Le blog des éditions Libertalia

Selon que vous serez Antigone ou Créon…

vendredi 3 octobre 2014 :: Permalien

Antigone, mise en en scène par Marc Paquien, est jouée jusqu’au 2 décembre à la Comédie-Française.

Selon que vous serez Antigone ou Créon…

Sur le plateau, un décor réduit à sa plus simple expression : la façade d’un palais. Deux personnages se font face. Lui, le grand, à la stature imposante, c’est Créon, le roi de Thèbes [Bruno Raffaelli]. Il semble mal à l’aise dans son costume d’appariteur ou de gardien de musée. La petite qui le toise et le domine, juchée sur une chaise, c’est Antigone [Françoise Gillard], sa nièce, la fille d’Œdipe, une princesse dont le sang charrie la révolte et la malédiction des Labdacides. Elle est menue, fragile, à peine sortie de l’enfance, elle va mourir. Elle va mourir parce qu’elle a désobéi aux ordres du roi, parce qu’elle a tenté de recouvrir de terre son frère Polynice, héraut désolé d’un coup d’État raté, dont la dépouille doit pourrir en public et l’âme errer dans les enfers.

Que va-t-on chercher chez Antigone ? Pourquoi nous touche-t-elle davantage que Médée, autre héroïne tragique de l’Antiquité ? Sur le papier, tout semble simple : Antigone incarne la révolte de l’adolescence et le refus des normes. Elle croit en la justice immanente, non en celle des mortels. En provoquant la mort, elle devient éternelle, une figure mythique.

La mise en scène de l’adaptation d’Anouilh (1944) proposée par Marc Paquien en ce moment à la Comédie-Française apporte davantage de nuances. D’abord, le jeu est superbe ; tout sonne juste dans cette interprétation : le Chœur [Clotilde de Bayser] qui s’adresse à nous, clope au bec ; les gardes à la voix forte et aux vestes gestapistes ; les sirènes qui résonnent et rappellent que la pièce fut créée durant l’Occupation et que certains crurent y voir Montoire ou la Résistance.

Par moments, on trépigne. On se dit que cette Antigone ne profère pas avec assez de force les plus célèbres répliques : « Vous me dégoûtez tous avec votre bonheur ! Avec votre vie qu’il faut aimer coûte que coûte. On dirait des chiens qui lèchent tout ce qu’ils trouvent. Et cette petite chance pour tous les jours, si on n’est pas trop exigeant. Moi, je veux tout, tout de suite – et que ce soit entier –, ou alors je refuse ! »

Ses hésitations, la peur et les doutes qui l’étreignent sont si bien montrés qu’ils en viennent presque à questionner la détermination face à la mort, qui faisait de notre héroïne une figure de l’absolu et de la révolution.

Et l’on se demande, finalement, si ce n’est pas Créon qui a raison, avec son gras, ses rides et sa désillusion : il faut bien faire le boulot.

Est-ce donc que nous aurions vieilli à ce point ?

N.N.

L’utopie pirate Libertalia dans Libération.

vendredi 3 octobre 2014 :: Permalien

— REVUE de PRESSE —

Le 24 juillet 2014, dans le cadre de la série estivale « Les Chemins de la liberté », Libération a publié un article de Marine Dumeurger sur le mythe Libertalia. Le voici dans son intégralité.

L’utopie hissée haut

À la fin du XVIIe siècle, dans la baie de Diego-Suarez, à Madagascar, flotte le pavillon noir. Des pirates ont fondé là Libertalia, un éden de liberté et de partage, une république au temps de la monarchie.

Il était une fois, sur une côte lointaine de l’océan Indien, une communauté pirate bercée par les embruns et les vapeurs de rhum. Un lieu à part, façonné par les rêves et les trésors. La fascinante Libertalia a-t-elle vraiment existé, ou est-ce seulement une utopie, sauvage et romantique ?
Son histoire débute dans un livre, publié à Londres dans les années 1720 : Histoire générale des plus fameux pyrates. Mais cette histoire commence aussi par un mystère. Qui est le capitaine Johnson, qui signe de sa main experte cette bible sur la piraterie ? Plusieurs chercheurs y voient la plume de Daniel Defoe. Le style est identique, la thématique proche de ses sujets de prédilection. L’auteur de Robinson Crusoé a déjà sillonné d’autres mers imaginaires, et ne signe pas toujours ses œuvres… Pour nous raconter ces aventures pirates, l’enfant rebelle aux idées humanistes aurait fréquenté les tavernes londoniennes de Wapping, Stepney, Shadwell, ces quartiers marins, qui respirent au gré des rumeurs de la mer.

