Le blog des éditions Libertalia

Pour Miguel. Le sens éthique de son œuvre.

mercredi 3 mai 2017 :: Permalien

Miguel Abensour (photo : Yann Levy)

Texte écrit par Louis Janover à la mémoire de Miguel Abensour, mort le samedi 22 avril. Publié conjointement sur les sites de Smolny et de Libertalia. Photo : Yann Levy

Pour Miguel,
Je voudrais seulement dire quelques mots sur ce qui a été tellement important dans l’amitié qui me liait à Miguel et qui je crois a la même importance dans son œuvre. C’est sur cette part que je veux mettre l’accent parce qu’elle n’apparaît pas toujours dans ce qu’on sait de lui. On a tendance, quand on parle de sa place comme penseur, à insister sur ce qu’il a apporté dans le domaine de l’utopie à une époque où elle avait été plutôt reléguée dans ce qu’on appelait le pré-marxisme. On peut dire à juste titre que c’est en grande partie grâce à Miguel que cette pensée est redevenue présente parmi nous, et c’est une part de notre rapport amical qui se retrouve là parce que cela rejoignait la pensée du surréalisme, qui était loin de lui être étrangère.
Tout était alors à redécouvrir et c’est à ce moment que j’ai connu Miguel. Mais surtout on mesure mal ce qu’a représenté sa collection pour sa pensée et pour un certain milieu intellectuel qui pouvait enfin discuter de l’importance de l’école de Francfort et de bien d’autres auteurs. Cela s’est fait dans un ensemble d’idées très cohérent que Miguel a condensé dans ce qu’il appelle une reconstitution des critiques pratiques de la politique.
Pour le comprendre, on doit se rappeler que le livre de Maximilien Rubel, Marx critique du marxisme, est le troisième livre de sa collection Critique de la politique. Cette publication marque une date dans l’histoire, car toute la pensée critique et révolutionnaire était alors dominée par le marxisme, et personne ne le dissociait de Marx. Faire ce pas, c’était se mettre d’une certaine façon en dehors du camp de la servitude volontaire, et c’est à travers ce retrait que Miguel Abensour a inscrit sa critique. Il faut imaginer ce que cela signifiait à l’époque pour se faire une idée de la responsabilité qu’il prenait. Cela continuait la critique de Socialisme ou Barbarie et lui donnait un nouveau sens.
Le mouvement auquel se rattachait alors la pensée de Miguel, c’était celui innervé par le socialisme des conseils. La collection, comme sa pensée, s’en est trouvée fortement marquée et c’est dans cette direction qu’il n’a cessé de s’orienter. En dépit de multiples sollicitations politiques, il a su garder intacte cette pensée critique qui était pour lui ce que Marx appelait la « démocratie vraie ». Il n’a jamais varié sur ce point, comme en témoignent ses livres et ses articles. C’est le sens notamment de sa contribution à la revue les Études de marxologie, qui unissait Marx et l’utopie. Il a également écrit un texte en faveur de la Pléiade de Rubel, « Pour lire Marx », qui est paru dans la Revue française de science politique, en 1970. Il a été repris chez Sens et Tonka en 2008. Miguel m’a souvent raconté que des collègues bien intentionnés ne se sont pas fait faute de lui faire savoir clairement à quoi et à qui il s’exposait.
Le troisième titre publié par Miguel, en 1974, dans Critique de la politique est de Rubel. La reprise de la collection chez Klincksieck, en 2016, quarante ans plus tard, commence par la réédition de l’ouvrage clef de celui-ci, Karl Marx. Essai de biographie intellectuelle. C’est la fidélité à une même pensée de l’émancipation qui sert à Miguel de fil conducteur, au point qu’il préparait la publication de la correspondance de Pannekoek avec Rubel. De la même manière, il a tenu à rééditer sans attendre un ouvrage capital, Le Mythe bolchevik, le témoignage d’Alexandre Berkman, un anarchiste qui remet dans une perspective nouvelle cette histoire.
On voit ce qu’il en est de la persistante présence de cette interrogation chez Miguel et dans quel sens elle oriente sa recherche. Cette pensée m’a très tôt liée à lui, et s’il est parmi nous et avec nous, c’est à travers cette œuvre. Miguel a condensé sa réflexion à travers l’évocation de sa vie dans un Entretien qui date de 2014 et qu’il a mené avec Michel Enaudeau. Il a pour titre laboétien La communauté politique des « tous uns ». Le sous-titre se lit Désir de liberté Désir d’utopie sans ponctuation, ce qui résume en quelque sorte son point de vue. L’un est inclus dans l’autre, comme changer la vie et transformer le monde.
L’utopie, c’était aussi pour Miguel l’idée que Breton exprime dans le Second Manifeste du surréalisme qui assigne à l’homme « de ne pouvoir faire moins que de tendre désespérément à cette limite ».
La dédicace qu’il me fit à cet Entretien définit le sens de notre amitié. « Pour Louis, mon ami et mon premier lecteur qui ainsi me donne la force et le courage de continuer. » Je peux dire que cette lecture me donne aussi la force et le courage de continuer.

