Le blog des éditions Libertalia

Une Révolution pour horizon, sur Dissidences

mardi 4 novembre 2014 :: Permalien

— REVUE de PRESSE —

Une Révolution pour horizon sur Dissidences.

Livre de référence sur l’anarcho-syndicalisme espagnol et son rôle durant la guerre d’Espagne, Une révolution pour horizon a été écrit par l’un des membres de la Confédération nationale du travail (CNT) et à la demande de celle-ci, mais avec le souci d’analyser de manière critique l’histoire contradictoire du mouvement en ces années charnières, « revendiquant cette perspective historique engagée » (préface, p. 17). Freddy Gomez, dans la préface, revient sur la figure et le parcours de l’auteur ainsi que de son livre. José Peirats (1908-1989), ouvrier briquetier, syndiqué à la CNT dès ses 14 ans, fut de 1934 à 1936 le directeur du quotidien de la CNT, Solidaridad obrera. Il demeure membre de la CNT jusqu’en 1965 et garde toute sa vie une fidélité à la révolution espagnole. Ce livre est d’abord édité en espagnol en trois volumes entre 1951 et 1953 (éditions de la CNT, Toulouse), puis à nouveau en 1971 (éditions Ruedo ibérico). Une synthèse retravaillée par l’auteur est éditée en italien et en japonais dans les années 1960. Mais il faut attendre 1989 pour la première traduction française. C’est ce livre, épuisé depuis lors, que les éditions CNT-RP & Libertalia nous offrent aujourd’hui.

Le premier quart du livre retrace l’histoire de l’anarchisme en Espagne, depuis son renouveau à partir de 1880 jusqu’à la proclamation de la République en 1931, en passant par le premier congrès de la CNT à l’automne 1911 et les grèves générales de 1917-1918, la naissance de la Fédération anarchiste ibérique (FAI) en juillet 1927, et en évoquant les figures de Francisco Ferrer et de Salvador Segui. José Peirats distingue deux tendances au sein de la CNT – l’une « syndicaliste » et l’autre « révolutionnaire » (p. 108) –, mais les deux traversées également par un courant cherchant à promouvoir « l’alliance révolutionnaire » avec les autres mouvements socialistes (p. 123). De plus, il cerne efficacement les contradictions du premier régime républicain, en affirmant : « Le régime devait résoudre trois problèmes principaux pour faire honneur à sa parole : celui de la terre, celui de l’Église et celui de l’armée. Aucun des trois ne fut résolu, et si la république n’en vint pas à bout, eux par contre, vinrent à bout de la république » (p. 103). Cependant, cette partie, quelque peu laborieuse, est trop descriptive et s’apparente plus à une accumulation d’événements, sous-estimant la tentation de la violence armée au sein du mouvement anarchiste espagnol. De plus, José Peirats passe à côté du rapprochement paradoxal avec la Révolution russe dans les premières années, alors même qu’il cite un extrait de discours de Salvador Segui qui donne la clef d’une telle attitude : « Nous sommes partisans d’entrer dans la IIIe Internationale […], poussés que nous sommes par la réalité, et non pas pour des raisons théoriques » (p. 49).

Cependant, la partie la plus intéressante concerne comme de bien entendu l’histoire du mouvement durant la guerre d’Espagne. L’auteur se base sur de nombreux documents internes, n’hésitant pas à développer une critique des choix et stratégies adoptés. Les pages à propos de la « marée révolutionnaire » dans les premiers mois, qui se manifestait par les collectivisations et les expropriations – « en réalité, ce sont les paysans qui réalisent leurs expropriations. Le gouvernement, dans un bon nombre de cas, ne fait qu’officialiser l’occupation » (page 175) – et l’explosion des publications et des rééditions (p. 179-181) sont très riches. Et ce même si l’analyse du problème agraire méconnaît l’attachement du paysan à sa terre et les divisions de classe qui traversent le milieu rural, et ne correspondent pas entièrement à l’antagonisme entre « individualistes » et « collectivistes ».