Saisir la fortune

Sous sa plume, Libertalia dessine ses contours. Une aventure éphémère, fondée par deux marins : le capitaine Misson, un Français bien né « à l’humeur vagabonde », et Carracioli, un prêtre débauché qui finira défroqué à force de libertinage. Ensemble, préférant le tumulte à une vie bien ordonnée, ils embarquent à la fin du XVIIe siècle sur le Victoire, un navire de commerce français. Au cours d’une attaque anglaise, ils perdent leur capitaine et décident de « saisir la fortune à bras-le-corps ». Une nouvelle vie commence, sous les couleurs du Jolly Roger, le mythique pavillon noir à tête de mort.
Des Caraïbes au golfe de Guinée, jusqu’aux côtes de l’Afrique australe, après quelques abordages, ils trouvent à Madagascar leur éden pirate : une baie au nom suave, assourdie de soleil, « Diego-Suarez », un lieu idéal pour jouir du fruit de leurs rapines. Le capitaine poursuit : « L’île de Madagascar offre tout ce qui est nécessaire à la vie. […] Les mers qui l’entourent sont poissonneuses, les forêts giboyeuses et les entrailles de la terre riches de mines d’un fer très pur. » Ici, leur gagne-pain est à portée de main : la route des Indes et ses navires commerçants, chargés de soieries, d’épices, de pierres précieuses ou de vins.
Dans ce havre de paix, à l’abri du Vieux Monde, les mutins s’organisent. Ainsi, nous détaille l’auteur, chaque groupe de dix hommes élit un représentant à l’assemblée constituante, chargée de voter des lois. Tout est mis en commun. Les butins sont partagés. Les retraites et accidents de travail – nombreux chez les pirates, qui ont choisi une vie dangereuse – sont couverts par la communauté. Comme un vrai père attentif et soucieux, Misson, élu capitaine pour trois ans, promet de n’employer son pouvoir que dans l’intérêt de tous. « Notre cause est brave, juste, innocente et noble, car elle se nomme liberté. »
À lire Johnson, ces pirates-là n’ont rien de brutes sanguinaires. Sur les bateaux attaqués, ils pratiquent une piraterie quasi philanthropique, confisquent les biens et le rhum, mais laissent l’équipage libre de les rejoindre, décident du sort du commandant en fonction de sa réputation auprès de ses hommes et libèrent les esclaves. À Libertalia, après les périls de la mer, il fait bon vivre. L’alcool coule à flots, la vie est joyeuse, mais courte. Les paradis subversifs ne sont sans doute pas faits pour durer… Après quelques années, « au plus noir de la nuit », le bastion est attaqué par « les naturels ». « Hommes, femmes, jeunes, vieillards, tout y avait passé avant d’avoir pu se mettre sur la défensive », relate le capitaine Johnson. Triste fin pour de si beaux idéaux.
Libertalia aurait pu s’arrêter là. Anéantie à jamais au fond d’un recueil ou enfouie sous les sables blonds de Madagascar. Mais c’était compter sans le formidable pouvoir d’attraction du turbulent Jolly Roger…