Louis Janover, 25 avril 2017.

Mirage gay à Tel Aviv dans Orient XXI

vendredi 14 avril 2017 :: Permalien

— REVUE de PRESSE —

Publié dans Orient XXI, le 14 avril 2017.

« L’homonationalisme »,
drapeau de l’occupation israélienne.

Tel Aviv a été déclarée en 2012 « meilleure ville gay du monde » à l’issue d’une enquête menée par le site gaycities.com et American Airlines, ce qui lui vaut une fréquentation touristique conséquente, notamment en juin, au moment de la Gay Pride. Mais cette image « sea, sex and sun » d’ouverture et de tolérance présentée à l’Occident n’est qu’un mirage, selon Jean Stern. Car Israël, pays à la fois colonisateur et largement homophobe, a du mal à passer pour un défenseur des libertés, même si sa politique de communication tente en permanence de le faire croire.
Tel-Aviv est devenue l’une des villes les plus « gay friendly » du monde. Les médias et les réseaux sociaux présentent la cité israélienne comme un havre de tolérance, et l’une des grandes destinations de la fête mondialisée. En 2016, 35 000 touristes gays – les femmes étant peu représentées – y ont débarqué pour participer à la parade annuelle de la fierté homosexuelle. Mieux, à en croire des centaines d’articles éblouis et de sites Web enthousiastes, le pays tout entier serait devenu un paradis pour les homos. Jusqu’à l’armée qui poste sur son compte Facebook, en 2012, la photo de deux soldats se tenant tendrement par la main et se vante d’avoir été la deuxième au monde, après celle des Pays-Bas, à reconnaître des droits aux militaires homosexuels, dès 1995.
Ainsi, Israël se présente-t-il à l’Occident comme un phare de la liberté individuelle et de la modernité au milieu d’un Proche-Orient rétrograde. Mais cette image est un mirage selon l’enquête de Jean Stern, qui fera sans nul doute grincer quelques dents. Cet ancien de Libération, journaliste chevronné aujourd’hui rédacteur en chef du magazine de la section française d’Amnesty International a été cofondateur du magazine Gai Pied, étendard de la cause homosexuelle dans les années 1980 et 1990. Il n’apprécie pas de voir tourner à plein régime la « lessiveuse rose » (« pinkwashing »). Comment un pays à forte tendance homophobe peut-il se faire passer pour un ami des gays ? Car les Israéliens estiment à 46 % que l’homosexualité est une perversion, selon un sondage paru en 2014 dans le quotidien israélien Haaretz, opinion partagée par seulement 10 % des Français. Comment un État qui réprime et colonise un autre peuple peut-il passer pour un défenseur des libertés ? « Modèle de domination pour les islamophobes et les réactionnaires, Israël s’offre en modèle pour les homosexuels », déplore Jean Stern – ce dont profite évidemment le gouvernement de Benyamin Nétanyahou.