L’intérêt majeur de ce livre est d’explorer les dilemmes de l’anarcho-syndicalisme espagnol et sa paradoxale participation au gouvernement républicain (il eut jusqu’à quatre ministres). Loin d’esquiver la question, José Peirats en étudie en détail les mécanismes et la dynamique. Il insiste longuement sur la pression des événements, la « force irrésistible des événements en présence » (p. 232) : l’existence d’un double pouvoir, la tension entre la guerre et la révolution – « la guerre se dressa dès le début comme un obstacle pour la révolution » (p. 209) –, la nécessité de neutraliser les divisions au sein du camp républicain – « la moindre discorde parmi ces forces ferait le jeu de l’adversaire. Même la CNT dut s’incliner face à cette terrible réalité » (p. 143)… Il met également en lumière le recul de la CNT devant les conséquences qu’aurait entraînée une insurrection au sein du camp antifasciste : « La lutte sur trois fronts : le front fasciste, celui des gouvernementaux et celui du capitalisme extérieur. Étant donné les complications qu’aurait entraînées cette aventure, il n’y avait pas d’autre solution que de collaborer avec les autres secteurs. La collaboration antifasciste amenait fatalement avec elle la collaboration au sein du gouvernement » (p. 233). Enfin, il ne passe sous silence ni une certaine « réaction psychologique » ni une tendance favorable à la participation gouvernementale qui se dessina et se développa au sein de la CNT, allant jusqu’à écrire : « la CNT voulait gouverner à tout prix » (p. 350). Ainsi, il analyse le pacte entre le syndicat socialiste UGT et la CNT, y décelant un « esprit résolument centraliste » (p. 366), réduisant « son [à la CNT] irréductible incompatibilité avec l’État à une simple expression de mode de gouvernement » (p. 367).

Tout cela ne pouvait que catalyser les tensions et oppositions au sein même du mouvement libertaire, représenté par la FAI, la CNT et la Fédération ibérique des jeunesses libertaires (FIJL). Non seulement, l’auteur étudie les positionnements de chaque organisation, mais il replace également les désaccords en fonction des dynamiques régionales autonomes (principalement à l’œuvre en Catalogne où le mouvement était très fort), qui traversaient toute l’Espagne. Par ailleurs, le rôle des communistes et de l’URSS – le « prosélytisme politique appuyé sur le chantage de l’aide soviétique » (p. 395) – est critiqué régulièrement de manière argumentée, même si parfois l’auteur tend à glisser vers une théorie du complot. À moyen terme, il ne pouvait en résulter qu’une ambiance délétère débouchant sur « l’effondrement du moral des combattants les plus aguerris » (p. 387).

Demeure malgré tout, au bout de ce voyage de plusieurs centaines de pages, l’étonnement devant le retournement, si généralisé et si abrupt, d’un mouvement qui se prétendait et se positionnait comme « antipolitique » (p. 226). Certes, la pression des événements fut très chargée, mais faut-il y voir, comme semble parfois nous y inviter l’auteur, une « force irréversible » ? Et même s’il en était ainsi, nous dirions en termes sartriens, que c’est moins cette force qu’il convient d’interroger que la réaction – ou l’absence de réaction – de celles et ceux qui la subissaient. Or, José Peirats souligne « l’incapacité de résistance des éléments officiels de la CNT-FAI » (p. 369), leurs accommodements continuels, jusqu’à sacrifier leur allié du Parti ouvrier d’unification marxiste (POUM) à la terreur stalinienne. En réalité, la force et la limite de l’analyse développée ici se lit dans ce passage : « Avec le recul de toutes ces années passées, je pense que nous qui fûmes sans cesse opposés à la thèse gouvernementaliste n’aurions pas pu apporter aux problèmes qui se posèrent d’autre solution de rechange que le geste stoïque ou numantin. Je pense même qu’il y eut une complicité inavouée chez de nombreux militants ennemis de la collaboration, qui donnaient libre cours à leur courroux, en même temps qu’ils laissaient faire. Et pourtant, ils étaient eux aussi sincères à leur manière ; sincères dans leur impuissance » (p. 246).