Pour Pierre Van den Boogaerde, cette communauté alternative n’a rien d’un mythe. À ses heures perdues, cet ex-représentant du FMI à Madagascar court après les navires pirates. En 2010, plongeur passionné d’histoire, il publie un livre sur les épaves de l’île et y consacre un chapitre entier aux bateaux pirates. Lors de ses recherches, il consulte cartes et ouvrages anciens et, dans le grenier des Archives malgaches, découvre un original du capitaine Johnson et fait connaissance avec Libertalia.
Méthodique, Pierre Van den Boogaerde revient sur ce qui le pousse à y croire. D’abord, les dates concordent. Entre 1650 et 1730, c’est l’âge d’or de la piraterie dans l’océan Indien. Les pirates se comptent alors par milliers. Le XVIIe siècle et tous ses conflits – guerre de Trente Ans – ont laissé une horde de mercenaires désœuvrés. Mobilisés pour piller les navires ennemis, ces marins chevronnés ont fait carrière dans la rapine. Lorsque les hostilités s’achèvent, ils deviennent incontrôlables. Faute de débouchés, ils se mettent à leur compte et hissent le pavillon noir. À cette époque, le commerce maritime s’accroît. Des convois fabuleux arpentent les mers. Ils participent à la traite négrière, les soutes emplies de bijoux et d’épices, voguant vers La Mecque ou vers les colonies… De son côté, l’île rouge, elle, n’est pas unifiée. « À la fin du XVIIe siècle, Madagascar appartient à une flopée de petits roitelets. En s’alliant avec eux, les pirates pouvaient y jouir d’une paix royale », détaille Pierre Van den Boogaerde. Proche des voies maritimes, l’île est éloignée du pouvoir des grandes puissances. « Nous sommes certains que des petites communautés pirates, sans doute très égalitaires, s’y sont installées. Une dizaine d’entre elles, comme celle de Sainte-Marie, ont laissé des traces, bien documentées. »
Mais il y a aussi un personnage clé : le capitaine Tew. Selon l’écrivain Johnson, ce pirate rejoint Libertalia après sa fondation. C’est le seul protagoniste que Pierre Van den Boogaerde a trouvé dans d’autres archives. Rentré en 1693 à Rhode Island, aux États-Unis, le pirate demande son pardon devant la cour et évoque brièvement un séjour sur l’île rouge. « Même si elles sont romancées, embellies, toutes les aventures évoquées dans l’Histoire générale des plus fameux pyrates sont inspirées de la réalité. […] Alors bien sûr, il y a cette histoire de paradis pirate, d’utopie, mais il ne faut pas oublier que nous sommes au xviiie siècle, au temps de Rousseau et des humanistes. Cette société idéale est un bon moyen de dénoncer celle qui est en place. »
Spécialiste du monde de la mer au XVIIIe siècle, Marcus Rediker atteste lui aussi de l’existence de bases autonomes à Madagascar à cette époque. Aux yeux de cet universitaire militant – qui considère les pirates comme des précurseurs des mouvements anticapitalistes modernes –, Libertalia n’a pas réellement existé mais « incarne les pratiques et les traditions pirates du début du XVIIIe siècle ».

Un monde inversé

Il les explique dans son ouvrage, Pirates de tous les pays. La navigation est alors l’une des professions les plus dangereuses. À bord des navires marchands, la vie est dure, les marins souffrent de la faim, de la maladie, de l’arbitraire du commandement. Les châtiments sont courants et odieux. En opposition, le navire pirate est un monde inversé. Les mutins y sabordent l’autorité classique, travaillent pour eux-mêmes, s’entraident, partagent les galères et les gains. Les mauvais capitaines peuvent être destitués. Les décisions sont prises de façon collective. Et Libertalia s’érige en « république à l’époque de la monarchie, en démocratie à l’époque du despotisme ». Un lieu alternatif, où les nationalités se mélangent, où tout est possible, surtout l’espoir. Mais le rêve des uns se transforme en cauchemar pour les autres. Après bien des guerres, les grandes puissances parviennent finalement à s’allier. Au milieu des années 1730, elles anéantissent ces zones de non-droit pour assurer la sécurité en mer. Ce sera la fin de la piraterie occidentale dans l’océan Indien.
Pourtant, le mythe libertaire pirate est loin d’avoir dit son dernier mot… Nicolas Norrito fait partie de ses otages, consentant. Lui aussi a fondé Libertalia, son îlot libertaire, à Montreuil, en 2007 : une petite maison d’édition indépendante et anarchiste. « On cherchait un nom et on est tombé d’accord sur Libertalia. Cette utopie solidaire et ces robins des mers nous ont plu. » Sous les collections Terra incognita ou À boulets rouges, ils publient des ouvrages militants sur les bagnes, les pirates, traduisent Marcus Rediker et le capitaine Johnson, fascinés par toutes ces histoires de contre-sociétés. « Régulièrement, des gens m’appellent. Ils veulent partir sur les traces de Libertalia, me demandent des contacts. Je ne sais pas quoi leur répondre… »
À quelque 8 500 kilomètres, au nord de Madagascar, Diego-Suarez existe toujours. Féru de culture locale, Cassam Aly, un Malgache, connaît bien cette histoire de Libertalia, et confirme : « Aucune preuve historique n’atteste son existence, pourtant la baie de Diego-Suarez est bien là, quelque part entre Nosy Be et la baie des Pirates. »
Mais à Madagascar, les noms sont changeants et souvent trompeurs. Située au niveau du cap d’Ambre, la ville abrite aujourd’hui un bar et une bière nommés Libertalia. Une poignée de Malgaches ont même les yeux bleus. Et l’on raconte qu’ils seraient des descendants des marins en fuite… ou de colons, selon les versions.
Alors, Libertalia a-t-elle existé ? Nicolas Norrito hausse les épaules. « Ce qui m’intéresse, c’est de comprendre pourquoi la piraterie fait rêver, car il existe peu de domaines où la fiction occulte à ce point la réalité. Qu’elle ait existé ou pas, après tout, peu m’importe. L’essentiel, c’est que les gens y croient, car c’est porteur d’espoir. »

