier disque des Bérurier noir et hop, on s’est trouvés emportés dans cette scène vraiment foisonnante. « Anarchy & Muzik » était notre démarche. On s’est retrouvés à côtoyer plein de groupes (Bérus, Ludwig, Kochise, Raymonde…). Outre les fanzines, on a été plusieurs à faire de la radio, organiser des concerts. Et puis on s’est retrouvés basés sur plusieurs villes (Rouen, Bordeaux, Poitiers, puis, dans une moindre mesure, Lyon et Le Mans). Ensuite, sous l’impulsion des Poitevins, on a sorti des disques… Nous mêlions vraiment notre engagement politique à une musique mais aussi un état d’esprit, DIY, alternatif et autres. Bon, on pourrait en parler longtemps mais ce n’est peut-être pas le thème. Ce qu’il y a de marrant, c’est que, lors de mes déplacements pour mes bouquins, je rencontre très souvent d’anciens lecteurs du fanzine.

Quelques groupes musicaux ou auteur-es de bouquins t’ont marqué ces derniers temps ?

Question bouquins, ce n’est pas facile parce que ça évolue tout le temps. Je pourrais dire qu’à l’origine c’est John Fante et Richard Brautigan qui m’ont inspiré (même si ça ne se ressemble pas), ou Jim Harrison et plein d’auteurs américains. Après, en y réfléchissant, il y a eu des auteures françaises, comme plus particulièrement Annie Ernaux, même si je ne suis pas non plus dans le même registre. C’est pas facile aujourd’hui de te citer des auteurs car je lis toujours beaucoup (ma copine, en plus, est bibliothécaire, ce qui n’arrange rien) et j’aime toujours beaucoup d’auteurs US, mais pour te dire des noms… J’aime bien Iain Levison (Un petit boulot ou Arrêtez-moi là…). J’ai bien aimé La Route de Cormac McCarthy et j’espère bien trouver le temps d’écrire une réponse à ce bouquin (peut-être Tue Ton Patron 3)…
Côté musique, c’est plus compliqué, parce que, après en avoir produit et écouté beaucoup, je n’écoute plus grand-chose. Quand j’écris, je préfère le silence (ce qui n’était pas le cas pendant l’époque OAF !). Je ne suis pas nostalgique et j’écoute très rarement les titres de l’époque OAF ! Et dès qu’un groupe s’arrête, je ne l’écoute plus. Par exemple, je n’ai pas pu réécouter les Bérus après le concert de l’Olympia en 1989. En fait, lorsqu’un disque sort, je l’écoute beaucoup et après je ne peux plus l’écouter. Une musique peut être liée à des souvenirs ou les faire revivre et je n’aime pas ce retour en arrière. Que te dire, au niveau musique ? Même si j’aime bien les Ogres de Barback, les Ramoneurs de Menhirs ou Shaka Ponk, j’écoute rarement des groupes et musiciens français, parce que soit je trouve le texte faible, soit c’est prenant et ça me prend trop la tête. Donc j’aime mieux les groupes qui ne chantent pas en français. J’écoute surtout de la musique en voiture (je roule beaucoup) et c’est assez rock, même si je ne suis pas trop fan de ce genre trop commercial qui a créé un système de starification. Je me fais souvent bluffer par des petites formations, comme les White Stripes ou The Kills (qui apparaît dans les deux Tue ton patron), ou Black Keys… J’aime bien, en ce moment un groupe de rock’n’roll rockabilly (genre que je déteste a priori), c’est Sallie Ford, une jeune sans look de 22 ans qui chante comme Wanda Jackson. Je l’ai vue sur scène et c’était un bon moment. En fait, j’aime bien les groupes qui cassent un genre, quel qu’il soit. Autrement, lorsque je redécouvre des groupes qui continuent comme Attentat Sonore, j’aime bien. J’ai découvert et apprécié aussi La Toile, de Géraldine (Kochise, Cartouche), et Tamàs, de Trottel, qui fait un genre electro-tribal intéressant.

Le mot de la fin ?

Hasta la victoria siempre… (rires.) Je ne sais pas faire les mots de la fin.

Je vis avec la mort et la trahison en essayant de me garder de l’une et de l’autre

mardi 22 octobre 2013 :: Permalien

Ceci est la version intégrale de l’entretien avec Sorj Chalandon publié dans le numéro daté du 15 octobre 2013 de l’excellent mensuel CQFD.

Sorj Chalandon — par Yann Levy.

Entretien avec Sorj Chalandon

Il y a d’abord eu ce choc : la lecture de Mon traître, un roman qui aborde la question du soutien d’un militant international à une lutte de libération qui n’est pas la sienne, mais qu’il choisit de s’approprier. Il a ensuite eu Retour à Killybegs, un époustouflant récit relatant la récente trahison d’un héros de l’Irlande républicaine. Il y a désormais Le Quatrième mur (Grasset, 2013) ou le rêve fou de monter Antigone au cœur de Beyrouth en ruines (1982) avec des acteurs issus de toutes les communautés libanaises. Sorj Chalandon est un grand écrivain bardé de prix littéraires. À tel point que ces mêmes prix en retrouveraient presque du crédit à nos yeux. Tous les romans dont il est question ci-après existent en poche, foncez chez votre libraire ! Rencontre avec Sorj Chalandon, au Cirque électrique à Paris, le 29 septembre 2013, en marge d’un festival organisé par la librairie Le Monte-en-l’air.

Une question conjoncturelle d’abord… À quoi ressemble la double vie d’un auteur qui doit défendre son livre, présent dans la deuxième sélection du Goncourt, et assurer son service au Canard enchaîné ? De quoi est fait ton quotidien en ce moment ?

J’étais à Bordeaux hier, à Bruxelles avant-hier, je suis ici à Paris ce soir, et mardi je prends quinze jours de congés. Être sur la première liste du Goncourt te permet de faire le Goncourt des lycéens. Donc de rencontrer des centaines de mômes dans une dizaine de villes. Les jours qui arrivent, je ne vais faire que ça, des allers-retours en France pour rencontrer des lycéens et leur expliquer ce que j’ai écrit. C’est une sorte de marathon répétitif où je vais faire attention à ne pas trouver des phrases toutes faites, ne pas tomber dans une routine qui serait absolument terrible pour mon livre et pour ce que j’en crois. Il faut à chaque fois retrouver la même émotion face aux gens en faisant gaffe de ne pas se répéter. Cela va être difficile.

De septembre à la mi-décembre, je serai partagé entre mon travail au Canard et la promotion du livre. Plus le temps passe et plus il y aura de sollicitations. Si je suis sur la troisième liste du Goncourt, il y a en aura davantage encore… Ce livre, Le Quatrième Mur, j’ai envie de le défendre. Pour moi ce n’est pas un livre anodin, c’est un livre qui me touche et qui me porte, je veux parler des enfants de Chatila, je n’ai pas l’impression de ne parler que d’un livre. Beaucoup de gens ne se souviennent plus ou ont oublié. Je suis partagé entre le travail d’un auteur qui fait la promotion d’un livre et en même temps l’envie de protéger la fragilité dont ce livre parle.

Tu es journaliste depuis quarante ans. Tu as même obtenu le prix Albert-Londres en 1988 pour tes reportages sur l’Irlande du Nord. Peux-tu revenir sur ce parcours ?