La marque Israël.
Passant derrière le miroir, le journaliste décortique avec alacrité, au fil d’une enquête sur place, les ressorts cachés de la rencontre entre une communication officielle sophistiquée et une communauté homosexuelle nationale et internationale avide de normalité et insensible aux réalités de la région. Au commencement était le marketing. Le succès de « Tel-Aviv capitale gay mondiale » est avant tout une réussite des techniques parfaitement maîtrisées de la hasbara, la propagande israélienne. L’image catastrophique du pays qui s’est aggravée depuis les années 2000 et la seconde intifada palestinienne a conduit notamment la ministre des Affaires étrangères Tzipi Livni à créer en 2007 une Israel brand management team (équipe de gestion de la marque Israël). Objectif : attirer les touristes, devenus trop rares, en effaçant l’occupation, le mur, les Palestiniens opprimés, les colonies et même la réussite de la high-tech, trop liée aux armes et au ministère de la défense. Il faut aussi faire oublier les pèlerinages chrétiens, vus comme ringards et pratiqués par des fidèles désargentés. Place à Tel Aviv, ses bars branchés, ses plages et sa vie nocturne. Et ses beaux garçons. C’est un diplomate israélien qui fut en poste à New York, David Saranga, spécialiste des réseaux sociaux et des ripostes numériques, qui a le premier l’idée de rajouter un volet spécifique : vendre « la vie gay plutôt que la vie de Jésus aux libéraux gays américains ».
La lessiveuse rose se met en marche, pilotée par l’État et la municipalité de Tel Aviv : campagne de promotion confiée à un cabinet spécialisé dans le marketing gay basé aux Pays-Bas, subventions massives, prise en main de la « semaine de la fierté » annuelle par la mairie, qui illumine la façade de l’hôtel de ville aux couleurs du drapeau arc-en-ciel, gigantesque party pour 10 000 personnes dans le stade de football, etc. Une bulle au milieu de la guerre. Ramallah, la « capitale » de la Cisjordanie est à 60 kilomètres. En levant les yeux vers la mer, les fêtards peuvent voir passer les avions et les hélicoptères qui vont bombarder la bande de Gaza, distante de 75 kilomètres. Mais ils ne veulent pas le savoir. Au cœur des festivités, la réponse aux questions de Jean Stern est toujours la même. Prêts à s’épancher sur le combat des minorités et la liberté, les personnes interrogées « ne savent pas trop » et « manquent d’informations » sur la Palestine, « c’est compliqué ».

La « lessiveuse rose »
Bref, ils s’en fichent ; la lessiveuse rose nettoie également à l’intérieur. Le livre présente dans son cahier photos un adjoint au maire de Tel Aviv, major de réserve, et son mari, capitaine, posant fièrement en uniforme avec leurs trois filles, nées par gestation pour autrui (GPA), grâce à des mères porteuses en Inde et en Thaïlande. Une photo qui demande à être décodée tant elle résume à elle seule les ingrédients du « mirage gay ». Pour se marier, les deux hommes ont dû aller à l’étranger : le mariage pour tous n’est pas reconnu en Israël, pas plus que le mariage civil pour les hétérosexuels, d’ailleurs. Et ces gentils papas sont par ailleurs membres d’une armée d’occupation.
Mais quand on communique, il faut durer dans le temps en lançant de régulièrement de nouvelles initiatives. La mairie de Tel Aviv suit de près l’actualité, fût-ce à des milliers de kilomètres. En mai 2013, la conseillère presse du maire de Tel Aviv découvre à la télévision la cérémonie du premier mariage homosexuel en France après le vote de la loi du 17 mai 2013 « ouvrant le mariage aux couples de personnes de même sexe ». Le maire de Tel-Aviv leur téléphone en personne pour inviter le couple tous frais payés à la parade gay. L’ambassadeur de France réclamera l’honneur de le loger à sa résidence. Dans leurs nombreux interviews, les mariés, militants LGBT, refusent de se prononcer sur la politique israélienne. Ils repartiront avec le titre d’« ambassadeurs d’honneur du gay Tel Aviv ». D’autres représentants de la mouvance homosexuelle suivront le même chemin, comme cette délégation de « gays progressistes » américains qui ne trouveront rien à redire à l’occupation.