Sources : Libertalia, une utopie pirate, extrait de l’Histoire générale des plus fameux pyrates, de Daniel Defoe, postface de Marcus Rediker, éd. Libertalia, 2012, 142 pp. ; Pirates de tous les pays, de Marcus Rediker, éd. Libertalia, 2008, réédité en 2014, 288 pp. ; Le Grand Livre des épaves de Madagascar, de Pierre Van den Boogaerde, éd. Orphie, 2010, 344 pp. Pour plonger dans l’univers pirate, la série Black Sails raconte les aventures légendaires du capitaine Flint.

Marine Dumeurger

Georges Albertini : l’éminence brune

jeudi 11 septembre 2014 :: Permalien

Gérard Delteil
Les Années rouge et noir
Le Seuil, 510 pages, 22 euros

Article paru dans CQFD (juillet-août 2014)

Georges Albertini : l’éminence brune

Avec près de 60 bouquins au compteur, Gérard Delteil (né en 1939) est une figure du polar français. Il cultive néanmoins une différence avec une grande partie de ses coreligionnaires : il ne s’en tient pas à la fiction et mouille la chemise depuis toujours. Ancien du PC passé par Lutte ouvrière, il milite au NPA et maintient de forts liens avec ses copains cheminots. Voilà pour le situer.
Il vient de signer Les Années rouge et noir, un long roman de quelque 500 pages publié dans la collection « Roman noir » du Seuil. Pour le coup, l’emballage est trompeur et le titre imprécis puisqu’il ne s’agit pas d’un polar mais d’une vaste fresque sur une génération, celle qui s’éveille au fait politique dans les années 1930 et prend sa retraite à la fin des années 1970.
Ce récit retrace les pérégrinations de trois personnages : Alain Véron, frère d’un communiste mystérieusement assassiné à la Libération ; Anne Laborde, jeune résistante des réseaux gaullistes devenue haut fonctionnaire, et Aimé Bacchelli, ancien collabo et homme de l’ombre influent.
En filigrane, au fil de ce roman bien trempé, Gérard Delteil rend hommage aux résistants FTP, aux grévistes de Renault (1947), aux anticolonialistes porteurs de valises, aux militants communistes révolutionnaires et à celles et ceux qui luttèrent pour le droit à disposer librement de leur corps (Mouvement de libération des femmes, Front homosexuel d’action révolutionnaire). Mais surtout, il exhume une trajectoire peu connue de l’extrême droite française : celle de Georges Albertini (1911-1983), qui apparaît sous les traits d’Aimé Bacchelli.
Prof d’histoire et membre de la SFIO dans les années 1930, “munichois” et pacifiste, Albertini devient dès 1942 le numéro 2 du Rassemblement national populaire de Marcel Déat. Partisan de l’alliance avec l’Allemagne hitlérienne au nom du « socialisme européen », il est en charge du recrutement de la Légion des volontaires français (LVF). Arrêté à la Libération, il est incarcéré quelques années mais sauve sa tête. En ce début de guerre froide, son carnet d’adresses est précieux.
Anticommuniste virulent, il monte alors une officine de contre-propagande, s’entoure de collabos (Claude Harmel) ou d’anciens révolutionnaires (Boris Souvarine) et édite le bulletin Est & Ouest avec le concours du grand patronat français. Actif dans la formation de Force ouvrière, proche de la franc-maçonnerie, ami et conseil d’hommes politiques ambitieux (François Mitterrand en 1956, Jacques Chirac dans les années 1970), il appartient au premier cercle des conseillers du prince lors de la mandature de Georges Pompidou. Impliqué dans tous les mauvais coups (milices patronales des CSL, soutien au SAC, recyclage des anciens de l’OAS), il a largement contribué à ramener dans le « droit chemin » les militants d’Occident Madelin et Longuet (Alain Courtet et Gérard d’Adeline dans le roman).
Grenouillage, versatilité et barbouzerie, Albertini était une crapule et un vrai personnage de roman. Pas étonnant, en somme, que cette fiction fonctionne si bien.