Je suis entré à Libération en 1973. J’ai poussé la porte le 15 septembre, après le coup d’État au Chili, avec un dessin. À l’époque, à Libération, il y avait des tables et des chaises vides. Tu t’asseyais et tu demandais si tu pouvais rester, et on te disait : « OK, reste ! » Moi j’étais mao, j’appartenais à la Gauche prolétarienne, qui avait été dissoute auparavant (j’étais contre). Je ne saurai jamais si j’ai renoncé à la violence politique pour des raisons d’intelligence politique ou pour des raisons de lâcheté. Je n’ai jamais fait cette autocritique-là. Ai-je eu peur parce qu’on allait trop loin ou ai-je préféré continuer le combat dans ce journal ? À l’époque, le slogan du journal c’était « Peuple, prends la parole et garde-la. » C’était pour moi d’une force et d’une beauté incroyables. Je ne suis pas entré à Libération pour être journaliste, mais parce que j’avais déposé les armes. À la façon dont Georges, dans Le Quatrième Mur, fait du théâtre parce qu’il a déposé les armes. J’ai d’abord été dessinateur jusqu’à ce que les vrais dessinateurs arrivent. Et là ils se sont aperçus que je ne dessinais pas si bien que ça. J’ai été aussi monteur en pages et quand les professionnels sont arrivés, ils se sont aussi aperçus que je n’étais pas si bon. Donc à un moment donné, j’ai eu le choix entre la porte et la rédaction. J’ai choisi la rédaction, j’ai commencé par le fait divers, puis le reportage et enfin le grand reportage.

Après que la Gauche prolétarienne a été dissoute, les copains qui avaient fait des études sont repartis dans les facs, ceux qui n’avaient pas étudié sont repartis dans les usines et d’autres sont partis dans le décor. J’ai trois de mes copains qui se sont suicidés : Jean-Denis s’est tiré une balle, Pierre-Yves et Yves se sont pendus. Nous luttions, nous militions, nous combattions ensemble. Il y a eu de longs moments de désarroi. Jean-Marc, ouvrier chez Renault, qui était venu chez les maos nous a dit : « Mais vous, vous allez retourner dans vos facs, et moi je fais quoi ? Je retourne chez Renault ? » Il est redevenu ce qu’il était, à l’époque on appelait ça un « blouson noir ». Et Jean-Marc, un jour, a été tué par une patronne de bistro à Thiais, parce qu’il foutait la merde dans le bistrot. La patronne a sorti un fusil de derrière le comptoir et l’a abattu. Donc nous étions cinq copains, cinq combattants, cinq révolutionnaires qui pensions que c’était pour demain, et sur les cinq, quatre sont morts. Ça, c’est des choses que je n’oublierai jamais. Après s’est écrite l’histoire de nos chefs, mais pas l’histoire des gamins que nous étions. C’est pour ça que j’ai été très troublé quand se sont créés les Noyaux armés pour l’autonomie prolétarienne, puis Action directe, parce que j’étais partagé entre deux choses : je comprends ce qu’ils veulent, ce qu’ils disent et ce qu’ils sont, mais en même temps le peuple n’est pas là. Je charge une cohorte de flics, je me retourne, il est où le peuple ? Il n’est pas là, je suis seul, et le fait d’être seul me pose un problème. Non pas un problème moral, mais à quoi sert que je charge si je suis seul ?

Je suis entré à Libération orphelin d’idéologie. Le peuple n’était pas avec nous, il n’avait pas suivi… alors qu’on avait commencé à s’armer pour le grand soir, pour ces grands moments-là. Il a fallu se désarmer, retourner à la normalité… Action directe, ils venaient de ce que nous étions… Pas moi, pas ma génération, mais nous les avons produits. La moindre des choses, ce n’est pas qu’on adhère, mais qu’on ne se pose pas la question de pourquoi ils se sont battus. Que l’ennemi le dise d’accord, mais que nous le disions, je trouve ça dégueulasse !

À la fin des années 1970, tu te spécialises dans l’international.

J’ai d’abord fait beaucoup de faits divers, parce que je trouvais que c’était l’aristocratie du journalisme. C’est dans les vols, les vols à main armée, dans les viols et dans les crimes que les mots sont les plus forts. Tu as des mots de gauche et des mots de droite à ce moment-là. Dans les pages économie ou politique je peux te montrer des articles, tu ne sauras pas s’ils viennent de Libé ou du Figaro. Pour les faits divers, le choix absolu des mots fait le clivage entre la « bonne presse » et la « mauvaise presse ». Le fait divers c’est le lieu de l’information qui est le plus miné. À l’époque, il y avait encore la peine de mort. Je suis extrêmement fier d’y avoir appris le métier. Après j’ai travaillé sur l’international.

Tu t’es tout de suite spécialisé dans le traitement du conflit nord-irlandais ?

Oui.

Le Liban également ?

Oui, et après, j’ai suivi la guerre Iran-Irak. Du côté irakien. En Afghanistan, j’étais du côté russe.

Tu étais reporter de guerre ?

Oui. Ce qui est important c’est que le reportage de guerre se fait sur la base du volontariat. Dans aucune rédaction on ne peut t’obliger à aller sur un front de guerre. J’avais envie de me confronter à la guerre et de voir par moi-même, pour comprendre, pour rapporter. J’avais envie d’être là où j’ai les choses se passent.

Sans cette peur de ne pas revenir ?

Pas la peur de la mort, mais parfois la peur de ne plus trouver d’intérêt à la paix. J’avais beaucoup de mal – et d’ailleurs il a fallu que je change – après avoir quitté un massacre, comme celui de Sabra et Chatila, à me retrouver dans une rue parisienne avec des gens qui manifestaient pour la retraite. J’avais perdu le sens commun. Or les gens qui manifestent pour la retraite, c’est fondamental. C’est un combat important qu’il faut mener. Quand tu es partagé entre la guerre et la paix, brusquement les problèmes, les embarras, les combats de la paix t’ennuient. Lorsque tu en es là, je pense qu’il faut arrêter la guerre.

Il y a une très forte dimension autobiographique dans tous tes récits. Le pétage de plombs de Georges dans Le Quatrième Mur, quand il revient en France, c’est ce que tu ressentais ?

Oui c’est ce que je ressentais. L’histoire de la glace au chocolat est vraie. Ma fille, qui avait alors quatre ans, a fait tomber une boule de glace par terre et je me suis mis à lui hurler dessus au milieu d’un square. Un vrai drame : un homme crie sur une enfant en lui affirmant qu’elle n’a pas le droit de pleurer pour une boule de glace quand des enfants libanais se font couper la tête à la baïonnette au même moment. Cette scène-là est importante pour moi. À l’époque je me suis dit : « Tu ne peux plus continuer ainsi, tu vas devenir fou. » Mon rôle de père, c’était de sécher les larmes de ma fille. Georges, lui, se dit : « Je n’ai plus rien à faire ici. » D’une certaine façon, il poursuit ce que j’aurai pu faire. Ce pétage de plombs m’a fait arrêter et le fait continuer. Il s’en est fallu de peu pour que je fasse ce que Georges fait.

Je suppose que la scène du tabassage de Georges par les fachos d’Assas est également vraie ?

Oui, j’ai été massacré par des « bûcherons ».

Le personnage de Samuel, dramaturge et metteur en scène grec, a-t-il véritablement existé ?

Samuel Akounis n’existe pas. En revanche, j’ai fait des emprunts à un certain nombre de militants étrangers que nous accueillions à l’époque. La scène de manif où Samuel reproche à Georges de crier « CRS-SS » m’a été inspirée par un militant grec, rescapé de la dictature des colonels. En tant qu’auteur, j’incarne mes contradictions. Samuel incarne mes contradictions lumineuses, tandis que Georges fonce dans le mur. Je suis aussi Marwan le Druze et Antigone.

Pourquoi l’Antigone d’Anouilh et pas celle de Sophocle ?

Probablement parce que celle de Sophocle se rebelle contre les dieux. Demander à des chiites, des sunnites, des chrétiens libanais de se révolter contre les dieux me semblait complexe. Et puis c’est une langue datée. Antigone, chez Anouilh, se révolte contre le roi, contre l’autorité moderne. Chacun y voit sa propre résistance. Celle du roi Créon, qui incarne l’ordre et la loi, et celle de « la petite maigre, la petite noiraude ».

Sauf qu’Antigone est fille d’Œdipe et princesse de sang…

Bien sûr. Et si Georges est blessé aux yeux, c’est parce que d’une façon je m’imagine père d’Antigone. J’ai lu le texte d’Anouilh alors que j’étais adolescent, et je n’ai jamais compris pourquoi Hémon n’a pas tué Créon.

