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jeudi 24 février 2022 :: Permalien
Publié sur Bibliothèque Fahrenheit 451 le 21 février 2022.
« Nous sommes les Red Star fans / On vient de la banlieue rouge / Et la Rino s’enflamme / Toujours pour l’Étoile Rouge » chantent les supporters du stade Bauer de Saint-Ouen. Le nom de leur tribune : Rino Della Negra, rend hommage à l’ancien joueur de l’équipe, réfractaire au STO, membre du groupe Manouchian, fusillé à vingt ans au Mont-Valérien le 21 février 1944. Dimitri Manessis et Jean Vigreux, après un impressionnant travail de recherche, dans les archives de la police notamment, analyse la vie de cette icône du football populaire et de la Résistance, ainsi que sa mémoire. « Loin d’une conception figée et surannée de “l’identité nationale”, la biographie de Rino Della Negra s’intègre dans cette histoire d’un pays qui a pu accueillir par-delà les difficultés, qui a su se construire grâce aux échanges multiples, et dont les membres des FTP-MOI ont pu écrire l’une des pages les plus lumineuses. »
Ils reviennent sur les origines frioulanes de sa famille, sa naissance en 1923 à Vimy, dans le Pas-de-Calais, l’installation dans le quartier italien de « Mazzagrande » à Argenteuil alors qu’il a trois ans, où il grandit dans « un îlot de solidarité et de fraternité » et dans un cadre de politisation antifasciste, « un laboratoire municipal du Front populaire où l’éducation, les loisirs et le sport deviennent des vecteurs de la socialisation des habitants ». À 14 ans il entre dans le monde du travail comme ajusteur à Asnières, il découvre brutalement la répression patronale, et en 1938, plusieurs de ses amis rejoignent les Brigades internationales. En décembre 1941, l’ex-député d’Argenteuil et rédacteur en chef de l’Humanité, Gabriel Péri, est fusillé avec d’autres otages. Les auteurs suivent également les traces des différents clubs de football dans lesquels il évolue. Réfractaire au STO en février 1943, il entre en clandestinité et rejoint les FTP-MOI, tout en continuant à jouer sous son vrai nom. Il distribue des tracts, récupère des armes et participe à des sabotages au sein du troisième détachement italien, sous le matricule 10 293 et avec le pseudonyme de « Gilbert Royer ». Dimitri Manessi et Jean Vigreux rapportent plusieurs attentats auxquelles il a participé : contre le général Alexander Abt, contre la caserne Guynemer à Rueil, etc., jusqu’à son arrestation le 12 novembre 1943, son incarcération à Fresnes, le procès expéditif des 24 membres du groupe Manoukian, devant la cour martiale allemande le 19 février 1944, et la gigantesque opération de propagande qui l’accompagna.
Ils confrontent souvent plusieurs versions, s’appuyant sur les archives pour trancher, proposent de copieuses revues de presse commentées et montrent comment les journaux reprennent les communiqués officiels, dépolitisent les actions des partisans, criminalisent leurs motivations.
Enfin, ils explorent le processus mémoriel depuis la manifestation commémorative du 25 février 1945, les différents tournois de football qui portent son nom, jusqu’à la bataille des parents Della Negra pour faire reconnaître à titre posthume l’activité de résistant de leur fils, et celles, plus récentes, pour l’inscription du nom du « martyr de la liberté » dans le paysage urbain, comme pour la tribune du stade Bauer par exemple.
Remarquable biographie qui rend justice aux apports déterminants de l’immigration, et ravive une figure, un combat, un engagement qui devraient s’avérer particulièrement inspirant en ces temps obscurs, montrer un chemin comme une étoile rouge dans la nuit qui s’abat.
Ernest London, le bibliothécaire-armurier
mercredi 23 février 2022 :: Permalien
Publié et diffusé sur Radio Parleur, le 22 février 2022.
Qui est Rino Della Negra, figure mythique du Red Star, club de football historique de la banlieue rouge parisienne ? Né de parents italiens, jeune ouvrier et footballeur, il a été exécuté à l’âge de 20 ans. Résistant, il prit le parti des armes lorsque minuit sonnait au siècle dernier. Dimitri Manessis, auteur avec son confrère historien Jean Vigreux de la biographie du jeune résistant, raconte une histoire de résistance populaire.
