Le blog des éditions Libertalia

Davaï ! dans Le Monde diplomatique

jeudi 2 février 2023 :: Permalien

— REVUE de PRESSE —

Publié dans Le Monde diplomatique, février 2023.

Née en 1947 et marquée à jamais par Mai 68, Lola Miesseroff s’attache ici à évoquer sa lignée maternelle dans un récit fluide mais prodigue en histoires et en protagonistes : un arbre généalogique et un descriptif des personnages principaux ne sont pas de trop. Juive par sa mère et Arménienne du côté de son père, elle décrit la destinée des femmes libres de sa lignée, de la fin du XIXe siècle en Russie à la France contemporaine. La famille d’élection est souvent préférée à la famille biologique dans ces destins entrecroisés où se côtoient les petites histoires individuelles et la grande histoire (révolutions russes, guerre et Résistance, après-guerre, Mai 68, etc.). On y trouve aussi des réflexions sur la « judéité errante » des siens et le « jeu de cartes identitaire » qui l’a construite, sans omettre un court moment d’intérêt, vite rejeté, pour les thèses négationnistes. Les combats de la vie quotidienne (« nudisme révolutionnaire », liberté d’aimer, de procréer et de mourir à son gré) auxquels ses parents ont participé dès son enfance attestent un passage de témoin réussi d’une génération à l’autre.

Charles Jacquier

Detransition, Baby dans L’Obs

jeudi 2 février 2023 :: Permalien

— REVUE de PRESSE —

Publié dans L’Obs, le 15 décembre 2022.

Queer and the city

Reese a 35 ans et rêve de devenir mère, mais « pour le commun des mortelles trans », la route vers la maternité ne va pas de soi. Katrina, elle, a presque 40 ans et attend un enfant, seulement elle n’est pas certaine de le garder. Les deux femmes ne se connaissent pas, mais une personne les relie : elle s’appelait Amy quand Reese a partagé sa vie ; Ames quand il a rencontré Katrina et entamé une relation torride avec elle, jusqu’à cette grossesse surprise. Amy-Ames est une femme trans qui a détransitionné : « Les envies de détransitionner ne sont pas dures à comprendre : vivre en tant que femme trans est difficile, donc les gens abandonnent. » Pour autant, Ames ne se sent pas prêt pour la paternité, « cerise sur le gâteau de la masculinité », ni pour fonder une famille traditionnelle « un papa, une maman  ». Alors, pourquoi ne pas tenter de construire quelque chose de différent, avec Reese et Katrina ? D’une écriture pleine d’empathie, sans rien occulter des drames des vies trans (violence, suicide), l’Américaine Torrey Peters parvient à faire d’un sujet sensible une comédie piquante à la « Sex and The City ». Les Louboutin en moins, la fluidité en plus.

Élisabeth Philippe

Les éditions Libertalia dans Politis

mardi 17 janvier 2023 :: Permalien

— REVUE de PRESSE —

Publié dans Politis, le 12 janvier 2023.

« Ne rien devoir à l’État, ni au grand patronat »

À l’heure de l’explosion des prix, notamment du papier –  Politis peut en témoigner ! –, l’édition indépendante est menacée. Mais, pour proposer des auteur·trices que vous ne lirez jamais chez Bolloré, Montagne ou Gallimard et faire émerger une nouvelle génération de penseurs et de penseuses, quelques irréductibles ne comptent pas leurs heures. Bienvenue dans les coulisses de la maison Libertalia, racontées par son cofondateur, Nicolas Norrito.