Pourquoi il n’a pas tué son père, donc…

Oui, le père qui va tuer sa future femme.

Antigone serait donc une pièce s’inscrivant dans l’histoire de la Résistance. Cela se discute…

Pour moi, c’est une pièce résistante. Bien qu’Anouilh ait dû rendre des comptes à la fin de la guerre. Ce que risque la petite Antigone avec ses mains nues et sa petite pelle pour enterrer son frère Polynice interdit de sépulture par le roi, c’est formidable. Dans la tragédie de Sophocle, Créon ne laisse guère de choix à Antigone. Dans celle d’Anouilh, il laisse à Créon une humanité supérieure. Elle refuse son pardon ; elle fait plus qu’accepter de mourir, elle le veut.

Justement parce qu’elle s’en remet à la loi des dieux et non à celle du roi !

C’est vrai. À un moment, le dieu supérieur réapparaît. Pour moi, cela reste un épiphénomène. C’est d’abord une petite fille qui accepte de mourir pour que son acte de résistance soit reconnu.

Et Imane, ton Antigone palestinienne, a-t-elle véritablement existé ?

Je m’inspire d’une femme que j’ai vue morte, dans cette position-là, à Chatila. Avec sa tache verte sur le ventre. Je ne sais rien d’elle sauf ce fil de fer qui l’attachait, les mouches, et le sang sur les cuisses.

Dans le roman, on retrouve une évocation de la MOI. Là on entre dans ta propre mythologie, qui croise ton histoire personnelle. Pourquoi ce besoin de faire apparaître Boczov à deux reprises ?

Parce que c’est ma France. Je ne suis pas juif ni fils d’immigrés italiens ni d’antifranquistes espagnols. J’ai eu la chance extraordinaire, à un moment donné, de croiser la route d’Alter Mojze Goldman (1909-1988), le père de Pierre, Jean-Jacques, Évelyne et Robert, et chef des commandos d’action qui ont libéré Villeurbanne. Avec ces gens, j’ai réappris le sens du mot « dignité ». Ils ne se sont pas battus pour eux, mais pour que ma fille puisse manger une putain de glace au chocolat dans un square. Ils me hantent et chaque fois que je peux, j’en parle. J’ai appelé ma fille Mélinée en hommage à Manouchian, j’ai l’Affiche rouge sur mon téléphone portable, j’ai besoin de ces visages pour savoir d’où on vient, grâce à qui nous sommes là et pour ne pas que cela se reproduise. Alter Mojze Goldman est un juif polonais qui n’a pas fui la Pologne parce qu’il avait peur de la répression antisémite mais pour aller se battre. Il est allé vivre en Allemagne avant la montée des nazis. Il m’a raconté les manifestations pour Sacco et Vanzetti. Comment, très jeunes, armés de bâtons, avec une trentaine de jeunes Juifs, le Parti communiste allemand les a empêchés d’en découdre. Le lendemain, la radio annonçait des émeutes à Paris, et il s’est dit : « Mon pays, c’est celui-là. » Il est venu se battre au nom d’une certaine idée de la dignité. Cela me hante littéralement, pas comme des grandes ombres ou des statues. Mes héros à moi sont sur une affiche, il y a très peu de rues à leur nom, ils n’étaient pas des nôtres. La France libérée les a cachés.

Quel était le nom du groupe d’action de Lyon-Grenoble ?

Carmagnole-Liberté. J’ai fait des repas avec ces petites gens. Ils m’expliquaient, avec leur accent prononcé, comment ils avaient tiré sur un soldat, ou parfois n’avaient pas tiré parce qu’ « il était de dos », ou que c’était un gamin. Ce sont des choses qui m’habiteront jusqu’à la fin de ma vie. J’ai 61 ans, je vis avec cela depuis des années. Je ne me départirai pas de ces noms, de ces visages et de cette loyauté à la dignité.

Je poursuis avec la Résistance. Dans La Légende de nos pères (2009), le père est un personnage surprenant. Dans ce récit, tu t’identifies au personnage de la fille.

Absolument. Mon père m’a fait croire qu’il avait été résistant. Alors que le père de l’autre (celui de mon copain Alain Frilet, le livre est dédié à Alain), était l’un des chefs du commando Vengeance. C’était le chef d’un grand mouvement de résistance, qui est parti sans parler, qui est rentré en disant simplement : « J’ai fait ce qu’il fallait. » La Légende de nos pères, c’est la légende de mon père, c’est celle du père d’Alain Frilet, qui est comme mon frère, le seul Français à avoir fait de la prison pour appartenance à l’IRA. C’est lui qui m’a amené à l’Irlande, et j’avais besoin de ces deux destins croisés : l’homme qui parle et qui n’a pas fait ; et celui qui se tait et qui a fait. J’avais besoin de brouiller les pistes. Mon père a cru que je lui rendais hommage parce que le narrateur est le fils du vrai résistant…

Pourquoi cette hantise de la trahison, qu’on retrouve aussi dans Mon traître (2008) et dans Retour à Killybegs (2011) ?

Cela me hante parce que mon père m’a menti, parce qu’un de mes meilleurs amis en Irlande était un traître, donc je suis fissuré par ces mensonges. Je suis un enfant sans traces, je n’ai pas été élevé avec un socle solide. J’ai manqué d’amour, j’ai manqué d’assurance, je connaissais les poings, pas les caresses. La trahison, c’est quelque chose qui me suit et c’est ma pire crainte. Je vis avec cela sans cesse, trahir un combat ou trahir un ami. Si je suis en retard à un rendez-vous, cela me panique, j’ai un sentiment de mini-trahison. J’ai beaucoup pris sur la gueule avec la trahison, enfant et adulte. Je vis avec la mort et la trahison en essayant de me garder de l’une et de l’autre, c’est invivable.

Tu es l’auteur de six romans. Pourquoi as-tu commencé à écrire si tardivement en qualité de romancier ?

Parce que je n’en ressentais pas le besoin. J’écrivais déjà. J’ai eu envie d’écrire le premier, Le Petit Bonzi (2005), parce que j’étais un enfant très bègue.

C’est déjà un livre où tu te racontes…

Je raconte l’histoire de Jacques pour protéger mes parents. J’ai attendu 2005 pour raconter la douleur d’être enfant, écolier et bègue, pour raconter la douleur de la solitude. Cela ne m’a pas libéré du bégaiement, mais de la surprise des autres quand ils m’entendent. « C’est normal, se disent-ils, il a écrit un livre sur ce thème. » J’ai ensuite écrit Une promesse (2006), qui relate l’histoire de six enfants de Mayenne qui se font une promesse : quand la mort viendra prendre l’un d’entre eux, ils feront tout pour l’en empêcher. Le récit débute alors qu’ils sont vieux et que la mort rode. La promesse dure dix mois, jusqu’à ce que l’un d’eux finisse par craquer et que finalement ils fassent leur deuil. Ce roman a eu le prix Médicis. J’ai trouvé ça assez “dingue” parce que ce n’est pas un livre nombriliste ou parisien, c’est un livre qui parle de fraternité et de loyauté.

Après, tu le sais, il y a eu la trahison, l’Irlande. Depuis, j’enchaîne des choses en raison de l’urgence, mais désormais, à l’heure où nous parlons, je n’ai plus d’idée. Peut-être qu’il y aura quelque chose ou peut-être qu’il n’y aura rien.

En quoi ton histoire et les combats que tu portes nourrissent-ils ton style qui me semble de plus en plus emphatique et lyrique ? De plus en plus imagé.

C’est ton analyse, mais j’espère que ce n’est pas vrai, je n’aime pas l’emphase.

Tu crois qu’on peut faire plus emphatique qu’Antigone ?

C’est vrai. Mais Le Quatrième mur n’est pas gonflé d’orgueil. Ce que j’essaie, c’est d’aller à l’os des mots. Je veux aller vers une langue où il n’y a plus de place pour rien, donc vraiment l’os. Avec des phrases courtes.