N.N.

Entretien avec Grégory Chambat dans CQFD

jeudi 11 septembre 2014 :: Permalien

— REVUE de PRESSE —

Entretien publié dans CQFD n°124 (août-septembre 2014)

C’est la rentrée des classes !

« Éduquer, ce n’est pas remplir un vase, c’est allumer un feu », disait Montaigne. Enseignant depuis 1994, Grégory Chambat participe à la revue N’Autre École, qui explore les chemins buissonniers d’une « révolution sociale, éducative et pédagogique », et plus récemment au site Questions de classe, qui fonctionne comme une agence de presse afin de donner des outils à une pédagogie socialement critique, ancrée dans le quotidien des enseignants, des agents de l’éducation, des parents et des élèves. Oral de rattrapage pour les cancres de CQFD avec un pédagogue de combat.

À travers tes ouvrages Pédagogie et Révolution (Libertalia, 2012), Apprendre à désobéir (Libertalia, 2013) et L’École des barricades (Libertalia, septembre 2014), tu revisites l’histoire des pédagogies d’émancipation et l’opposes au mythe de l’école républicaine. Peux-tu nous rappeler, en quoi ces pistes d’un autre projet d’éducation populaire diffèrent de l’école de Jules Ferry ?

C’est l’école elle-même qui est chargée de nous enseigner sa propre histoire. Elle a façonné toute une mythologie aujourd’hui relayée par la gauche (voir l’hommage de François Hollande à Jules Ferry lors de sa cérémonie d’investiture…). On a retenu la lutte entre les républicains et les cléricaux, oubliant au passage que, pour la classe dominante, il s’agissait moins de changer l’école que de la contrôler, quitte à emprunter à l’ennemi ses méthodes pédagogiques. Pour parvenir à ses fins, une école « pour » le peuple et non « du » peuple et « clore l’ère des révolutions » (Jules Ferry), il lui fallait aussi éliminer tout projet éducatif alternatif.
La IIIe République se soucie moins d’alphabétiser le peuple [1] que d’asseoir son pouvoir. Son école prépare la revanche contre l’Allemagne mais aussi contre les rêves d’émancipation de la classe ouvrière, ceux de la Commune de Paris. Jules Ferry n’entend pas reprendre le programme scolaire de la Commune, le premier à instaurer un enseignement laïque, gratuit et « intégral », mais cherche à s’en prémunir en le détournant de son idéal socialiste. L’un de ses conseillers, Félix Pécaut, l’affirmait en pleine Semaine sanglante : «  Si vous voulez une saine domination des classes supérieures, il ne faut pas fusiller le peuple, mais l’instruire. » On a également voulu nous faire oublier que, face à cette école où le culte de Dieu était remplacé par celui « de la patrie et du coffre-fort », le mouvement ouvrier n’est pas resté dupe. Au début du XXe siècle, les syndicalistes révolutionnaires de la CGT prirent la décision, sans la concrétiser, de fonder leurs propres écoles primaires syndicales avec une ambition magnifiquement décrite dans le programme éducatif des Communards : « Il faut, enfin, qu’un manieur d’outil puisse écrire un livre, l’écrire avec passion, avec talent, sans pour cela se croire obligé d’abandonner l’étau ou l’établi [2]. » Pour Jules Ferry, il s’agissait aussi de rendre impossible – et même inimaginable ! – la réalisation d’un tel projet.