Orientalisme sexuel.
Jean Stern décode, en commençant par l’exploitation du néo-orientalisme qui attire nombre d’homosexuels en Israël. Pour lui, les Juifs orientaux, les mizrahi, remplaceraient dans l’imaginaire gay la figure de l’Arabe, objet de désir exotique de Lawrence d’Arabie à André Gide en passant plus récemment par les banlieues parisiennes, mais désormais moins accessible dans un monde devenu plus dangereux. « Comble pour un pays de plus en plus raciste, Israël utilise sa diversité pour relancer l’orientalisme sexuel ». Chez les Israéliens, pourtant, on se mélange peu, comme en témoigne la saisissante description de cette boîte de nuit qui organise une fois par mois deux soirées gay successives, l’une pour les « Arabes israéliens », les Palestiniens d’Israël restés sur place en 1948, la suivante pour les Israéliens juifs. La lessiveuse rose fait aussi disparaître les réalités sociales.
Les touristes gays, en général aisés, ne voient rien de la pauvreté engendrée par un État aujourd’hui ultralibéral. Une cécité qui découle plus généralement de l’orientation que des sociologues qualifient d’« homonationalisme », « avatar parmi d’autres de la lutte mondiale entre oppresseurs et opprimés » qui fait tenir à beaucoup d’homosexuels blancs un discours anti-arabe. Les voix des militants qui dénoncent cette dérive sont peu audibles. La tête pensante de la « révolution gay », Gal Uchovsky confie à l’auteur : « L’occupation n’intéresse plus les gays de Tel-Aviv. Moi-même, et plein de gens comme moi, on est en train de devenir complètement mainstream, on a rejoint le monde normal ».

Pierre Prier

Gatti, hommage.

jeudi 6 avril 2017 :: Permalien

Armand Gatti par Yann Levy

La première fois que j’ai entendu parler d’Armand Gatti, c’était en 1996, lors du festival d’Avignon. Il y jouait dans le cadre du « off » et, sur les affiches, le « A » de son patronyme était cerclé à la manière du symbole anarchiste.
Quelques années plus tard, installé à Montreuil et devenu prof, j’ai eu enfin l’occasion de le rencontrer et la joie de faire la connaissance de toute son équipe. Immense gaillard citant Hölderlin, généreux et merveilleux conteur, poète toujours heureux d’échanger avec son prochain, qu’il soit bien-né ou enfant du peuple, comme lui le fils d’Auguste G., l’éboueur de Monaco.
En écoutant Gatti, on entrait dans une famille. Celles des combattant-e-s et des lettré-e-s, celle d’Ulrike Meinhof et de Georges Guingouin, Makhno, Sacco et Vanzetti, Walter Benjamin et Rosa Luxemburg, Manouchian et Olga Bancic.
Il portait une veste en cuir, qu’il disait être celle de Durruti. Il la tenait de May Picqueray. Mythe ou réalité, avec Gatti, on ne savait jamais trop.
En quinze ans, je l’ai souvent entendu déclamer ses textes en public. Au début, la diction était hésitante puis, après quelques minutes, le vieux chêne s’ébranlait et rien ne pouvait plus l’arrêter.
Dante Sauveur Gatti, nous poursuivrons ton combat pour un monde juste et beau. Venceremos !

N.N.

Le Roi Arthur dans CQFD

jeudi 6 avril 2017 :: Permalien

— REVUE de PRESSE —

Entretien avec William Blanc, paru dans CQFD, n° 151, février 2017.