Notre maison d’édition a publié ses premiers ouvrages il y a seize ans, en février 2007. Nous venions de la musique punk et de l’anarcho-syndicalisme. Nous animions Barricata, un fanzine autodiffusé à hauteur de 2 000 exemplaires, organisions de nombreux concerts de solidarité, le plus souvent au local de la CNT ou au CICP, et je jouais dans un groupe, Brigada Flores Magon, qui tournait beaucoup. C’est naturellement que j’ai pensé à créer une maison d’édition, qui constituerait le prolongement de nos autres activités politiques et culturelles. J’ai sollicité Bruno, webmaster et illustrateur du fanzine, et Charlotte, qui travaillait alors pour Court-Circuit, une structure alternative de diffusion-distribution. Depuis cette époque, l’équipe n’a pas changé. On a été plus nombreux entre 2019 et 2022, mais le trio d’origine tient la barre et fonctionne selon le principe de l’unanimité. Si l’un·e de nous émet une réserve sur une proposition de publication, on va au plus simple, on répond négativement.
En 2012, Court-Circuit Diffusion a fait faillite et nous avons été accueilli·es par Harmonia Mundi. Dès lors, nous avons augmenté le nombre de publications annuelles, qui est de 16 à 22 ouvrages. C’est beaucoup pour une petite équipe. Nous pouvons compter sur l’aide des animatrices et animateurs de la collection N’Autre École, dédiée aux questions pédagogiques (Entrer en pédagogie féministe, d’Audrey Chenu et Véronique Decker, à paraître en mars) ; sur celle de l’équipe de la collection OrientXXI (trois titres à ce jour, dont le tout récent Plaidoyer pour la langue arabe, de Nada Yafi) ou sur le soutien d’éditeurs free-lance.
Au fil des années, nous nous sommes professionnalisé·es. Nous avons renoncé à nos anciens métiers (j’étais enseignant, j’ai quitté l’Éducation nationale ; Charlotte était correctrice au Parisien, elle a cessé de s’y rendre ; Bruno a arrêté de concevoir des sites Internet pour ne plus se consacrer qu’à Libertalia).

En 2018, nous avons ouvert une librairie à Montreuil.
Libraires et éditeurs, c’est une vieille tradition du mouvement social et nous avons d’illustres prédécesseurs : Marcel Hasfeld (la Librairie du travail, 1917-1939), Maspero (La Joie de lire, 1957-1974).
Dans ces 40 m2, nous avons entassé quelque 12 000 références. Il y a proportionnellement une forte place pour les sciences humaines et sociales, et des maisons comme Agone, La Fabrique, Divergences, Nada, Amsterdam, La Découverte y ont leur propre espace ; mais nous avons aussi développé des rayons BD, théâtre, poésie et jeunesse. Ainsi, dans cette petite librairie, on trouve à la fois Rancière et Mortelle Adèle, Gramsci et Le Loup en slip, Paul B. Preciado et One Piece. Chaque semaine, on y organise des rencontres publiques autour d’ouvrages récents. Le pari de la librairie politique et généraliste de quartier semble atteint, cela nous réjouit.

Notre maison d’édition s’inscrit dans une démarche d’éducation populaire. Les prix sont délibérément accessibles et, parmi tous les titres du premier semestre 2023, aucun n’est vendu plus de 10 euros. Mais ce choix est difficile à tenir dans une période d’inflation du coût du papier. Sans la librairie, en dépit d’un fonds de plus de 200 titres, l’équilibre comptable serait difficile à atteindre.
Par ailleurs, au fil des ans, nous constatons une désaffection d’une partie de notre catalogue. Les gros ouvrages d’histoire sociale (édités en collection « Ceux d’en bas ») semblent perdre leur lectorat. Dès lors, et sans y renoncer, on explore de nouvelles façons d’aborder certains thèmes. Ainsi, nous publierons en février Hardi, compagnons, un ouvrage de Clara Schildknecht qui revisite la geste anarchiste des années 1871-1920 à l’aune de la domination de genre.
Enfin, malgré toute notre volonté de jouir du quotidien, de faire moins et mieux, on travaille trop. L’indépendance est à ce prix. C’est notre forme d’irrévérence, on ne doit rien à l’État ni au grand patronat, et nous n’appartiendrons jamais à Bolloré, Vincent Montagne ou même à Gallimard ; c’est sûrement plus confortable, mais ce chemin-là n’est pas le nôtre.