Rino Della Negra naît à Vamy dans le Nord de la France. Fils de parents italiens, son père, briquetier participa à la reconstruction de la région Nord-Pas-de-Calais ravagé pas la « Grande Guerre ». Au gré des différentes embauches du père, la famille s’établit en Île-de-France. C’est à Argenteuil que Rino vit ses jeunes années, plus spécifiquement dans le quartier Mazagrand, aussi appelé « Mazzagrande », où se mêlent l’immigration italienne politique et économique. Très tôt le jeune Rino est confronté à la politique. Il verra notamment certains de ses amis prendre les armes pour défendre la République espagnole face à Franco en 1936.
« Il n’y a que Rino », peut-on entendre chanter les soirs de match dans les travées du stade Bauer, à Saint-Ouen (93). « Tribune Rino Della Negra », peut-on même lire sur certaines écharpes. De fait, Rino est partout à Bauer. Pourtant son passage dans le club odonien historique fut bref. Recruté pour la saison 1943-1944, le jeune ailier droit est un « jeune espoir du football », il ravit « ses coéquipiers et les commentateurs de la presse sportive » dès son arrivée, affirme Dimitri Manessis. Son refus du STO (service du travail obligatoire) durant l’occupation n’empêchera pas Rino Della Negra de jouer pour le club de Saint-Ouen, sous sa véritable identité, jusqu’à son arrestation le 12 novembre 1943.
Si Rino n’est pas l’homme d’un parti, il est bel et bien un partisan. Il intégrera les Francs-tireurs et partisans (FTP) de sa ville, Argenteuil, avant d’intégrer la FTP Main-d’œuvre-immigrée (MOI). C’est au sein du 3e détachement de la MOI, le détachement italien qu’il réalisera ses faits d’arme les plus marquants contre l’envahisseur nazi, mais aussi contre les fascistes italiens à Paris. Rino Della Negra appartient à ce qu’on appellera a posteriori le groupe Manouchian. Ce groupe qui tient son nom d’un de ses dirigeants, Missak Manouchian, constitué de partisans de la MOI tombés suite aux traques de la police française et immortalisé par les nazis à travers l’Affiche rouge.
Un entretien de Pierre-Louis Colin pour Radio Parleur.
Identité sonore : Étienne Gratianette.
lundi 21 février 2022 :: Permalien
Publié dans Le Parisien, le lundi 21 février 2022.
Saint-Ouen. Docteur en histoire contemporaine, Dimitri Manessis a coécrit une biographie à propos de Rino Della Negra, attaquant et membre des FTP-MOI, fusillé au Mont-Valérien à l’âge de 20 ans.
C’est l’histoire d’un doctorant en histoire, qui se rend un matin à l’université de Dijon (Côte-d’Or), les couleurs du Red Star autour du col. Dimitri Manessis est alors questionné par son maître de thèse, Jean Vigreux : qui est Rino Della Negra, le nom qui apparaît sur cette écharpe au fond blanc et aux rayures vertes ? Quatre ans plus tard, les deux hommes viennent de publier Rino Della Negra, footballeur et partisan, aux éditions Libertalia : la toute première biographie de ce joueur d’origine italienne, engagé dans la résistance durant la Seconde Guerre mondiale avec les FTP-MOI, les Francs-tireurs et partisans – main-d’œuvre immigrée, et fusillé le 21 février 1944 au Mont-Valérien, à l’âge de 20 ans.
Dans la clandestinité depuis février, il signe au club à l’été 1943.
Samedi, une présentation du livre était organisée au stade Bauer, à Saint-Ouen, en présence des deux auteurs. Jusqu’ici, il n’existait qu’une courte biographie – dans le Maitron, le dictionnaire biographique du mouvement social et ouvrier – de cet attaquant condamné dans le procès dit de « l’Affiche rouge », avec les membres du réseau Manouchian.
La famille de Rino, originaire de Frioul, était installée dans le Pas-de-Calais à sa naissance. Elle avait ensuite suivi son père, briquetier, jusque dans le Val-d’Oise, du côté d’Argenteuil. Apprenti ajusteur aux usines Chausson d’Asnières (Hauts-de-Seine), le jeune Rino se distinguait par ses qualités dans plusieurs disciplines sportives, et par sa vitesse notamment. Il signe au Red Star à l’été 1943 sous son vrai nom, alors qu’il était déjà clandestin et combattant après avoir refusé, en février, sa convocation au STO, le service du travail obligatoire.