Tous les chemins mènent à Camelot

Après Charles Martel et la bataille de Poitiers, livre coécrit avec Christophe Naudin, tu t’es attaqué au Roi Arthur, un mythe contemporain. Quel est l’enjeu de l’histoire critique et culturelle des mythes ?

Tout d’abord, comprendre que les mythes sont des constructions plastiques et que chacun peut y mettre le sens qu’il veut. C’est d’autant plus le cas avec les récits arthuriens et leur grande palette de personnages. En fait, le processus a commencé dès le Moyen Âge, au IXe siècle, lorsque la légende se crée dans les cours galloises, le roi Arthur est un des nombreux héros servant à se mobiliser contre les royaumes saxons voisins. Puis, au XIIe siècle, avec Geoffroi de Monmouth et Chrétien de Troyes, le mythe se christianise alors que l’Église s’affirme comme le groupe social dominant en Occident, au détriment de la chevalerie. C’est à ce moment-là qu’est inventée la Table ronde, allusion limpide au dernier souper de Jésus, mais aussi le Graal alors que les textes commencent à être rédigés dans les langues vernaculaires – c’est-à-dire autre que le latin – afin de pouvoir être lus et entendus par un public plus large (mais toujours noble). Ce mouvement culmine avec la rédaction, au début des années 1470, de la compilation de Thomas Malory, Le Morte Darthur, encore lu aujourd’hui dans les pays anglo-saxons. Il ne faut pas croire pour autant que le mythe est monolithique au Moyen Âge. On trouve des versions variant en fonction des origines géographiques ou sociales. Il y a ainsi un texte arthurien en hébreu produit au XIIIe siècle (dans lequel Arthur est déchristianisé), mais aussi des versions écossaises où Arthur est dépeint comme un usurpateur.
Bref, les interprétations des mythes sont en perpétuels changements et il n’y a pas une origine « chimiquement pure » de la légende de Camelot – tout comme il n’y a pas une origine « pure » des nations ou des idées politiques – qui se trouverait dans des « racines celtiques » largement réinventées au XIXe siècle. Un autre intérêt de l’histoire des légendes arthuriennes réside dans ses moyens de diffusion. Les récits arthuriens, y compris leurs versions les plus politiques, se propagent aujourd’hui par la culture populaire (cinéma, musique, BD, jeux vidéo), ce qui revient à dire que celle-ci, loin d’être un « sous-produit » à négliger, doit être au contraire être étudiée, ne serait-ce que dans un souci d’autodéfense intellectuelle.

Quelles ont été les grandes symboliques et politiques du mythe arthurien ?

Il y a des usages classiques, attendus, de la figure de personnages liés à un imaginaire médiévaliste. Ainsi, en Angleterre, au XIXe siècle, les chevaliers de la Table ronde servent de modèle à l’aristocratie, notamment dans les poèmes d’Alfred Tennyson. Le gentleman victorien s’imagine être un nouveau chevalier et, lorsqu’il part combattre dans les colonies, il n’est pas rare qu’il pense reproduire la geste des guerriers arthuriens allant évangéliser des terres barbares. L’un des principaux cercles impérialistes anglais fondés en 1909 – qui existe toujours, sous la forme d’un think tank consacré aux relations internationales – se nomme ainsi « la Table ronde ». Pareillement, lorsqu’il se rend en mission auprès des tribus bédouines en 1916, Lawrence d’Arabie emporte avec lui Le Morte Darthur de Malory.
Cette idéalisation de soi va de pair avec une idéalisation de la guerre, perçue comme un nouveau tournoi chevaleresque. Beaucoup de jeunes Britanniques partiront en 1914 la fleur au fusil, pensant revivre dans leurs combats les exploits de Lancelot. Inutile de dire que la réalité cruelle des combats des tranchées a sonné le glas de cette imagerie. La génération survivant à l’horreur de la Grande Guerre d’ailleurs imagine donc une légende arthurienne tout autre, en rejetant l’idée chevaleresque, comme JRR Tolkien par exemple, dont les héros, les hobbits, sont de véritables antiguerriers, mais aussi T.H. White. D’autres mettent l’accent sur l’imagerie du chevalier blessé dans un monde moderne trop brutal et cherchant à se soigner en busant l’eau du Graal, comme TS Eliot dans son long poème La Terre Gaste (1922).
La société victorienne, foncièrement misogyne, produit un mythe arthurien dans lequel les femmes sont accusées de tous les maux. Tennyson explique la destruction de Camelot à cause de l’infidélité de Guenièvre avec Lancelot, ou de la lubricité de Viviane, séduisant Merlin et provoquant sa chute.