Vivement le mouvement social qui rechargera nos batteries. Nous serons, comme à l’accoutumée, en bord de manif avec nos ouvrages. Parce que la place d’une maison d’édition critique, c’est aussi la rue !

Qatar le Mondial de la honte dans Le Monde des livres

mardi 17 janvier 2023 :: Permalien

— REVUE de PRESSE —

Publié dans Le Monde des livres du 23 décembre 2022.

Qatar, pour ne pas oublier

« Il aurait fallu en parler avant », proteste Noël Le Graët, patron de la Fédération française de football, quand on fait remarquer que le Qatar n’était peut-être pas l’hôte idéal pour la Coupe du monde 2022. Il aurait fallu en parler avant, pourrait-on dire aussi de cet essai bref et solide signé Nicolas Kssis-Martov, déjà auteur de plusieurs livres où il ancre le destin du football dans l’histoire des classes populaires. C’est cette mémoire longue qui donne une acuité particulière à son nouveau titre. Alors que le « Qatargate » est encore loin d’avoir révélé toute son ampleur, Kssis-Martov éclaire déjà ce qui l’a rendu possible : non seulement le triomphe contemporain d’un foot-business structuré par l’appât du gain et le cynisme moral (le ballon roule, on oublie tout), mais aussi le passé d’une compétition dont Mussolini, en 1934, tout comme les généraux argentins, en 1978, firent déjà leur instrument de propagande. Aux yeux de l’auteur, toutefois, Qatar 2022 marque un cap. « Cette fois, droits des travailleurs – et surtout des migrants –, réchauffement climatique, droits des femmes et des personnes LGBT, etc., personne ne pourra “oublier”, y compris si Kylian Mbappé marque en finale, qu’il aura effectué son exploit sur un cimetière. » Décidément, quand un livre est prophétique, il n’est jamais trop tard pour en parler.

Jean Birnbaum

Davaï ! sur À contretemps

lundi 9 janvier 2023 :: Permalien

— REVUE de PRESSE —

Publié sur le site À contretemps, bulletin de critique bibliographique, le 26 décembre 2022.

Voyage en outre-famille

Avant d’entrer en matière, un préalable s’impose. J’ai toujours du mal avec les histoires de famille. C’est comme si j’avais peur de déranger. Je m’y sens de trop. C’est que j’ai, je l’avoue, un rapport un peu étrange à la famille, celui d’un en-dehors volontaire. Je déteste tout ce qui relève des festivités obligatoires qui demeurent, pour moi, autant d’occasions de réamorcer les névroses assoupies des familles qu’un rien suffit à réveiller. Je fuis les obligations qu’elles créent. Je suis de celles et ceux, finalement très minoritaires, qui pensent que les familles choisies, quitte à les quitter quand elles commencent à peser, sont infiniment moins régressives que les vraies, celles qui font « livret familial ». De même, je ne manifeste aucun attrait pour la généalogie, le roman des origines, la quête des racines – qui tirent toujours, à mes yeux, vers le bas. Enfin, entrer dans une saga familiale m’est quasiment impossible. Je m’y sens vite largué tant il m’en coûte de me repérer dans les méandres des histoires privées et des personnages qui s’y agitent. C’est sûr, il doit y avoir, chez moi, une forte résistance à tout ce qui touche à la si bien nommée « cellule » familiale. Il fallait que cela fût dit pour passer à la suite.