Aujourd’hui, le kop des supporteurs du Red Star porte son nom. Et dans les travées, tous les 15 jours, l’un de ses abonnés n’est autre que Dimitri Manessis. Originaire de Grenoble (Isère), celui qui est désormais docteur en histoire contemporaine fréquente le stade à chaque match à domicile depuis 2017.
Un auteur « fasciné par l’ambiance » des travées
Sa famille, pourtant, n’a jamais vraiment baigné dans le foot, ou seulement pour « les grands événements, l’Euro, la Coupe du monde… » Sa première dans un stade remonte à ses 19 ans : à Grenoble, où le principal groupe de supporteurs, les Red Kaos 94, entretient une amitié avec les Red Stars Fans. « J’ai alors été fasciné par l’ambiance et le monde des tribunes, raconte l’historien de 31 ans. Pour moi, c’est la meilleure façon de vivre un match de foot : soutenir une équipe mais aussi vivre tous les à-côtés, toute la culture du club. »
Cette âme populaire de Bauer, justement, c’est son grand-père, grec, qui lui en avait parlé dès l’enfance. « Il n’avait aucun lien avec Paris ou la banlieue, mais il me parlait à table du Red Star comme le grand club emblématique des ouvriers de la banlieue parisienne. Et donc venant de Grenoble, connaissant l’amitié historique, j’y suis allé. »
À Saint-Ouen, il découvre une tribune où l’on peut inviter des migrants un soir de match, des personnels hospitaliers en grève… « C’est une chance d’avoir une tribune de progrès, souligne-t-il. Et c’est logique, vu les valeurs, que l’on ne se con-tente pas du football mais qu’on lie tout cela à un environnement social, économique, politique… »
Il découvre aussi à Bauer toute la mémoire que font vivre les supporteurs autour de Rino depuis plusieurs années. En 2017, il se rapproche du noyau dur et évoque son projet. Une aubaine pour le collectif Red Star Bauer : « C’est quelque chose que l’on aurait jamais pu réaliser, car il faut une véritable méthodologie, reconnaît Vincent Chutet-Mézence, son président. Ou alors cela aurait été beaucoup moins précis, moins poussé. On a déjà un peu travaillé sur différentes thématiques, organisé des conférences sur la mémoire de Rino, la résistance à Saint-Ouen, les antifascistes italiens… Mais on n’était jamais allés aussi loin. »
« Je ne m’attendais pas à ça, mais ce qu’ils ont fait, c’est grandiose », apprécie la belle-sœur de Rino, Yolande, 90 ans, qui était présente samedi. « Rino, on en a toujours parlé entre nous, poursuit Michel Della Negra, le neveu du joueur-résistant. C’est grâce à des gens comme lui qu’on est libres aujourd’hui. Il ne faut jamais l’oublier. »
Samedi, plusieurs dizaines de personnes ont tenu à assister à la présentation de l’ouvrage. L’historien s’en félicite : « Cela touche à des questions qui sont, pour le meilleur et pour le pire, d’une actualité brûlante : l’immigration, la résistance, la collaboration… » Un message pour la présidentielle à venir ? « C’est un hasard éditorial mais si ça peut aider à éclaircir le débat sur des sujets que d’aucuns aiment mettre en avant, c’est tant mieux… »
Mardi soir, en marge de la diffusion, à l’Espace 1789, du documentaire « Nous sommes le Red Star », Dimitri Manessis sera à nouveau présent pour évoquer son travail.
Rino Della Negra, footballeur et partisan (246 p., 10 €), Dimitri Manessis et Jean Vigreux, aux éditions Libertalia. Disponible dans toutes les librairies de la Seine-Saint-Denis (et ailleurs).
Anthony Lieures
lundi 21 février 2022 :: Permalien
Publié sur Mediapart, le 20 février 2022.
Joueur au prestigieux Red Star de Saint-Ouen, Rino Della Negra était également résistant au sein du célèbre « Groupe Manouchian ». Exécuté à l’âge de 20 ans par les nazis le 21 février 1944, il est devenu depuis une icône du foot populaire. Deux historiens ont retracé la vie de cet ouvrier footballeur de Seine-Saint-Denis et fils d’immigrés italiens. Un parcours qui étrille le fumeux concept d’« identité nationale ».
Une des tribunes du stade du Red Star de Saint-Ouen (Seine-Saint-Denis) porte le nom de Rino Della Negra. Et lors des matchs de ce club de foot mythique qui a vécu son âge d’or sportif durant l’entre-deux-guerres, des chants et des banderoles de supporters mettent régulièrement à l’honneur « Rino ».