Entre l’obsession nostalgique d’un Finkielkraut d’une l’école républicaine qui aurait cessé d’être un sanctuaire de savoir et de discipline et les assauts de Farida Belghoul contre la supposée théorie du genre qui pervertirait nos chères têtes blondes, l’école est au centre de toutes les angoisses de déclin de l’époque. Quel sens donnes-tu à cela ?

La cohérence entre ces discours, c’est la lutte contre l’égalité sociale, la défense acharnée de l’ordre et des hiérarchies que décrit Jacques Rancière dans La Haine de la démocratie [3] : « C’est, de fait, autour de la question de l’éducation que le sens de quelques mots – république, démocratie, égalité société, a basculé. » C’est pourquoi le travail pédagogique est constitutif du combat social. Non seulement parce que le discours décliniste et nostalgique parvient à capter une partie des souffrances et déceptions que nourrit l’école, mais aussi parce que ce terrain, on l’ignore souvent, a toujours été un champ d’intervention de l’extrême droite : Francisco Ferrer fusillé en Espagne par l’alliance du sabre et du goupillon, Célestin Freinet poussé à la démission par l’Action française de Maurras, Pétain prenant comme premières mesures la mise au pas des enseignants…
Dans le discours réac-publicain, le traitement de la question scolaire constitue la ligne avancée d’une révolution conservatrice dont la prétention à monopoliser la contestation du système scolaire se heurte à trop peu d’opposition… quand elle n’est pas purement et simplement relayée par la gauche.

Dans quelle mesure l’école est le lieu d’un conditionnement des enfants au système néolibéral ?

Comme les autres services publics, l’école attire les convoitises. Le programme néolibéral de « colonisation économique » s’efforce de conquérir des marchés plus ou moins exclus jusque-là de la sphère marchande (n’oublions pas que l’école privée existe depuis longtemps en France !) et de les rentabiliser à son profit, avec le juteux marché des cours à domicile (2,13 milliards d’euros en 2013, ce qui place la France en tête des pays européens) et les nouvelles technologies – ces dernières n’étant pas forcément en elles-mêmes condamnables : c’est avec une imprimerie et des caméras que Freinet se lance dans sa « révolution » pédagogique.
Pour le pouvoir, l’école reste aussi, selon la formule d’Illich « la meilleure agence de publicité qui nous fait accepter la société telle qu’elle est  ». Ce rôle idéologique et cette fonction de contrôle social entrent parfois en contradiction avec les logiques budgétaires.
Arrivé au pouvoir, les reniements éducatifs du PS ont été immédiats. Après avoir rallié libéralisme et célébré le marché, dans les années 1980 ; après avoir, à la fin des années 1990, adopté le discours sécuritaire ; la gauche des années 2010 est en train d’abandonner toute perspective d’éducation émancipatrice. « La guerre aux pauvres commence à l’école », analyse le philosophe Ruwen Ogien dénonçant l’alliance des néolibéraux et des néoconservateurs, à l’image de ce qui rendit possible la conquête du pouvoir par les Pinochet, Thatcher et autres Reagan. Une telle alliance pourrait se réactiver aujourd’hui autour de ces réac-publicains qui rêvent d’une école de l’ordre et de la soumission pour le plus grand « bénéfice » des dominants. C’est une hypothèse qui me semble plus plausible que les théories sur la menace « libéral-libertaire ». Qui met les pieds dans un établissement scolaire oublie immédiatement tous ses fantasmes sur ce complot « libertaire » !
« Fille et servante du capitalisme », telle est, selon Célestin Freinet, la nature de notre école. Nombre de ses valeurs et de ses modes de fonctionnement font corps avec les principes du libéralisme. « Dès lors, écrit Charlotte Nordmann, non seulement on reconnaît combien l’école se prêtait à l’investissement par la logique néolibérale, mais on en vient à se demander si le mode de gouvernement néolibéral ne doit pas beaucoup à la logique scolaire : outre l’usage systématique des évaluations individuelles et des classements, l’importance accordée à l’investissement subjectif, à l’intériorisation des règles et des objectifs (magnifiée en « autonomie »), et l’entreprise de “responsabilisation” des sujets qui s’ensuit sont des modalités de gouvernement qui ont été développées et perfectionnées au sein de l’institution scolaire. » [4] Ce n’est donc pas vers la défense d’une institution au service des dominants et encore moins vers la nostalgie de la ségrégation sociale que nous devons nous tourner mais bien vers le combat des dominés pour leur émancipation, sur le terrain de la lutte des classes et « en classe »…

Quelles sont les alternatives possibles aux pratiques pédagogiques dominantes ?