Oui, mais ça, c’est ton écriture journalistique…
Non, c’est aussi mon écriture littéraire, j’espère. Je ne parle pas des « nuages moutonnants se dirigeant vers l’horizon lointain ». Pour moi, le mot « nuage » se suffit à lui-même. Je souhaite que le mot ne perturbe pas, ne vampirise pas le propos.

Tu ne peux pas nier que ton écriture est très imagée !

Oui, mais elle est imagée à l’essentiel. Si tu offres l’entrée de Sabra et Chatila à quelqu’un qui a des mots de trop, cela te donne TF1 et un reportage à gerber.

Et Quatre heures à Chatila, de Genet ?

Je me demande s’il n’y avait pas des mots de trop.

Quels sont les livres et auteurs qui t’ont inspiré, que tu as lu et que tu relis ?

Étrangement, Georges Simenon. Il te fait entrer dans les loges de concierges, gravir des escaliers grinçants, aller chez les bourgeois et chez les aristos, chez les putes et les macs, dans les bas-fonds. Et tu y es, et tu sens, et tu entends, il n’y a pas un mot de trop. Je parle du Bourgmestre de Fumes, de Monsieur Hire, de tous ces livres qui ont fait des films tant ils sont visuels. Simenon est un maître capable de faire des livres avec un presque rien qu’il a aimé et observé.

Quel est ton rapport, justement, à l’autofiction ?

Je suis loin de l’autofiction. Je suis loin de la fiction. Certes Georges est mon deuxième prénom, mais…

Antoine Chalons, le petit luthier, narrateur-héros de Mon traître, c’est quasiment l’anagramme de Sorj Chalandon…

Ce n’est pas Sorj Chalandon, le journaliste, qui veut devenir metteur en scène à Beyrouth, même si je suis dans toutes les pages, dans tous les lieux, devant le char syrien (sauf que moi je m’en suis tiré). Je ne suis pas le héros du Quatrième Mur. Le héros, c’est Georges, celui que je ne suis pas devenu.

Deux ou trois titres classiques qui te parlent encore ?

J’ai appris la littérature avec Antigone, L’Enfant et L’Insurgé. Puis Vian, pour la musique des mots. Chez moi on ne lisait pas, donc lire était déjà un acte de résistance. Puis il y a eu Sartre. J’ai lu La Nausée de très nombreuses fois. L’un des plus beaux souvenirs de ma vie, ce fut de voir le Jean-Paul Sartre de ma bibliothèque autour de la table, à Libération. J’ai pleuré en lisant La Nausée, je voulais écrire comme cela.

J’ai été un jeune lecteur traditionnel. J’aime la littérature française et la littérature irlandaise. J’aime les échos familiers. J’ai envie d’apprendre des choses sur ce que je suis et d’où je viens, c’est récurrent. J’ai moins d’appétit pour la littérature scandinave, aussi formidable soit-elle.

Et si je cesse de te parler de littérature, parmi mes grands chocs, il y a eu Le Manifeste du parti communiste et Que faire ? de Lénine. Ce n’est pas un roman, ce n’est pas très drôle. Mais à cette question, la réponse « Indignez-vous ! » ne suffit pas.

Propos recueillis par Nicolas Norrito

Il y a trente ans, la Marche pour l’Égalité

mardi 15 octobre 2013 :: Permalien

Le mensuel CQFD publie ce mois-ci un long entretien avec Mogniss H. Abdallah où ce dernier revient notamment sur sa participation active à la Marche pour l’Égalité. Le voici, in extenso.

Échecs à l’auto-organisation

Mogniss H. Abdallah est l’animateur de l’agence IM’média et l’auteur de Rengainez, on arrive ! Chroniques des luttes contre les crimes racistes ou sécuritaires, contre la hagra policière et judiciaire des années 1970 à aujourd’hui (Libertalia, 2012). Témoin et acteur pivot des trente années écoulées, il revient pour CQFD sur l’histoire des luttes de l’immigration et des banlieues.

Comment s’est créé IM’média ?

Au printemps 1983, j’encadre un stage sur les médias à Bron, près des Minguettes avec des jeunes des cités de Paris, la cité Gutenberg de Nanterre, Saint-Étienne et Marseille, eux-mêmes impliqués dans les luttes contre les crimes racistes ou sécuritaires, les violences policières, les questions de relogement et les expulsions. Dans le même temps, les embrouilles avec les flics sont permanentes aux Minguettes, jusqu’à ce fameux 19 juin où Toumi Djaïdja se fait blesser par balle par un flic. Auparavant, le 21 mars, il y avait eu des affrontements aux Minguettes, suivis d’une grève de la faim de jeunes sur place. Puis un collectif ad hoc de soutien à Toumi se crée avec le curé Christian Delorme, c’est là que germe l’idée d’une grande marche. L’objectif était de sortir de la guéguerre privée entre les jeunes et les flics et de poser des enjeux centraux sur les questions de police et de justice mais aussi de logement, de travail ou de revenu. Notre stage a abouti à un film, Minguettes 1983, qui retrace toute cette histoire. Après le stage, les participants décident de créer l’agence IM’média, (Immigration & Média). Il y avait la volonté d’affirmer qu’on n’était pas une génération spontanée ou une génération zéro mais qu’on avait une histoire, et aussi des expériences personnelles à partager.

Pendant la Marche, on a été un peu le poil à gratter en maintenant la pression sur la dimension des crimes racistes et des violences policières, dimension qui a été édulcorée, notamment par les socialistes pour lesquels il était hors de question de toucher aux rouages de l’État. Les médias aussi ont lourdement insisté sur une dimension non-violente et œcuménique, citant à l’envi Gandhi et Martin Luther King, valorisant même des scènes de fraternisation avec les motards de la police. Nous avons – avec des associations ou groupes indépendants – organisé des forums Justice y compris sur le parcours de la marche et nous avons vu notre position renforcée à la fin de la Marche à cause de l’effet provoqué par la défenestration, le 14 novembre, de Habib Grimzi, un jeune touriste algérien, par trois légionnaires sur le train Bordeaux-Vintimille. À la même période, un rassemblement des familles de victimes de crimes racistes s’est constitué, qui deviendra plus tard les « Folles de la Place Vendôme », sur le modèle des Mères de la place de Mai en Argentine.

Quels souvenirs gardes-tu de la Marche ?

Quand on est partis de Marseille, les médias, à commencer par la presse postgauchiste, s’en foutaient complètement, à part Bernard Langlois qui animait l’émission Résistances sur Antenne 2, l’émission Mosaïques sur FR 3 et quelques correspondants locaux comme le photographe Pierre Ciot, pigiste à l’AFP à Marseille. Un copain avait proposé à Serge July, le directeur de Libération, de faire un carnet de route quotidien et il s’est fait envoyer paître. On a alors monté un pôle de médias alternatifs avec des journaux comme Sans Frontière, Expressions immigrés-Français (le canard de la Fasti) ou des fanzines comme Rencar (Corbeil) et des radios libres, Radio Gazelle à Marseille, radio Trait d’union à Lyon, radio Soleil à Paris on fonctionnait par téléphone ou avec des cassettes – il n’y avait ni Internet ni podcasts à l’époque ! – qu’on confiait à des voyageurs qui devaient les livrer à l’arrivée à des copains qui attendaient à la gare de Lyon. La moitié des cassettes a dû se perdre !

Je me souviens de l’étape de Grenoble qui a été la plus multicommunautaire avec un inter-collectif qui réunissait des Espagnols, des Turcs, des Portugais, des Italiens. C’est intéressant de le rappeler par rapport au pli « Marche des Beurs » qui a été pris. Cette appellation est fausse et énerve tout le monde, mais il y a bien eu une tendance à réduire la marche à une dimension franco-maghrébine. L’affiche de la Marche, où on voit un gars qui marche avec une babouche et une charentaise donne déjà cette tonalité-là. Mais ça ne correspond pas à la volonté initiale de marquer la légitimité de la présence des gens issus de l’immigration toutes origines confondues.