De façon autocritique, lucide et courageuse, l’auteur met l’accent sur cette « complicité inavouée », mais il semble dès lors consacrer la fatalité d’une telle courbe, plutôt que de la discuter. Le manque d’analyse de la théorie des organisations libertaires, d’une part, des composantes sociologiques du mouvement, d’autre part, ne facilitent certainement pas l’appréhension de ce phénomène de manière plus dialectique. Toujours est-il que la faiblesse théorique et le manque d’orientation stratégique de l’anarcho-syndicalisme espagnol en ressortent avec évidence et, en retour, expliquent sûrement sa difficulté à affronter les événements et le « déclin vertigineux » (p. 369) du mouvement au fil des mois durant la guerre civile. Si l’analyse reste à développer donc, ce livre demeure précieux et constitue un document de référence indispensable pour un tel travail, qu’on ne manquera pas néanmoins de comparer avec une analyse divergente, et souvent discutable malgré des sources documentaires de première main, celle de M. Cesar Lorenzo, dans son Mouvement anarchiste en Espagne. Pouvoir et révolution sociale.

Frédéric Thomas

Tenir la rue sur Anarlivres

mardi 4 novembre 2014 :: Permalien

— REVUE de PRESSE —

Tenir la rue sur Anarlivres (novembre 2014).

Voilà une passionnante étude sur un sujet plutôt ignoré par l’historiographie. C’est la concurrence – parfois musclée – avec le Parti communiste, après le congrès de Tours, qui pousse les socialistes à renouer avec les traditions d’avant-guerre (affrontement avec les ligues nationalistes) pour protéger leurs meetings et les ventes de journaux. Très rapidement, l’ennemi redeviendra l’extrême droite avec la montée des fascismes. Ouverture à d’autres forces (communistes révolutionnaires, libertaires), alliance avec les staliniens seront alors à l’ordre du jour. Évolution, organisation des groupes de défense, composition sociale sont passées au crible. Leurs membres sont essentiellement issus de l’aile gauche (rôle prépondérant de Marceau Pivert) de la SFIO qui est partagée entre révolutionnaires et réformistes, d’où les débats : prise du pouvoir par la rue ou dans les urnes, service d’ordre ou embryon d’armée révolutionnaire… Ce conflit culminera avec les événements de Clichy, le 16 mars 1937 (« Front populaire de combat contre Front populaire de gouvernement »). À la lecture, on est à la fois surpris par le désir de concurrencer les groupes paramilitaires fascistes sur leur propre terrain (uniforme, parade, hiérarchie, culte de la virilité…) et le chemin idéologique parcouru depuis par les socialistes français.

Tout pour tous ! sur Anarlivres

mardi 4 novembre 2014 :: Permalien

— REVUE de PRESSE —

Tout pour tous ! sur Anarlivres (novembre 2014).

Guillaume Goutte nous livre, avec Tout pour tous !, un « digest » – au bon sens du terme – de l’expérience zapatiste, bien loin du style métaphorique et quelque peu irritant de certains textes sur le sujet. Après nous avoir rappelé que la lutte s’enracine dans une longue tradition de résistance et de rébellion des peuples indigènes pour récupérer la terre volée à la communauté et leur dignité, il décrit l’organisation horizontale mise en place pour assurer un fonctionnement autonome et la solidarité entre les différentes entités. Si les résultats en matière d’économie, d’éducation, de santé et d’amélioration du statut des femmes sont à saluer, il reste du chemin à parcourir concernant la justice (« réparer plutôt que punir ») et surtout la défense (l’armée zapatiste est « une structure tout à fait verticale et hiérarchique »). Constat et non jugement, car il n’en demeure pas moins que c’est la réalisation révolutionnaire la plus aboutie actuellement…

Entretien avec Sébastien Fontenelle dans Regards

samedi 25 octobre 2014 :: Permalien

— REVUE de PRESSE —

Le site de Regards a publié, le 21 octobre 2014, un entretien avec Sébastien Fontenelle.
Nous le reproduisons in extenso.

Editocrates sous perfusion, Sébastien Fontenelle - illustration de Bruno Bartkowiak

« La presse dominante est subventionnée pour débiter de la propagande libérale »

Où réside principalement le « dévoiement » des aides publiques à la presse que vous dénoncez dans votre livre ?