C’est en partant d’une analyse des contradictions à l’œuvre que l’on peut espérer reconstruire des mobilisations nourries de nos pratiques quotidiennes avec les dominés eux-mêmes. Pour la « pédagogie des opprimés  » dont parlait le pédagogue brésilien Paulo Freire, on ne transforme le monde que si on le comprend et on ne le comprend qu’en le transformant. Sans attendre le grand soir et sans nécessairement se réfugier dans des marges, le pari est d’arriver à rendre les élèves non plus « spectateurs-consommateurs » de leurs apprentissages, ni même « acteurs » mais bien « auteurs » et producteurs de leurs savoirs. C’est la voie suivie par la pédagogie sociale qui cherche à éduquer dans, par et pour (transformer) le milieu. Il s’agit de « produire » du savoir, de l’écrit, de la parole pour renouer avec l’ambition éducative des communards que j’évoquais plus haut et en finir avec une école « fabrique de l’impuissance  » (Charlotte Nordmann). Cela passe par la remise en cause de la compétition de tous contre tous, de l’évaluation permanente, au profit de la coopération. Si ces pratiques existent déjà dans les faits, il leur manque, peut-être, de porter parallèlement une perspective sociale de rupture pour faire de ces alternatives non des gouttes d’huile dans les rouages du système mais des grains de sable.

Tu enseignes à des élèves non-francophones dans un collège de Mantes-la-Ville, commune passée au FN aux dernières municipales. Comment ça se passe ?

Les municipalités ont peu de pouvoir direct sur les collèges, ce sont surtout nos collègues du primaire qui sont en première ligne, d’autant que la réforme des rythmes renforce cette situation. Néanmoins, les élus municipaux siègent aux conseils d’administration. À Mantes, le maire FN est lui-même prof de lycée professionnel et son adjointe chargée des affaires scolaires s’affiche aux côtés de Farida Belghoul, derrière la banderole de Civitas « Hommage à Sainte Jeanne d’Arc ».
Dans le quotidien du collège, on se sent sous surveillance, ce qui est d’ailleurs l’objectif de contrôle « par le haut » que le Collectif Racine, « les enseignants patriotes » du FN, appelle de ses vœux. C’est aussi, depuis l’élection, un climat plus tendu de suspicions et de provocations : un collègue a reçu une lettre anonyme et un tract de Le Pen dans son casier, des articles contre le programme scolaire du FN [5]. m’ont valu la « une » du site du Collectif Racine… Quant aux élèves, on sent une crainte diffuse. En ce qui concerne les luttes menées par le passé pour des élèves sans papiers, nous savons que ce n’est plus vers la mairie que nous pourrons nous tourner.
Les frontières entre les réac-publicains et le FN sont en train de sauter, à l’image du triste Brighelli saluant récemment les projets éducatifs du FN dans Le Point. Il n’est plus possible d’imaginer que le mouvement social se détourne des combats pédagogiques pour « n’autre école ».
Propos recueillis par Mathieu Léonard
Entretien publié dans CQFD 124 (août-septembre 2014)

Propos recueillis par Mathieu Léonard

[1Voir Lire et écrire : l’alphabétisation des Français de Calvin à Jules Ferry, Jacques Ozouf et François Furet, éditions de Minuit « Le sens commun », 1977.

[2Henri Bellenger, Le Vengeur, 7 mai 1871.

[3La Fabrique, 2005.