Autre souvenir amusant, c’est à l’arrivée à Paris, je me retrouve, je ne sais plus trop comment, à filtrer les gens qui voulaient intervenir sur le podium où c’était un franc bordel. Je vois arriver six ou huit balaises, type SO de la CGT, qui poussent des coudes pour faire monter un monsieur avec une écharpe tricolore, je reconnais Paul Mercieca, le maire de Vitry-sur-Seine, celui-là même qui avait fait démolir au bulldozer un foyer devant accueillir 300 travailleurs immigrés. Je lui ai dit : « Maintenant toi tu dégages où j’appelle le bulldozer ! » (rires). Il faut dire aussi que le PCF était plutôt hostile à la Marche : il y voyait une opération anticommuniste du PS et des gauchistes mettant en valeur des voyous immigrés ainsi qu’une opération pour dénigrer le maire communiste de Vénissieux, Marcel Houel. D’ailleurs à la dernière fête de l’Huma, considérée comme le rendez-vous social et politique incontournable de la rentrée, il n’y a pas eu débat sur la Marche, alors que Jamel Debbouze, qui joue dans un film sur cette Marche, était l’invité d’honneur. Sauf au stand de l’asso AC le feu, avec une expo de la Caravane de la mémoire, à laquelle participe IM’média. C’est sidérant de voir que trente ans après, pour le PCF, la Marche ne fait toujours pas partie du patrimoine ouvrier national. Pourtant le PC a beaucoup changé sur ces questions-là, par la force des choses ; il y a trente ans, il était hostile au droit de vote des étrangers.

Après l’arrivée de près de 80000 personnes le 3 décembre, on a l’impression que suit une période assez confuse. Et qu’il manque de passerelle entre le mouvement beur et le mouvement social.

Dans la foulée de la Marche, il y a aussi l’ouverture au centre Beaubourg d’une grosse expo sur les enfants de l’immigration. Le jour même de l’inauguration de l’expo, le personnel de nettoyage, principalement immigré, est en grève. Après le discours inaugural, au moment où le gratin culturel, Jack Lang et Georgina Dufoix, secrétaire d’État à la Famille, à la Population et aux Travailleurs immigrés, montent à l’étage pour déguster les petits fours, j’interpelle les invités : « Maintenant, c’est le moment du choix, il y a ceux qui montent avec les ministres grévistes et ceux qui descendent au sous-sol pour soutenir les travailleurs-euses du nettoyage. » On a pu voir la plupart des exposants préférer les mondanités, c’est là où j’ai utilisé la première fois la notion de « beurgeois ». Le chaînon manquant, il est dans cette course à la reconnaissance, aux strapontins, où ces gens sont prêts à tourner le dos aux grévistes qui pouvaient être leurs parents. Par la suite, les socialistes ont vraiment joué le ressort des fils et filles d’immigrés contre leurs parents, des réguliers contre les irréguliers, et « la fin des immigrés ». Le journal Sans-frontière s’arrête. Son dernier numéro paru en 1985 titre : « Ciao l’immigration ! » Dans la même période, les socialistes ont officialisé les centres de rétention !

En fait l’après Marche n’ouvre-t-elle pas une décennie de récupération politique ?

La récupération est en trois temps. Dès le départ, on l’a vu, il y a cette tendance à zapper les violences policières et « la justice à deux vitesses », au point d’oublier l’origine de la mobilisation. Ensuite, il y a la volonté du gouvernement et du PS d’essayer de capter les leaders naturels dans le mouvement « beur » par toute une série de dispositifs – on parlera plus tard de « discrimination positive ». Mais comme il y a eu rapidement une série d’accrocs dans le rapport entre le mouvement beur et le pouvoir – notamment avec Convergence 84 qui met l’accent sur l’égalité des droits et non sur un antiracisme abstrait et refusait le parrainage des socialistes – ces derniers ont décidé de créer SOS-racisme de toutes pièces, avec une direction intégrée et sans aucune marge pour l’autonomie.

En 1984, toute une série d’acteurs de la Marche ont commencé à décrocher. La fin de la Marche s’est fait sur le mode « la prise en charge est terminée » ce qui révélé le côté très scout de certains organisateurs. Dans la même période, il y a le sida et la diffusion de la drogue dans les quartiers, plusieurs n’y survivront pas. Après la Marche, des centaines d’associations ont été créées localement mais très vite on assiste à la volonté politique de contrôler toute initiative, grâce aux subventions notamment. Ce qu’on a appelé le « mouvement beur » s’est vite épuisé comme force d’entraînement, bien qu’au niveau local des initiatives alimentent la flamme par à-coups. Je pense à la grève de la faim de Djida et Nasser contre le projet de loi Pasqua en 1986, ou plus tard au lancement du MIB.

SOS-Racisme a fonctionné comme une passerelle entre la jeunesse scolarisée et le PS, mais l’injonction d’intégrer SOS faite aux jeunes des quartiers venait principalement de militants de la Ligue (LCR).

En fait, je pense que le mot de « récupération » est tout compte fait partiel, il serait plus pertinent de parler d’instrumentalisation à d’autres fins (par exemple le fait de reporter toute la responsabilité du racisme sur le FN). C’est aussi une illustration du rejet même de l’idée de faire de la politique autrement en France : comme si les mouvements sociaux devraient voir leur accomplissement dans le jeu politique des partis et du pouvoir. C’est la négation même de la logique de contre-pouvoir.

Dans quelle mesure les structures qui se voulaient ou se veulent issues des luttes de l’immigration n’ont pas tendance à reproduire ce rapport d’aspiration vers le pouvoir ?

C’est sûr que beaucoup préfèrent faire des coups médiatiques plutôt que de travailler à l’auto-organisation qui ne peut exister que sur des luttes concrètes. Je prends l’exemple de la lutte des habitants de la cité Gutenberg à Nanterre : c’est d’abord une lutte victorieuse pour le relogement des habitants des cités de transit qui rejoint aussi la problématique de la justice après l’assassinat d’Abdenbi Guemiah par un beauf le 23 octobre 1982. Ces questions de justice impliquent nécessairement un suivi dans la longue durée et une volonté d’aboutir à des résultats dans la lutte judiciaire, il ne s’agit pas de « coup », de spectacle lors d’un procès. Assurer le suivi, c’est notre devise. D’autre part, l’auto-organisation est aussi liée à la nécessité d’indépendance économique des associations, or, la plupart du temps, soit ça vire à l’accoutumance aux subventions et à la dépendance à une commande publique politiquement versatile, soit ça vire au business et à des logiques complètement entrepreneuriales. Pour les autres, c’est l’éternel retour de la précarité. C’est une des raisons de l’impasse, mais ce n’est pas particulier aux quartiers.

En 2005, apparaît le concept d’« indigènes de la République », qui revendique l’autonomie, voire le séparatisme, des luttes de l’immigration postcoloniale. Penses-tu qu’il y a là un vecteur fédérateur ou confusionnant ?

Moi, je fais partie de ce courant aujourd’hui peut-être minoritaire, pour qui l’articulation entre la question raciale et la question sociale est essentielle. Or les Indigènes de la République surfent sur l’abandon progressif de la question sociale et de la lutte des classes, en tout cas, ils en font une affaire secondaire. Ils ont raison de dire que la question coloniale et postcoloniale, dont ils font le centre de leur discours, a été minorée, mais ce qui me semble problématique, c’est la déconnexion avec la réalité sociale, ce qui par la suite peut empêcher des convergences ou des alliances concrètes. J’ai assisté à une discussion, dans le sud de la France, où un mineur, fils d’immigré italien, atteint de la tuberculose en raison de son travail, se voit rétorquer qu’il bénéficie néanmoins « du privilège blanc ». En gros, il est exclu de la classe des plus-opprimé-que-moi-tu-meurs et sa parole est disqualifiée. La constitution d’un « nous » indigène peut être en ce sens-là excluant de la dimension sociale ainsi que des nouvelles provenances d’immigrés, qui ne sont pas issus des anciennes colonies françaises qu’ils soient Chinois, Turcs, Sri-Lankais, Tamouls, Roms. De ce point de vue, le « nous » qui m’intéresse est pluricommunautaire, internationaliste… mais je suis peut-être un peu ringard de ce côté-là.