Objectivement – disons comme ça pour aller vite –, ce dévoiement réside, pour l’essentiel, dans l’attribution de ces aides à des publications qui, d’une part, n’en ont pas forcément besoin, parce qu’elles sont par exemple adossées à des groupes industriels dont les ressources financières sont (à tout le moins) très considérables, et / ou qui, d’autre part, et surtout, ne remplissent aucune, ou presque, des conditions qui devraient présider à l’octroi de ces subsides.
En effet, les aides publiques à la presse ont d’abord été pensées par le législateur comme une contribution de l’État à une forme d’éducation populaire par la lecture des journaux : il s’agissait notamment de garantir un accès facile « à l’écrit », en même temps qu’à une information de qualité – pour faciliter la participation de tous à la vie publique. Or, aujourd’hui, Closer reçoit plus de subventions que Le Monde diplomatique… (D’autre part, il est permis de supposer que certains titres éprouveraient quelque difficulté à assurer leur propre survie sans cette perfusion d’argent public : coupez le robinet des aides versées par exemple à Libération, et la situation de ce quotidien, qui n’est déjà pas exactement brillante, va tout de suite devenir beaucoup plus compliquée encore.)
Ensuite, et plus subjectivement peut-être : on peut se demander – c’est le propos de mon livre – s’il est tout à fait normal que des dizaines de millions d’euros d’argent public soient distribués chaque année, à l’insu des contribuables, à des journaux et magazines – je pense notamment à l’hebdomadaire Le Point, où la fustigation de « la dépense publique » est devenue une espèce d’inquiétante manie – dont le fond de commerce consiste, pour une importante part, à psalmodier que l’État est trop libéral de ses deniers lorsqu’il finance des sécurités / solidarités sociales, puis à hurler qu’il est temps d’en finir avec « l’assistanat » où se gobergent les miséreux.

Est-ce l’utilisation et la répartition actuelles des aides à la presse que vous contestez, ou leur principe même ? Vous indiquez qu’une simple réforme serait vaine…

L’utilisation et la répartition actuelles de ces aides posent problème, nous venons de le voir. Sur leur principe, je n’ai pas d’avis définitif – et ne tiens d’ailleurs pas à trancher à tout prix : je suppose seulement que des libéraux conséquents (et un peu insistants) comme les patrons des publications dominantes qui réclament tous les jours que les aides aux – véritables –nécessiteux soient « réformées » devraient commencer par s’appliquer à eux-mêmes les règles d’économie(s), un peu sévères, qu’ils préconisent pour les chômeurs, les malades, les pauvres, etc.

Vous dites que sans ces aides, la survie économique de nombreux médias serait impossible. Cela ne justifie-t-il pas leur existence ?

Peut-être que si – dès lors que l’on peine à envisager ce que serait la vie sans Libération, par exemple, ou sans telle ou telle autre des publications où se fabrique jour après jour le consentement au libéralisme décomplexé. Mais très franchement, ce n’est pas mon cas – et les incantations relatives au « nécessaire pluralisme de la presse » me font toujours un drôle d’effet, quand elles sont dites pour la défense de titres qui débitent tous exactement le même discours.

Le risque n’est-il pas de parvenir à leur suppression, au nom du dogme de la réduction des dépenses publiques ?

L’histoire récente – depuis trois décennies – de ces subsides montre qu’un tel risque est totalement inexistant. Depuis 1985, de très nombreux rapports, rédigés – à la demande, souvent, du gouvernement – par des magistrats de la Cour des comptes ou des parlementaires a priori peu suspects de vouloir s’aliéner la presse, ont très précisément documenté qu’il y avait là une gabegie chronique, et des gaspillages ahurissants. Est-ce que ces alertes à répétition ont été entendues ? Est-ce qu’une « réforme » a été envisagée ? Est-ce que Le Monde a publié des dizaines d’éditoriaux pour exiger qu’on la hâte ? Absolument pas. Quand les oligarchies exigent une réduction des dépenses publiques, il s’agit évidemment – on le vérifie encore ces jours-ci dans les saillies de MM. Valls et Macron relatives à la nécessité de « réformer » l’assurance-chômage, et dans les applaudissements nourris qu’elles suscitent dans l’éditocratie – des dépenses sociales, et pas du tout des millions d’euros dont Le Figaro continue d’être gavé.