Ce jeune footballeur était ailier droit du Red Star durant la saison 1943-1944. Lorsqu’il a été recruté à l’âge de 20 ans par le club, Rino Della Negra était depuis plusieurs mois engagé dans la lutte armée contre l’occupant nazi au sein des légendaires FTP-MOI (Francs-tireurs et partisans Main-d’œuvre immigrée) de Missak Manouchian.
Fusillé le 21 février 1944 au mont Valérien, Rino Della Negra a par la suite survécu dans la mémoire collective des militants d’extrême gauche, puis des supporters du Red Star.
Dimitri Manessis, docteur en histoire, et Jean Vigreux, professeur d’histoire contemporaine à l’université de Bourgogne-Franche-Comté, viennent de publier Rino Della Negra, footballeur et partisan (Libertalia, février 2022). Ce travail historique inédit met en lumière le parcours d’un jeune ouvrier fils d’immigrés italiens à Argenteuil, où s’entrecroisent solidarité ouvrière, passion pour le football et lutte antifasciste. Une biographie qui interroge le concept sclérosé d’« identité nationale », tant la vie de ce jeune résistant s’intègre dans l’histoire d’une France à la fois multiculturelle et terre d’accueil des réfugié·es.
Quand on lit cette biographie de Rino Della Negra, on est frappé dès les premières pages par le fait que son quartier à Argenteuil est le creuset de sa politisation…
Dimitri Manessis : Rino Della Negra arrive à Argenteuil en 1926, à l’âge de trois ans, après être né dans le Pas-de-Calais. Ses parents italiens sont originaires du Frioul et se sont déplacés au gré des embauches du père, qui est briquetier, sur les chantiers.
Della Negra vit dans le quartier de Mazagran, surnommé « Mazzagrande », car de nombreux immigrés italiens y habitent. Cette « petite Italie » participe alors à la formation politique du jeune homme qu’est Rino Della Negra, via notamment différents espaces de sociabilisation populaire, comme le café Chez Mario, avec son terrain de boules ou ses parties de cartes, des activités propres à la culture ouvrière d’alors.
Della Negra est au carrefour d’une sorte de syncrétisme entre cultures ouvrière et italienne, centré autant autour de la gastronomie que de l’antifascisme. Car à ces sociabilités s’ajoute tout un réseau d’amitiés avec des Italiens qui ont fui le régime mussolinien et qui ont immigré dans l’optique de continuer le combat en France.
Nous ne connaissons pas d’attaches politiques à la famille Della Negra, mais le jeune Rino était proche de la famille Simonazzi, très marquée par la lutte antifasciste et le Parti communiste italien (PCI) en exil.
Pour donner un exemple, un des frères Simonazzi, Tonino, qui jouait au football avec Rino à la Jeunesse sportive argenteuillaise (JSA), est parti combattre dans les Brigades internationales en Espagne, avec un autre jeune d’Argenteuil, André Crouin. Ces deux amis de Rino Della Negra reviennent de ce conflit blessés et on devine toute l’imprégnation politique et émotionnelle de ces deux jeunes combattants d’Espagne sur l’adolescent d’origine italienne.
Jean Vigreux : Argenteuil est inséré dans ce qu’on dénomme à l’époque « la banlieue rouge ». Gabriel Péri est depuis 1932 député communiste de la circonscription, puis la mairie est conquise par le parti en 1935.
À l’âge de 14 ans, Rino Della Negra découvre le monde du travail en étant embauché comme ouvrier-ajusteur à l’usine de métallurgie Chausson, à Asnières, spécialisée dans les radiateurs pour véhicules. Sa socialisation par le travail se fait en plein Front populaire, à une époque où l’usine est marquée par les grèves comme par la répression des leaders syndicaux.
La pratique sportive et la politique sont également indissociables durant ces années d’entre-deux-guerres…
Jean Vigreux : Nous sommes en pleine époque de l’éducation populaire par le sport promue par la FSGT (Fédération sportive et gymnique du travail), la fédération omnisports rouge.
Rino Della Negra est un sportif accompli : il pratique dans le cadre de la FSGT le foot, l’athlétisme, et on le voit sur des photos en boxeur, mais aussi avec des jeunes sportives de son âge, dans la logique de mixité des genres et de non-spécialisation des pratiques sportives instituées par la FSGT. Il est également membre du club d’entreprise de l’usine Chausson, s’inscrivant ainsi dans la longue tradition du football ouvrier.