J’avoue donc que ce Davaï ! m’a fait peur, et ce d’autant qu’il s’ouvre sur une représentation graphique à vingt-six cases de la famille Mordoukhovitch, celle de Lola Miesseroff, l’auteure, complétée, est-il annoncé en bas à droite, d’une « liste alphabétique des principaux personnages en fin de volume ». Du dur, en somme, du sérieux, de quoi ressentir en vrai et d’un seul coup d’œil, le poids des familles. Normalement, confronté à une telle épreuve visuelle, je referme aussitôt l’ouvrage et je passe au suivant de la pile. Ce qui m’a retenu, c’est que je connais Lola, que j’ai lu ses précédents ouvrages et que je sais que la pesanteur n’est pas son truc. L’atteste, entre autres, sa très belle postface – « Mon père, ce héros… » – au livre de mémoire du maquisard Oxent Miesseroff, son père, alias Matteï dans la Résistance et Aliocha pour ses amis. Rien ne justifiait donc que je déserte la tâche. Et je n’ai pas regretté un seul instant ma décision.

On n’entrera pas ici dans le détail, souvent truculent, des destinées de la longue lignée familiale de l’auteure, car il y faudrait des dons de synthèse dont je ne suis pas sûr d’être doté. Reporte-toi donc au livre, lectrice-lecteur, c’est un conseil d’ami. Tu y apprendras, par exemple, comment une « famille passe de l’état civil à des états bien incivils », comment on peut avoir eu pour délicat baby-sitter un futur gardien de fauves du cirque Bouglione, comment on peut divorcer pour « détournement d’affection », comment on peut être juif, « certes oui, mais pas tant que ça », comment on peut être baptisé dans le rite chrétien orthodoxe en étant fille d’un père « farouchement athée » et d’une mère sans foi ni culte, comment une velléité sioniste peut achopper sur un « petit obstacle », comment et pourquoi – toutes générations confondues – les femmes de la saga furent aussi souvent « mauvaises ménagères » que « cheffes de tribu », « matrones bienveillantes », « mères nourricières », « prêtresses de cultes païens » et femmes résolument, radicalement « libres de leur cœur et de leur corps », comment, enfin, la cousine Katia – sans qui « ce livre ne serait même pas la moitié de ce qu’il est », est-il précisé en dédicace – se maria en robe de dentelle noire avec un Michel dont elle était enceinte et qui avait le double de son âge, raison sans doute pour laquelle sa mère l’appelait « le diable » et Katia « le faune ».

Lola Miesseroff, que je sais dure à cuire mais âme tendre, ne m’en voudra pas, je l’espère, si j’écris que ce Davaï ! m’apparaît d’abord comme un cri d’amour à Génia, sa mère, et à Oxent (Aliocha), son père. Génia, de son vrai nom Eugénie, quitte sa terre natale – la Russie – lorsqu’elle a sept ans. Aliocha, lui, né dans une famille bourgeoise d’origine arménienne et tatare, profite de l’occasion qui lui est offerte de poursuivre ses études à l’étranger pour fuir définitivement l’Union soviétique à dix-sept ans. Sans regrets ni remords. Génia arrive à Paris à l’âge de douze ans, en 1925, et vit dans un hôtel miteux de la rue du Théâtre (15e arrondissement) avec sa mère et son beau-père. Quatre ans plus tard, trop indocile, elle se fait virer, pour son plus grand bonheur, d’une pension religieuse de Bourges, apprend par elle-même la dactylographie chez un fabricant de machines à écrire et trouve vite un emploi. Aliocha, au même moment, étudie l’électrochimie à l’université de Liège, puis de Grenoble, mais, les subsides de sa famille venant à manquer, ne termine pas son cursus. Après divers « petits » boulots, dont celui de mineur de fond tout de même, il trouve à s’employer à Lyon comme chimiste dans l’industrie du textile. Le soir, dit-on, il joue du piano et chante dans des cabarets russes. Génia, elle, se marie à dix-huit ans à la mairie du 15e arrondissement avec Ilya Bobovitch, un garçon de son âge, en s’abstenant de passer à l’église ou la synagogue. Pas d’importance pour le jeune couple qui fréquente le Montparno des artistes russes où Valia, la sœur aînée de Génia, qui vit avec Jacques Shapiro, un peintre de La Ruche, fréquente quelques rapins plutôt fauchés mais qui finiront par sortir de la mouise : Soutine, Modigliani, Chagall, Brancusi, Marie Laurencin et bien d’autres. La vie de bohème, en somme, avec ses charmes et ses rêves, mais qui n’empêche pas l’autre vie de pointer son sale nez : enceinte d’Ilya, Génia est contrainte d’avorter parce qu’Ilya ne se sent pas la fibre paternelle. Le couple n’y résiste pas ; Génia quitte Ilya, mais sans divorce. Procédure trop compliquée et trop chère pour eux. Ils resteront mari et femme pendant plus de vingt ans avec tous les ennuis afférents à cette drôle de situation. Exemple : Génia, qui tombe amoureuse d’un certain Rigovine, est mère, en 1934, d’un petit Boba qu’elle ne peut pas reconnaître faute de n’avoir pas divorcé d’Ilya. Le père le déclarera de mère inconnue. Quand le couple, vite, se sépare à la suite d’une tromperie de Rigovine, Génia récupère de force l’enfant et, aidée de sa mère, l’élève seule.