Est-ce que les aides ont, selon vous, contribué à la crise de la presse écrite, en retardant son adaptation ou en la dissuadant d’innover ? Le rapport du député socialiste Michel Françaix fait le procès d’une offre médiocre, clientéliste…

Je ne suis pas du tout sûr que le problème de la presse soit dans sa difficulté à s’« adapter » – aux nouvelles technologies, par exemple – ou à innover. Il suffit de consulter le site du Point pour constater (sans le moindre étonnement, car c’est le contraire qui serait surprenant) que son contenu est exactement le même, quant à son fond de sauce idéologique, que celui de l’édition hebdomadaire. Pour le dire autrement : le clientélisme (liste non exhaustive) peut survivre – et survit, de fait – aux adaptations et aux innovations.

Comment définir ce que serait une « presse citoyenne de qualité », selon les termes de Michel Françaix ?

Lisons n’importe quel éditorial de Christophe Barbier dans L’Express ou le bloc-notes d’Ivan Rioufol dans Le Figaro, puis un éditorial de Serge Halimi dans Le Monde diplomatique ou de Denis Sieffert dans Politis, et je suis presque certain que nous allons pouvoir définir quelques premiers éléments de réponse…

Vous soulignez la contradiction entre le discours thatchérien des éditocrates, mais on ne peut de toute façon pas conditionner les aides à telle ou telle opinion. Le problème ne réside-t-il pas ailleurs que dans les aides ?

Vaste débat que celui du conditionnement des aides. À titre personnel, je ne suis pas du tout certain d’être complètement content, par exemple, que des centaines de milliers d’euros de fonds publics soient distribués chaque année à un quotidien d’extrême droite. (Non plus d’ailleurs qu’à d’autres titres, jugés plus convenables, où le colportage de certaines xénophobies est devenu depuis le début des années 2000 une banalité.) Et je crois, encore une fois, que le gavage de publications spécialisées dans la répétition obsessionnelle qu’il faut « réduire la dépense publique » n’est pas exactement satisfaisant. Ceci posé, le problème, répétons-le sans jamais nous lasser, réside en effet dans le fait que la presse dominante est devenue une gigantesque machine à débiter de la propagande libérale : de ce point de vue, le constat qu’elle est de surcroît subventionnée pour œuvrer au formatage de ses publics n’est peut-être effectivement pas le plus alarmant.

Le système témoigne-t-il de formes de complaisance réciproque entre les gouvernants et les médias dominants, lorsque par exemple le plan d’aide qui a été déployé durant le quinquennat de Nicolas Sarkozy a quasiment doublé leur montant entre 2008 et 2013 ?

La réponse est dans la question. Et le maintien, en l’état, du système des aides à la presse, dont tout le monde – gouvernants et journalistes dominants – sait qu’il est profondément scandaleux, confirme cette connivence.

Comment les gouvernants font-ils, les uns après les autres, pour continuer à ignorer des rapports tous à charge contre le système ?

Je ne crois pas qu’ils éprouvent de réelles difficultés à les ignorer – comme ils font rituellement de tout ce qui vient documenter l’inanité de leurs choix économiques et politiques. Et certes : la presse pourrait essayer d’attirer un peu leur attention, en s’emparant par exemple des rapports où la Cour des comptes met en évidence que ce système est très sérieusement grippé. Mais, curieusement, et alors même qu’en règle générale ils ne manquent jamais d’appuyer sur les travaux de cette Cour leurs dénonciations – éventuellement justifiées – des gabegies étatiques : dans ce cas précis, ils s’abstiennent. Réfléchissons : d’où peut bien venir que M. Giesbert, lorsqu’il dirigeait Le Point, a toujours négligé de s’offusquer de ce que les contribuables nantissent tous les ans (et sans jamais être consultés sur leur envie de pérenniser cette philanthropie) Le Point de plusieurs millions d’euros d’aides publiques ?

Nicolas Sarkozy avait annoncé une complète remise à plat des aides en 2009. Le candidat François Hollande avait promis la même chose, le président François Hollande a annoncé une nouvelle loi en 2013. Il n’y a eu ni l’une ni l’autre, et il a même prolongé pour trois ans des aides au portage pourtant jugées inefficaces par un rapport parlementaire. Qu’est-ce qui les empêche de passer aux actes ?