[4« Peut-on défendre l’école sans la critiquer ? », in Changer l’école, Libertalia, 2014

[5Voir le décryptage du programme de ce collectif et le parcours de ses animateurs : www.questionsdeclasses.org/reac/

Tenir la rue, dans la revue de l’Ours

jeudi 11 septembre 2014 :: Permalien

— REVUE de PRESSE —

L’Office universitaire de recherche socialiste (Ours) édite une revue mensuelle qui rend compte des publications et films évoquant la culture et l’histoire du parti socialiste. Le numéro 440 (juillet-août 2014) chronique le livre de Matthias Bouchenot.

Prenez garde !

On se souvient de l’agression contre Léon Blum, le 13 février 1936, molesté violemment par des Camelots du roi. Comme si la violence n’appartenait pas à la culture socialiste, on a oublié l’expédition punitive lancée le soir même par les TPPS (Toujours prêt pour servir) de Pivert contre une réunion de l’Action française, dans le Ve arrondissement, qui s’est soldée par plusieurs blessés dont un grave dans les rangs de l’extrême droite.

Ce livre de Matthias Bouchenot, tiré de son mémoire de Master 2 et préfacé par Frank Georgi, est passionnant. Un plan chronologique aurait à notre avis évité des redites et resserré le propos, mais son travail rigoureux sur un terrain de recherche peu exploré (ou évoqué de façon « héroïque » et virile dans les mémoires des acteurs : Zeller, Guérin…) tire le maximum des maigres sources internes de ces mouvements, de celles de la police, comme de la presse socialiste (notamment celle des jeunes et des étudiants), communiste, d’extrême droite.

Au lendemain du congrès de Tours, les socialistes – privés des jeunes ayant rejoint la SFIC –, ont déserté la rue et leurs réunions sont perturbées par les communistes et l’extrême droite. En 1929, des éléments de gauche (Bataille socialiste) de la fédération de la Seine créent un Groupe de défense (GD) : les orateurs socialistes sont désormais protégés. De même, côté Étudiants et Jeunesses socialistes, la présence se muscle à Paris, mais aussi dans les grosses fédérations, du Nord (où le modèle des JS belges disciplinées est copié) ou du Sud-Ouest. « Prenez garde… », avertissait le Chant des Jeunes Gardes, composé par Montéhus en 1911 pour le service d’ordre créé par Gustave Hervé : il est repris par les jeunes gardes socialistes (JGS) des années 1930. Au lendemain d’un meeting SFIO salle Japy L’Humanité du 19 octobre 1930 qui jusqu’alors raillait la faiblesse socialiste face aux « prolétaires communistes » déplore : « Le service d’ordre veille. Il faut la fermer ou sortir ! » L’efficacité des GD est actée par la fédération de la Seine, et le Parti se laisse convaincre. La montée des fascismes et le 6 février 1934 changent la donne.

Un comité de vigilance auquel appartient Blum fixe les règles de conduite des GD  : si l’autodéfense est organisée et hiérarchisée par régions, il ne s’agit en aucun cas d’une organisation paramilitaire secrète : elle prend au grand jour les mesures nécessaires pour assurer la présence du Parti, la sécurité de ses réunions et peut envisager de riposter en cas de coup dur. GD et JGS adoptent un uniforme : chemises bleues, cravates rouges et brassards bientôt frappés des trois flèches. En 1935, avec les TPPS mis en place dans la fédération de la Seine essentiellement autour de la Gauche révolutionnaire (GR), et de ses bastions des XVe, XVIIIe et XXe arrondissements, une autre conception tente de s’imposer : ne faut-il pas substituer à l’autodéfense une stratégie offensive voire révolutionnaire ?

L’étude sociologique de ces groupes, qui mobilisent moins de 500 militants, et les dizaines de portraits brossés par Matthias Bouchenot, montrent la diversité des parcours, et l’ancrage ouvrier. Son étude du drame de Clichy en mars 1937 (six morts côté manifestants, un policier tué, et des centaines de blessés), quand « la police de Marx Dormoy » tire sur des militants de gauche qui s’opposent à la tenue sur ses terres d’un meeting d’extrême droite, invite à une relecture stimulante de l’histoire des socialistes au prisme du débat sur l’usage de la violence dans l’espace public. Le mode d’action des TPPS pèsera dans la dissolution de la fédération de la Seine et l’exclusion de la GR en 1938.

Frédéric Cépède