Quels sont les usages contemporains et inattendus de la légende arthurienne ?

On pourrait penser que le Moyen Âge sert d’époque de référence aux seuls courants réactionnaires. En fait, la gauche, et même l’extrême gauche, ont elles aussi rêvé de leur Moyen Âge, dans lequel le mythe de Camelot, notamment outre-Atlantique, occupe une place non négligeable avec des personnages comme Robin des Bois ou Jeanne d’Arc. Le roi Arthur est ainsi vu aux États-Unis à partir des années 1960 comme un jeune souverain à la fois pacifiste, luttant contre la violence des barons médiévaux, mais aussi démocratique, promouvant une Table ronde où n’importe qui pourrait s’asseoir, y compris les gens de conditions modestes. Cette image transparaît d’abord dans la série de roman The Once and Future King de T.H. White. Elle a été popularisée par la comédie musicale produite à Broadway Camelot (1960) puis par le dessin animé de Disney Merlin l’enchanteur (1963). On a alors fait le lien entre le jeune roi Arthur avec le président américain d’alors, John F. Kennedy, et ce d’autant plus facilement que sa veuve, une semaine après l’assassinat de son époux, compare explicitement ses années à la Maison Blanche au « bref instant de lumière » qu’a été le règne du souverain de la Table ronde.
Depuis, dans la gauche américaine, Camelot est devenu l’image d’un idéal perdu de la vague progressiste portant la lutte pour les droits civiques. Cette idée transparaît nettement dans la culture populaire, notamment dans les comics de superhéros avec par exemple les X-Men dans lequel les mutants en lutte pour leur liberté – à l’instar des Afro-Américains durant les années 1960 – sont régulièrement comparés à des chevaliers arthuriens. D’ailleurs, il n’est pas rare de voir aujourd’hui des « Table rondes » projetées à l’époque contemporaine ou dans le futur incluant soit des chevaliers extra-européens, soit des femmes guerrières, comme c’est le cas dans le comic-book Camelot 3000 (1982-1985). C’est une invention complète de la fin du XXe siècle, qui correspond à l’évolution des mœurs en Occident et aussi un moyen de promouvoir l’égalité dans la société. Après tout, si la Table ronde est ouverte à tous, si chacun est tient une place égale à celle de tous ces voisins, pourquoi est-ce qu’une femme afro-américaine n’aurait-elle pas le droit de s’y installer ?
Le mythe arthurien a aussi servi de critique écologique de la modernité, notamment à travers des figures comme la fée Morgane ou Merlin, vue comme des personnages qui tentent de sauvegarder des traditions celtiques (comprendre, la Nature) face au christianisme (donc, le monde moderne, industriel et technoscientifique). Cette imagerie a été largement diffusée par la contre-culture des années 1960, dans un mélange parfois très étonnant de prose féministe, de religion néopaïenne, mais aussi de militantisme écologiste radical. Aujourd’hui, cette rhétorique rime parfois avec quête de racines fantasmées et donc, de repli identitaire. Encore une fois, chaque époque produit des mythes qui font écho à ses angoisses les plus sombres, mais aussi parfois, à ces espoirs les plus lumineux.

LIEN VERS DES ÉMISSIONS AUDIOVISUELLES :
 France Culture, La Fabrique de l’Histoire, 16 janvier 2017
 Culture Prohibée, janvier 2017 (lien direct vers le mp3)

Propos recueillis par Matthieu Léonard

Le roi Arthur sur Elbakin.net

jeudi 6 avril 2017 :: Permalien

— REVUE de PRESSE —

ELBAKIN, le 31 janvier 2017.