Finalement qu’est-ce qui se joue dans cette commémoration des trente ans ?

Pour moi, ce n’est pas la nostalgie stérile ou la mémoire pour la mémoire, mais clairement la transmission de l’histoire des luttes. D’ailleurs, déjà lors de la Marche de 1983, il y a eu un rassemblement en mémoire à la journée du 17 octobre 1961. En 1983, il y avait une réelle occultation d’État, au point qu’à Marseille, un émissaire du gouvernement nous avait explicitement mis en garde sur le fait qu’il ne fallait pas parler d’octobre 1961, ni de crimes d’État, etc. Beaucoup de marcheurs n’avaient jamais entendu parler de 1961. Aujourd’hui, je n’ai pas l’impression que beaucoup connaissent la Marche de 1983. Par contre, en regard de la commémoration à venir, on a plutôt l’impression qu’il y a une usurpation par des gens qui n’y étaient même pas. Je me demande quel phénomène d’entraînement cela peut conduire. Il y a, par exemple, un film destiné aux djeunes avec Jamel Debbouze, La Marche qui doit sortir le 27 novembre. Le film se termine sur une Georgina Dufoix qui se fait acclamer à l’arrivée de la Marche à Paris en annonçant sur le podium qu’une délégation allait être reçue à l’Élysée. Comme si c’était une revendication de la Marche ! En plus, c’était prévu dès le départ. On en revient à ce phénomène captation par le politique, cela participe à la volonté de la majorité actuelle de montrer qu’elle avait soutenu la Marche et de masquer tous ses reniements postérieurs. Or, l’euphorie venait du sentiment de constituer une grande force collective, pas d’être reçus par Mitterrand. Ce qui est prévisible, c’est que le film va provoquer une grande frustration chez ceux qui iront le voir et c’est possible que certains soient demandeurs de contenu, c’est à nous alors de proposer des pistes. En 1993, on avait, avec le comité national contre la double peine, organisé un meeting à la Bourse du travail à Paris sur le thème « Où en est le mouvement ? » avec projection en avant-première du film Douce France. Bilan : les gens avaient une furieuse envie de refaire des choses ensemble et deux ans plus tard, ça a donné le MIB. Trente ans après, l’enjeu c’est de savoir si cette envie on peut la retrouver, et s’il y a une relève. Car si on veut se battre pour l’égalité et contre le racisme, on n’a pas fini de marcher !

Propos recueillis par Mathieu Léonard

Power to the people ! Ou la surprenante épopée de la Angry Brigade

jeudi 10 octobre 2013 :: Permalien

Angry Brigade. Contre-culture et luttes explosives en Angleterre (1968-1972)
Servando Rocha.
L’échappée.

Les éditions L’échappée continuent leur cycle de publications concernant les groupes révolutionnaires qui ont marqué l’histoire politique internationale : après les Black Panthers, les illégalistes français, les Weathermen, la RAF…, c’est au tour de la Angry Brigade britannique de passer sur le grill, une cellule certainement moins « connue » que les Brigades rouges ou la RAF. Il n’y a d’ailleurs que peu d’ouvrages en français sur le sujet.

La présente édition de Servando Rocha, traduite de l’espagnol, revient sur le contexte historique qui a vu naître la Angry Brigade, mais aussi, ce qui est plus intéressant, sur ses influences et son mode d’action. La Grande-Bretagne ne connaît alors pas de mouvement de ce genre. Nous sommes en 1967, avant les révoltes de 68 et les attentats de l’IRA. La vague hippie domine le monde, on fume de l’herbe et on prend des acides en dénonçant vaguement la guerre du Vietnam. Le flower power est totalement récupéré par l’industrie culturelle, qui finira par enlever toute crédibilité politique au message véhiculé antérieurement.

À Londres, le quartier de Notting Hill est le berceau de la contre-culture, de la résistance au gouvernement et surtout des gens qui s’organisent pour lutter plus efficacement. Il y a d’abord des associations qui interviennent dans le social ou dans la défense des droits des gays et lesbiennes. Puis il y a surtout une multitude de publications, magazines ou fanzines qui ont une audience qui ferait rêver n’importe quel périodique alternatif d’aujourd’hui !

John Barker, Hilary Clark, Jim Greenfield et Anna Mendelson se rencontrent à l’université. Ils décident de quitter la fac et de s’installer à Londres, au cœur de la contre-culture. Ils sont de toutes les manifs contre la guerre du Vietnam mais ne se retrouvent pas dans l’idéologie pacifiste. Influencés par les situationnistes, Raoul Vaneigem en particulier, ils sont persuadés que la classe ouvrière n’obtiendra rien si elle se cantonne aux modes d’action habituels : grève, manifestation, etc. Ils décident donc de passer à la vitesse supérieure. John Waldron, l’un des hauts responsables de la police londonienne en fera les frais : sa maison est plastiquée le 30 août 1970. L’action est revendiquée dans un communiqué signé Butch Cassidy et le Sundance Kid. La Angry Brigade est née.

La police britannique aura le plus grand mal à arrêter les représentants de la Angry Brigade, parce qu’ils ont fait en sorte que l’appelation « Angry Brigade » fonctionne comme une franchise. Quiconque partage ses idées révolutionnaires et veut réaliser une action contre une représentation du pouvoir peut le faire en se revendiquant de la Angry Brigade. En revanche, une règle ne doit pas être brisée : la Angry Brigade ne s’attaque pas aux hommes, mais à l’État, à l’économie, à l’impérialisme. De nombreux militants d’extrême gauche seront inquiétés, mais la police ne trouve pas la moindre preuve, notamment Stuart Christie, l’un des fondateurs de la Croix noire anarchiste et à l’origine d’un attentat contre Franco.

Le livre de Servando Rocha se lit de bout en bout comme un roman, un road movie. Il a bien réussi à replacer la naissance de la Angry Brigade dans le contexte international. L’histoire déborde donc sur d’autres mouvements, d’autres courants qui étaient à l’œuvre en même temps. La reproduction des communiqués est aussi une très bonne idée, appuyée par une iconographie d’époque importante et riche. Bref, une jolie somme.

Charlotte Dugrand

Sur la Révolution française…

mardi 17 septembre 2013 :: Permalien

En juin 2013, Article 11 a publié un long entretien avec Claude Guillon, animateur du (passionnant) blog « La Révolution et nous » et préfacier de Bourgeois et bras-nus (Daniel guérin). Claude Guillon a souhaité ajouter certains éléments. Voici l’ultime version.

« La partie la plus intéressante de la société » ?

À la fin du XVIIIe siècle, et donc au début de la Révolution française, il existe peu de sociétés féminines : quelques loges maçonniques, des associations charitables, de rares corporations. La mixité même n’est pas la règle dans l’espace social. Les sociétés populaires admettant les femmes — ne serait-ce que dans le public —, c’est donc déjà une audace.

En étudiant ces espaces mixtes, on remarque vite que les hommes y portent un regard particulier sur les femmes. Ils usent clairement d’un discours de domination masculine, mais avec des précautions, des formules galantes. Ils commencent par complimenter les femmes, fréquemment désignées comme « la partie la plus intéressante de la société ». On voit bien tout ce qu’il y a d’ambigu dans cette galanterie : le propos semble aimable, mais c’est surtout une façon de ne pas donner aux femmes une position d’égales.

Cela renvoie d’ailleurs à une expression qui apparaît au début des années 1800 dans les dictionnaires médicaux : « un état intéressant », à propos d’une femme enceinte. Le fait d’accoler l’adjectif « intéressant » à la femme est une façon de la renvoyer à un statut essentiel : celui de mère.