Dimitri Manessis : Son premier club en tant que footballeur était le FC argenteuillais en 1937, mais il a surtout officié au sein de la JSA, affiliée à la FSGT, où il jouait avec les Simonazzi et des membres de la communauté arménienne. C’était un club de foot internationaliste, investi entre autres dans la solidarité avec les Républicains espagnols.
Il est ensuite repéré par un des clubs phares et les plus prestigieux de l’époque, le Red Star de Saint Ouen, où il signe en tant qu’ailier droit pour la saison 1943-1944.
Ce qui est extraordinaire, c’est que quand Rino Della Negra entame sa carrière de footballeur de haut niveau au Red Star, il est alors réfractaire au Service du travail obligatoire (STO) et membre actif de la Résistance armée sous une fausse d’identité !
Comment bascule-t-il d’ouvrier footballeur à partisan ?
Jean Vigreux : Difficile à dire. Rino Della Negra a probablement été recruté via les réseaux sportifs par des joueurs de football devenus cadres des Francs-tireurs et partisans (FTP, la résistance armée communiste française) ou par ses amis arméniens.
Il est d’abord engagé au sein des FTP d’Argenteuil, un groupe très actif qui était dirigé par un Italien, Floravanti Terzi, dit « Avanti », puis passe rapidement aux FTP-MOI (Francs-tireurs et partisans-Main-d’œuvre immigrée) dans le 3e détachement des Italiens, sous le nom de code « Robin ».
Dimitri Manessis : La réponse demeure ouverte : les milieux sportifs et culturels dans lesquels baigne Della Negra ont forcément joué dans son recrutement dans la lutte armée.
Il faut également souligner le rôle important des femmes dans l’engagement de Rino Della Negra, à l’instar d’Inès Sacchetti-Tonsi, qui était son estafette. Elle faisait partie de cette communauté de « Mazzagrande » et son père a été blessé par balles par les Chemises noires.
En juin 1943, il est membre du groupe qui attaque le siège du parti fasciste italien à Paris, puis de celui qui blesse par balle le général nazi Von Apt dans le XVIe arrondissement.
Jean Vigreux : Rino Della Negra n’a alors que 20 ans et il est le plus jeune de son détachement FTP-MOI. Son engagement a été très rapide puisque après avoir été réfractaire au STO en février 1943, il participe à sa première action de résistance dès juin 1943. Au sein des partisans, il fait aussi bien le guetteur que le coup de feu ou l’aide au repli à la suite des actions.
Ses faits d’armes sont impressionnants. Jusqu’à son arrestation en novembre 1943, Rino Della Negra participe à une quinzaine d’actions de résistance en six mois, tout en jouant en parallèle dans un grand club de football…
Dimitri Manessis : Les partisans en région parisienne menaient une vie intense. Ils se sont battus les armes à la main, de façon très « proactive ».
Della Negra participe à un ensemble d’actions et de sabotages aussi bien contre les Allemands que contre les collaborateurs. En juin 1943, il est membre du groupe qui attaque le siège du parti fasciste italien à Paris, puis de celui qui blesse par balle le général nazi Von Apt dans le XVIe arrondissement. Il est aussi le chef d’équipe d’une action contre des soldats allemands de la caserne Guynemer à Rueil-Malmaison.
Jean Vigreux : La Résistance armée avait une dimension militaire mais aussi politique. Les FTP-MOI s’inscrivaient dans la continuité du combat de leurs pères en Italie, de leurs amis plus âgés en Espagne, avec un dénominateur commun : l’antifascisme.
Durant cette période de clandestinité, Rino Della Negra joue au Red Star sous sa vraie identité, c’est d’un tel culot ! C’est tellement gros qu’il n’a même pas été repéré et filé par les Brigades spéciales – une police collaborationniste spécialisée dans la traque, entre autres, des communistes et des réfractaires au STO. Il a joué huit matchs entre son recrutement au Red Star au début de la saison 1943-1944 et son arrestation en novembre 1943.
Dimitri Manessis : Della Negra participe le 12 novembre 1943 à une action contre des convoyeurs de fonds allemands, rue Lafayette, dans le IXe arrondissement de Paris, qui tourne mal. Il est alors touché par balle aux reins, est arrêté puis hospitalisé à la Pitié-Salpêtrière. Il est interrogé par la police française, puis par la Gestapo. La torture est la norme à l’époque.