La guerre a, si l’on peut dire, cet « avantage » de remettre les pendules du nécessaire à l’heure des temps maudits qu’elle inaugure. Pour Aliocha-Matteï, c’est l’heure du choix, et il est cornélien. Ayant cru un temps, fort court au demeurant et comme nombre de ses compatriotes, que l’Allemagne pourrait enfin débarrasser la Russie de Staline, il s’engage dans un maquis FFI – pas question de risquer une balle dans le dos chez les « cocos » des FTP – actif dans la vallée de l’Asse, à une trentaine de kilomètres de Dignes (Alpes-de-Haute-Provence). Pour Génia, qui ne s’était jamais « sentie particulièrement juive », c’est l’heure de l’évidence : pour les nazis et les collabos, ils le sont indubitablement, elle et son Boba qui, première humiliation, n’a pas droit, parce que « non-français », à un masque à gaz comme ses copains. Le reste n’allait pas tarder, à commencer par le recensement des juifs et le port de l’étoile jaune. Dès lors, pour éviter tout ennui à son fils, Génia demande à Valia, sa sœur aînée non mariée, celle de la bande des Montparnos, de se déclarer comme étant sa mère à la mairie. Ainsi, son fils, d’un coup, devient légalement son neveu. « Et voilà pourquoi, écrit Lola Miesseroff, mon frère n’est pas mon frère. » Pour le reste, la ruse et la fuite restant les valeurs les plus sûres quand l’étau se resserre, les deux frangines ne se recensent pas, ne portent pas l’étoile jaune et décident de passer en zone nono pour rejoindre Jouka, une tante de leur mère, à Marseille, ville non pas libre mais pour l’heure respirable.

C’est précisément dans Marseille libérée que le maquisard médaillé Matteï – redevenu Aliocha pour les amis et Oxent pour l’état civil – rencontrera Génia. Le reste est attendu. Ils s’aimeront, ils auront une petite Hélène qu’on ne tarda pas à appeler Lola déclarée sous le nom de jeune fille de sa mère et celui de son père. Pour le meilleur et pour le pire, au vu de l’affection complice qu’ils se portèrent et du temps qu’il fallut à cette fille d’apatrides aux identités trop compliquées pour devenir française : vingt ans !