Des comportements collectifs

Les travaux historiques ne sont pas exempts d’un biais phallocrate. C’est vrai qu’on ne trouve plus, dans les actuels livres d’histoire, de déclarations d’un machisme égrillard et goguenard comme il y en avait dans les textes du XIXe. Mais si tu creuses la question, tu te rends compte que les ouvrages récents présentent des impasses relevant sans doute d’une logique voisine. La présence des femmes dans les cérémonies révolutionnaires de 1789 à 1793 est ainsi souvent vue avec une certaine condescendance : on atteste leur présence, mais comme à la parade. C’est peut-être la vision qu’en avaient alors les révolutionnaires, mais l’historien ne doit évidemment pas prendre au pied de la lettre les conceptions idéologiques de l’époque.

Je vois bien que de la même source (disons : un article de journal sur une cérémonie révolutionnaire), je ne tire pas les mêmes conclusions que beaucoup d’historiens. Eux restent à la surface du récit : des femmes sont présentes et on leur dit éventuellement qu’elles embellissent la cérémonie. Certes. Mais si elles sont là, c’est quelles se sont réunies ; si l’une parle en leur nom, c’est qu’elle a été désignée ; si elle fait un discours, c’est qu’il a été discuté, etc. Derrière cette apparence d’insignifiance, il y a donc des comportements collectifs, politiques, de femmes. C’est ce qui m’intéresse. Parce qu’il se produit quelque chose de nouveau : une vraie existence politique des femmes. On s’adresse à elles et elles s’adressent à la société. Des mécanismes collectifs subtils se mettent en place.

Femmes du côté de la Gironde…

Quelques figures révolutionnaires féminines sont souvent mises en avant dans le champ historique classique : Olympe de Gouges, Anne-Josèphe Théroigne de Méricourt et la baronne Palm d’Aelders. Les deux premières sont partisanes de la révolution et y ont participé ; la baronne d’Aelders, hollandaise d’origine, doit rapidement rentrer dans son pays natal. Ce sont des révolutionnaires, mais modérées, proches des Girondins — ce qu’on appellerait aujourd’hui la droite (mais la droite de la révolution !). Tout en étant plus « féministes », au sens actuel, que beaucoup de groupes de femmes constitués de l’époque, elles optent pour le camp qui tente de stopper le processus révolutionnaire.

Il s’est produit des choses encore plus paradoxales. Par exemple, dans la période pré-révolutionnaire, des loges maçonniques accueillent des femmes. Certaines sont même exclusivement féminines. Parmi ces dernières, citons l’Ordre des Amazones, qui regroupe essentiellement des femmes de l’aristocratie tenant un discours radical, féministe et revendicatif. Et cela complique forcément la généalogie du féminisme. Dès le début, il y a cette ambiguïté : la revendication radicale d’un statut différent pour les femmes ne va pas forcément avec un parti-pris politique radical.

… et du côté de la Montagne

D’autres militantes plus populaires, comme Pauline Léon, cofondatrice des Citoyennes républicaines révolutionnaires (c’est le nom qu’elles se donnent), se placent non seulement du côté de la Montagne, mais tentent de dépasser son programme. C’est ce qu’on pourrait appeler l’ultra-gauche de l’époque : les Enragé(e)s. Ces femmes ont une pratique qu’on peut qualifier de féministe, puisqu’elles se battent en tant que femmes, mais pas le discours correspondant.

Pour être reconnues, les Républicaines révolutionnaires interviennent sur des questions liées aux femmes (dont la prostitution). Et elles s’instituent comme une espèce de ministère sauvage des questions féminines. Elles sont conscientes d’avoir un handicap du fait d’être nées femmes, et elles se proposent pour régler les problèmes spécifiques aux femmes — un peu comme s’il leur fallait expier une faute originelle (on n’est pas loin de la Bible !). Et c’est encore pire après l’assassinat de Marat par une femme, Charlotte Corday.

Moralisme de la révolution

Les Républicaines révolutionnaires tiennent un discours plutôt abolitionniste sur la prostitution. Elles voient les prostituées comme fautives, mais contraintes et donc excusées par la misère. Elles proposent qu’elles soient internées dans des établissements spéciaux où elles seraient employées à des tâches leur permettant de trouver la rédemption. Bref, une position moraliste. Mais la Révolution elle-même est moraliste. Le libertinage est vu comme une pratique des aristocrates. Et le peuple porte une conception de la morale plutôt rigide, et qui n’est pas tellement critiquée. Si Pauline Léon ou Claire Lacombe mènent une vie assez libre par rapport aux normes de l’époque, elles ne le disent jamais, n’en font pas une position politique revendiquée.

Les Républicaines révolutionnaires se défendent, par exemple, des critiques qui les présentent comme n’étant pas de bonnes mères de famille. Elles doivent s’affirmer comme telles, quitte à faire semblant. Il y a là une grande pesanteur : les femmes sont renvoyées à ce rôle reproducteur, supposé « naturel ».

Des clubs de jeunes

Il y a un certain nombre de clubs d’enfants ou d’adolescents pendant la Révolution. Mais ils sont rarement pris au sérieux : il s’agit surtout de montrer que tous les sexes et toutes les classes d’âge constituent la Nation et participent aux fêtes révolutionnaires — les femmes comme les vieillards ou les enfants. Sauf que certains se prennent au jeu. Je pense à un club d’enfants d’une ville de province, dont on peut penser qu’il est constitué pour l’apparat : défiler en uniforme lors de certaines fêtes révolutionnaires. Mais ils écrivent à la municipalité, expliquant qu’ils voudraient élire leurs officiers. Quand on leur oppose un refus, ils s’obstinent et, à la fin, obtiennent gain de cause. Les choses avancent ainsi, à la marge.

De la même façon, tel club de femmes prend délibérément des adolescentes comme porte-paroles. Celles-ci se retrouvent à tenir des discours devant des sociétés populaires. Ça peut être folklorique ou extrêmement bureaucratique et encadré, comme ça a pu l’être dans les pays de l’Est, mais c’est parfois beaucoup plus libre. Et c’est d’autant plus intéressant que les femmes et les enfants ont un statut commun de mineurs. Le fait qu’il s’opère des rapprochements spontanés entre ces groupes n’est donc pas anodin.

Affirmation puis reflux

Du point de vue de l’histoire des femmes, la Révolution est une époque essentielle : il se passe tant de choses ! Et ce n’est pas limité à Paris ou aux grandes villes : la circulation des informations est intense et s’opère par des canaux multiples. D’un événement organisé par tel club de femmes à tel endroit, on trouve trace dans plusieurs journaux et sociétés à travers la France. Ça ne signifie pas que des clubs de femmes existent partout, mais personne ne peut ignorer qu’il en existe. Et tout le monde n’y est pas hostile : certains journaux en rendent compte de manière positive et encourageante. S’affirme ainsi dans une partie de la société un désir d’intégration des femmes. Mais à condition que ces dernières se moulent dans la vision essentialiste (les réduisant à un rôle de mère de famille) et paternaliste qui a cours.

Nous sommes actuellement dans une phase de réévaluation, à la hausse, du rôle des femmes dans la Révolution française. Ce qui pose d’autant plus question : comment se fait-il que ce mouvement d’affirmation des femmes disparaisse après la phase révolutionnaire ? Comment expliquer cette espèce de trou noir entre 1793 ou 1794 et 1848, durant lequel on a l’impression que les femmes ne participent plus à rien ? C’est en effet un vrai reflux qui commence en 1793, et qui s’accentue avec Napoléon et son Code civil — ce dernier bétonne pour longtemps le statut d’infériorité des femmes.