Puis-je me permettre de vous rappeler que M. Sarkozy avait aussi promis qu’il serait « le président de tous les Français », et que M. Hollande avait quant à lui juré qu’il était de gauche ?

Est-ce que l’occultation du système des aides à la presse est en passe de se fissurer ? On a le sentiment qu’il fait l’objet d’une attention et de critiques accrue ?

Que d’optimisme. Une chose est certaine : les critiques de ce système, quand il y en a, ne viennent pas des journalistes dominants – ceux qui formatent – encore un peu – l’opinion. Pour la simple et bonne et très évidente raison qu’il est tout entier construit pour leur bénéfice exclusif, et que, comme l’a un jour relevé un sénateur communiste, ils tiennent les aides dont l’État les gave pour un « avantage acquis », dont la remise en cause est inenvisageable.

Avons-nous des chances de voir l’imposture éditocratique démasquée, ou bien le système est-il trop efficacement protégé, par lui-même en premier lieu ?

En même temps que je vous réponds, je relève un pic impressionnant, et difficilement croyable tant j’avais déjà l’impression de les voir partout, dans l’omniprésence médiatique de MM. Attali, Barbier, Joffrin et Zemmour. Nous sommes en octobre 2014, et vous ne passerez pas une journée sans vous cogner contre l’un de ces quatre-là – ou contre tel ou tel autre éditocrate – à tous les coins de médias. Mais je ne veux pas vous gâcher cette belle journée, et je ne vous dirai donc rien de la réception « critique », incroyablement burlesque, du dernier ouvrage de M. Duhamel…

Propos recueillis par Jérôme Latta

Tenir la rue dans Les Lettres françaises

vendredi 17 octobre 2014 :: Permalien

— REVUE de PRESSE —

Extrait des Lettres françaises, numéro 129, octobre 2014.

Groupes d’autodéfense socialiste

C’est un sujet original qu’aborde Matthias Bouchenot dans son livre consacré à « l’autodéfense socialiste » pendant les années 1930. Si tout (ex)-militant de ces dernières décennies connaît l’importance des services d’ordre dans les organisations politiques issues du mouvement ouvrier, on connaît mal ou peu les groupes d’action et d’autodéfense de l’ancêtre du Parti socialiste, la SFIO. C’est le grand mérite de ce livre que de nous détailler, à partir de solides connaissances sur la période, d’une maîtrise incontestable de la bibliographie sur la violence politique et d’une exploration minutieuse de différents fonds d’archives, l’existence de ces groupes envisagés comme des dispositifs de sécurité musclés pour faire face à l’extrême droite (et, pendant une période, aux communistes), mais aussi parfois comme de véritables embryons de groupes armés révolutionnaires, prêts à agir contre l’ennemi de classe en temps voulu.
L’auteur présente une myriade de sensibilités politiques au sein de la SFIO ; son aile gauche, notamment autour de la figure de Marceau Pivert (animateur hors normes de la section du XVe arrondissement de Paris), fut particulièrement active sur ce terrain de l’autodéfense. Ainsi sont éclairées d’un nouvel œil les luttes internes au sein des socialistes pendant cette période cruciale de 1934-1938. En trame de fond, on retrouve le vieux débat du mouvement ouvrier sur les milices populaires pensées comme alternatives à l’armée permanente inféodée à l’État et à la bourgeoisie. Peut-être d’ailleurs la grande érudition dont fait preuve l’auteur aurait gagné à inscrire ces débats sur un plus long terme, ce qu’il ne fait que trop timidement. De même, la dimension internationale – certes, évoquée – aurait pu être plus fouillée, notamment le poids de la référence à la social-démocratie autrichienne et à son groupe armé, le Schutzbund, dont les membres avaient combattu en février 1934 dans les rues de Vienne, suscitant réflexion, admiration – ou défiance – dans les rangs socialistes. Mais tout passionné des années 1930 devra lire ce livre qui restitue à merveille l’ambiance politique si spécifique de cette époque.

Jean-Numa Ducange