Au point où j’en suis de cette recension, je pense à tout ce que je vais laisser de côté. C’était joué d’avance, d’ailleurs, tant ce Davaï ! – qui ne fait que 176 pages au format de poche – déborde de souvenirs, d’anecdotes, d’informations, d’analyses et de points de vue sur cette « outre-famille » où Lola Miesseroff se sent aussi à l’aise que dans cette « outre-gauche » anti-autoritaire, conseilliste et libertaire qu’elle a décrite dans un précédent ouvrage qui fourmille de témoignages finalement assez rares sur cette petite galaxie que représente une certaine tradition révolutionnaire anti-léniniste toujours vivace. Dans l’un et l’autre livres, Voyage en outre-gauche et Davaï ! – mais également dans Fille à pédés –, l’auteure démontre la même capacité à aller à l’essentiel sans s’étaler et sans jamais faire abstraction de sa subjectivité. Courts, denses et nerveux, ses récits sont aussi reconnaissables que décoiffants. C’est même en cela qu’ils font style.

À la lire, on comprend, et ce dès les premières pages de son opus, ce que Lola doit à Génia, à Aliocha et plus largement à sa « tribu » : un certain rapport à la vie, à la liberté, à l’insoumission, un refus des identités fixes en toutes matières, l’idée que les prolétaires n’ont pas de patrie et la conviction que l’on vit mieux sans dieu ni maître qu’avec. « Tandis que mon père, écrit-elle, a délibérément tout fait pour que mon éducation ne ressemblât pas à celle qu’il avait reçue, chez ma mère l’enseignement et l’exercice de la liberté étaient comme naturels. » Père et mère, il est vrai, semblaient venir d’une autre galaxie où l’anarchisme individualiste d’E. Armand faisait fonction de phare en toutes choses : « nudisme révolutionnaire », « philanthropie amoureuse », « amour plural ». Les règles du père Armand, ils se les appliquèrent à eux-mêmes, ce qui n’allait pas sans risque. Mais, bon, Lola Miesseroff en atteste : « Ils vécurent ensemble pendant quarante-sept ans, ne cessèrent de s’aimer et, même s’ils faisaient parfois mine de n’être que des partenaires, voire des associés, ils restèrent toujours des complices. » On la croit, bien sûr, et la révélation est d’importance sur le plan historique : ce doit être la seule exception d’harmonie chez les couples « armandistes » qui, le plus souvent, terminaient à couteaux tirés.

Cela dit, le principal apport de ce propagandiste du non-conformisme sexuel que Génia et Aliocha firent leurs, c’est indiscutablement la pratique du naturisme comme mode de vie. Ils en furent de grands adeptes – et en devinrent même des militants d’avant-garde en ouvrant, en 1947, le premier centre naturiste de Marseille. Là encore, Davaï ! ne manque pas de détails piquants et instructifs sur cette expérience de longue durée. Lola ne nous dit pas si leur Grand Inspirateur vint les visiter en Provence. Il aurait pourtant pu, même vieux, puisqu’il est mort en 1962.

L’un des derniers combats de Génia et Aliocha fut précisément celui de mourir dans la dignité par suicide assisté. Les quelques pages, fortes, que Lola Miesseroff consacre à ces moments où, fièrement et comme elle le put, elle accompagna son père de quatre-vingt-cinq ans, puis sa mère de quatre-vingt-neuf ans jusqu’au bout de leur longue route, sont proprement bouleversantes.
On laissera à Lola Miesseroff le mot de la fin. Elle raconte que son père, auteur lui-même d’un livre déjà cité sur son expérience de maquisard, se méfiait de ce qu’il appelait le « bidonus », c’est-à-dire cet « art [dont s’accommoda longtemps l’Histoire] de mettre la pureté, la beauté et l’héroïsme dans des choses qui en ont moins ». Ce risque de « bidonus », qui est « désir de magnifier certaines aventures ou mésaventures », Lola espère l’avoir suffisamment contourné en narrant, à partir de sa propre subjectivité, « ces petites histoires qui côtoient la grande Histoire ». On le croit, comme on croit comme elle que l’essentiel réside dans « l’intérêt et le plaisir qu’elles procurent à être contées comme à être lues, faute de quoi elles ne valent pas un clou ».

Davaï, Lola, le plaisir de lire était là !

Freddy Gomez