Le rôle confus des Marchandes de La Halle

Les clubs de femmes sont interdits en octobre 1793. Une interdiction qui s’inscrit, selon moi, dans un plan robespierriste et jacobin d’élimination (au moins politique) des Enragé(e)s. Robespierre fait le ménage à sa gauche. Il élimine d’abord les Enragés Jean-François Varlet et Jacques Roux, ainsi que Jean-Théophile Leclerc. Puis, usant d’un prétexte, il s’attaque aux Républicaines révolutionnaires.

Auparavant, les Républicaines révolutionnaires ont beaucoup insisté sur des questions symboliques de port obligatoire de la cocarde et du bonnet rouge. Ça a bien marché pour la cocarde, mais des réticences se sont faites jour à propos du bonnet rouge ; cette surenchère dans l’affichage, censée permettre de repérer les contre-révolutionnaires (ceux qui ne l’arborent pas), commence à fatiguer une partie de la population. Dont les marchandes de la Halle, un groupe disparate et assez étonnant.

Ces marchandes de la Halle sont pleines de contradictions, et entretiennent avec le pouvoir une relation aussi ambigüe qu’installée. Beaucoup d’entre elles ont participé aux journées des 5 et 6 octobre 1789, dite Marche sur Versailles, quand le peuple (dont une majorité de femmes) est allé chercher la famille royale pour la ramener à Paris. Mais ces marchandes sont aussi très attachées à la famille royale, avec laquelle elles cultivent des liens anciens — lors des présentations de vœux, elles étaient ainsi reçues à Versailles, où on leur offrait à manger et une gratification. Elles jouaient presque un rôle de fou du roi : leur vocabulaire poissard (un français grossier et imagé) amusait énormément la bonne société aristocratique.

Pendant la Révolution, ces marchandes se situent plutôt du côté du manche ; elles sont considérées, de façon générale, comme un facteur d’ordre. Sauf qu’elles se battent régulièrement avec les Républicaines-révolutionnaires : ces deux groupes se détestent. Et il s’agit de vraies bagarres ! Voilà le prétexte qu’attend Robespierre : il utilise — ou suscite — un énième incident pour régler leur compte à celles qu’il a dans le collimateur. Sous prétexte de rétablir l’ordre, le local de la Société des Républicaines révolutionnaires est investi. Et deux jours plus tard, le 30 octobre 1793, un texte est voté, qui interdit toutes les sociétés de femmes.

« Stériles comme le vice »

Dans ses notes, Robespierre revient sur la place des femmes dans la Révolution. Il explique qu’elles ont joué leur rôle, que certaines ont eu un comportement héroïque – et de fait, les héroïnes des 5 et 6 octobre sont reconnues comme telles, et ont leur banderole lors des fêtes et cérémonies. Il écrit aussi que les femmes ont leur place dans les sociétés populaires, où elles viennent faire leur éducation civique. Mais après, ce qui est sous-entendu c’est qu’elles sont priées d’y rester, à leur place ! Il a une formule horrible sur les républicaines révolutionnaires, qu’il juge « stériles comme le vice » ; une expression renvoyant à la morale et au difficile positionnement des femmes qui ne sont pas mères de famille.

Robespierre est un homme moderne, mais de son temps. D’un côté, il se veut assez libéral, reconnaît que les femmes ont une place dans la société. De l’autre, il y a chez lui quelque chose d’archaïque. Et ce qu’il croit être son intérêt politique (il le paiera de sa tête !) rejoint un fond très machiste.

Mais le décret d’interdiction des clubs ne peut mettre un coup d’arrêt à la présence des femmes dans les émeutes et manifestations spontanées : elles y participent encore en 1794. Et cette interdiction soulève aussi quelques protestations — des rapports de police indiquent que la loi, affichée à tel endroit, a été déchirée. Reste qu’il devient très difficile aux femmes de se réunir autrement que spontanément : c’est un vrai coup porté au mouvement féminin. Il faudra attendre 1848, puis la Commune, pour voir refleurir les clubs de femmes.

Aux armes !

Le programme des clubs de femmes parisiens de 1871 est le même que ceux de 1793 : armement, éducation, etc... Elles se bagarrent sur les mêmes thèmes.

Pendant la Révolution, la question des armes est une revendication forte des clubs de femmes. Elles réclament le droit de participer à la Garde nationale ou de pouvoir s’entraîner au maniement des armes. Individuellement, certaines s’engagent même dans l’armée. Mais elles en sont progressivement chassées à partir de 1793, sous le prétexte que trop de femmes suivent les armées ; une allusion aux prostituées accompagnant les régiments. Sous couvert de chasser ces dernières, on en profite pour évacuer aussi les combattantes.

Ces femmes combattantes restent marginales : 80 cas sont documentés, et j’en ai retrouvés 80 autres au fil de mes recherches. Mais ce qui est intéressant, c’est qu’elles sont parfois parfaitement intégrées, en tant que femmes, avec des galons, des décorations. Une vraie remise en cause de l’image de la femme traditionnelle. Et qui rencontre une sympathie d’une partie de la société. Une soldate démobilisée devant rentrer chez elle fait ainsi, sur le chemin, la tournée des sociétés populaires : elle y est reçue, on la fête, elle y prend la parole.

Cette autre image de la femme va être totalement niée dans la période post-révolutionnaire. Comme d’autres acquis de la Révolution. C’est qu’il faut mesurer le traumatisme incroyable que représente cette dernière. Pendant des décennies, toute l’énergie de production idéologique de la société visera à conjurer ces événements tellement incroyables qu’on a même du mal à se persuader qu’ils se sont produits. On a mis fin à une monarchie ! On a coupé le cou à la famille royale !

Une révolution matérialiste ?

La Révolution française n’est pas une révolution matérialiste, athée ; ce n’est même pas, au début, une révolution républicaine. Au début, une monarchie constitutionnelle se met en place, avec le soutien d’une grande partie du clergé. C’est seulement dans le courant de la révolution, à cause d’antagonismes et d’intérêts divergents, que les choses prennent une autre tournure. C’est fondamental : les processus révolutionnaires sont longs, et on n’en devine jamais la fin en regardant le début.

Quand le Roi prend la fuite en 1791 et qu’il est arrêté à Varennes, les autorités révolutionnaires hésitent à reconnaître ce que ça signifie. Elles commencent d’ailleurs par dire que le Roi a été enlevé ! Parce qu’elles se rendent bien compte de ce que ça implique : il va falloir aller plus loin. Tout recommence, c’est une nouvelle révolution. Elles ont ébranlé une société et s’aperçoivent qu’il faut repartir pour un tour. D’où cette espèce de dénégation, à la fois tactique et pour elles-mêmes.

Un bagage léger

Il y a un autre point fondamental : les gens qui sont acteurs de la Révolution française ont très peu de références. Tout juste peuvent-ils se référer à la Révolution anglaise, au début de l’indépendance américaine et aux philosophes des Lumières. Certes, ils ont lu Rousseau, reprennent largement sa vulgate posant que l’homme est né libre et que la souveraineté ne se partage pas. Ça n’est pas rien, mais c’est un bagage léger....

De notre côté, nous possédons de pleines bibliothèques de théories et récits révolutionnaires — sur 1789, 1830, 1848, 1871, 1936, etc. Ces dizaines de milliers d’ouvrages pèsent un peu sur nos épaules : nous avons l’impression que pour être révolutionnaire, il faut tous les connaître. Nous avons tous présents à l’esprit des figures du mouvement ouvrier révolutionnaire : des gens érudits, formés, sachant pourquoi ils agissent. Il s’agit là d’une figure du révolutionnaire qui s’est constituée petit à petit.
La Révolution française nous rappelle que des gens peuvent faire une révolution en croyant en dieu (quitte à ce que la révolution les change !), en portant des idées vagues et contradictoires. C’est ainsi : les révolutions sont faites par des gens qui, au regard des idéologies, sont toujours trop ceci ou pas assez cela C’est dans la pratique que les choses se décantent, que des rapports de force se créent, que de nouvelles pratiques émergent. Et c’est un constat que je trouve réconfortant pour le présent, et pour l’avenir !

Claude Guillon