Rares sont aujourd’hui les gens qui ne connaissent pas le nom d’Arthur. Souverain mythique de Camelot, il est à l’origine de nombreux romans de fantasy (mais pas que). Mais saviez-vous par exemple qu’Arthur a inspiré le mouvement du scoutisme, ou encore des groupes comme Led Zeppelin ? Loin de l’image parfois poussiéreuse que peut avoir la légende de la Table ronde, William Blanc nous livre ici un ouvrage qui montre qu’au contraire, la figure arthurienne est plus que jamais au cœur de notre imaginaire collectif.
Après quelques dizaines de pages qui nous permettent de recontextualiser l’évolution du mythe arthurien du Moyen Âge au XIXe siècle, on rentre dans le vif du sujet avec l’étude du roman de Mark Twain, Un Yankee du Connecticut à la cour du roi Arthur, paru en 1889. Cette œuvre satirique, censée marquer le passage de flambeau d’une vieille Angleterre victorienne à une jeune Amérique dynamique, a connu un grand succès, et a permis de remettre le personnage d’Arthur sur le devant de la scène culturelle. Cette idée de transmission de l’idéal arthurien du Royaume-Uni aux États-Unis se retrouve encore aujourd’hui dans la culture populaire (William Blanc présente l’exemple des films X-Men et de l’acteur Patrick Stewart). On découvre à travers ces pages la présence diffuse de l’arthuriana dans la culture américaine, notamment à travers la comédie musicale Camelot, et sa célèbre réplique : «  Don’t let it be forgot / That once there was a spot / For one brief shining moment / That was known as Camelot ! » Camelot qui sera par la suite associé aux années Kennedy.
William Blanc dresse un large panorama de tout ce qui, directement ou indirectement, est influencé par la légende du Roi Arthur. Cinéma, littérature, jeux vidéo, politique, comics, jeux de rôle, musique, et bien d’autres domaines, sont encore aujourd’hui influencés par l’arthuriana. L’auteur aborde des œuvres connues des lecteurs de fantasy, comme par exemple les écrits de JRR Tolkien ou ceux de Marion Zimmer Bradley. Mais tout l’intérêt de l’ouvrage réside justement dans le fait qu’il nous fait découvrir des œuvres méconnues, ou des aspects arthuriens de certaines qui n’apparaissent pas de prime abord. Ainsi donc, on apprend que George Romero s’est fendu d’un Knightriders reprenant les codes arthuriens pour mieux dénoncer les travers de l’Amérique de son temps, que de nombreux super-héros ont déjà eu affaire à des incarnations de personnages issus du mythe de Camelot (voir s’y sont rendus), ou que Marlon Brando dans Apocalypse Now est une incarnation du Roi pêcheur.
Certains trouveront surement à redire sur quelques affirmations, mais l’érudition dont fait preuve William Blanc rend son propos crédible, d’autant plus que de nombreuses sources sont citées et que les notes de bas de pages explicatives foisonnent (sans jamais sortir le lecteur de son immersion, tant le texte est prenant).
Enfin, il convient de finir par quelques mots sur le livre en même. Richement illustré (84 illustrations diverses allant de la gravure médiévale à la planche de comics, en passant par les affiches ou les captures d’images de films), épais (576 pages), il est doté d’un index riche, qui permettra de s’y replonger aisément. À titre personnel, il va servir de base pour la construction de cours de français…
Si tout cela ne vous convint pas de foncer chez votre libraire, sachez qu’il ne vous en comptera que 20 €. Quand on voit le prix de certains ouvrages d’une qualité bien inférieure, on appréciera d’autant plus la démarche des éditions Libertalia.
Un ouvrage que tout amateur du mythe arthurien et de pop-culture se doit d’avoir lu !

Gilthanas