Il est ensuite jugé devant une cour martiale allemande avec 22 autres membres des FTP-MOI en février 1944, dans le cadre du procès dit « du groupe Manouchian », qui donnera lieu à la célèbre Affiche rouge, placardée en 15 000 exemplaires sur les murs de France.
Rino Della Negra ne figure pas sur cette affiche. L’hypothèse, contradictoire, est soit qu’il a été trop frappé par les forces de police, soit, au contraire, qu’il avait une « belle gueule », ce qui ne correspondait pas aux velléités de propagande nazie de l’époque : celles d’apatrides et de Juifs qui, manipulés par Moscou, agissent en terroriste.
Durant le procès du groupe Manouchian, la presse française rapporte que Rino Della Negra n’était qu’un jeune footballeur inconscient de ses actes…
Jean Vigreux : Les FTP-MOI ont reçu pour consigne de minimiser, lors des interrogatoires policiers, le nombre d’actions dans lesquelles ils ont été impliqués, par souci de protection du groupe.
Cela se retrouve dans les procès-verbaux des Brigades spéciales : ce ne serait qu’un footballeur tombé par hasard dans le terrorisme. Mais dans le compte-rendu du jugement, à côté du nom de Rino Della Negra, a été apposée la mention « K », pour communiste.
Dimitri Manessis : La propagande de l’époque était de dire que les résistants étaient des « judéo-bolcheviques » ou bien des jeunes manipulés par ces derniers. Rino aurait refusé le STO par simple amour du foot. Les juges et la presse collaborationnistes lui dénient toute conscience politique, tentant de dépolitiser ses actions.
Mais les lettres d’adieu qu’il envoie à ses proches avant qu’il soit fusillé au mont Valérien le 21 février 1944, avec les autres membres du Groupe Manouchian, démontrent le contraire. Il assume pleinement et politiquement son engagement, demandant à ses proches de le considérer comme un soldat mort au front.
Jean Vigreux : Dans ses lettres, ressurgit la joie de vivre d’un jeune de 20 ans, ses sociabilités familiales, politiques, sportives. Les copains du Red Star et la fête – il invite ses amis à faire un banquet et à « se prendre une cuite » en pensant à lui – transparaissent aussi.
Mais on ressent également avec beaucoup d’émotion le don de soi. Ses parents n’étaient pas au courant de son engagement dans la lutte armée et, en substance, il leur dit : « Je devais le faire. »
Comment la mémoire de son engagement perdure-t-elle après la guerre ?
Dimitri Manessis : C’est dans un premier temps la galaxie communiste qui perpétue l’histoire de Rino Della Negra. Les associations sportives, humanitaires, d’anciens résistants ou encore d’immigrés liées au réseau culturel du Parti communiste français vont transmettre cette mémoire autour du combat de Della Negra.
Au début des années 1950, dans un contexte d’anticommunisme de guerre froide et de xénophobie, l’histoire des FTP-MOI est remise en avant, alors que d’anciens résistants immigrés, notamment espagnols et polonais, sont expulsés du territoire français. L’histoire de Rino Della Negra est remobilisée par le Parti communiste pour montrer que des immigrés se sont battus pour la France.
Rino Della Negra incarne des valeurs dans lesquelles les supporters se reconnaissent : l’antiracisme, l’antifascisme, la défense des immigrés, le programme social de la Résistance, l’internationalisme…
Jean Vigreux : À Argenteuil, le conseil municipal a inauguré en 1966 une rue Rino Della Negra, et des salles de quartier y ont été baptisées à son nom. D’autres familles communistes, comme les trotskistes, ou les maoïstes d’Argenteuil qui ont dénommé leur cellule « Rino Della Negra », revendiquent aussi l’héritage du footballeur partisan.
Rino Della Negra incarne aujourd’hui une icône du football populaire, notamment parmi les supporters du Red Star de Saint-Ouen. Quand a ressurgi ce nom dans les tribunes de stade ?
Dimitri Manessis : Dès septembre 1944, la FSGT organise une coupe Rino Della Negra. Et l’année suivante, ce trophée est gagné par le Red Star, qui remet le trophée aux parents du résistant. Mais cette mémoire sportive s’est diluée au fil des années, avant de réapparaître grâce au travail de Claude Dewael, spécialiste de l’histoire de Saint-Ouen, qui a écrit sur le joueur en décembre 2000.
Les supporters du Red Star vont alors redécouvrir cette figure de la Résistance, et si ce livre existe aujourd’hui, c’est grâce à cette mémoire qui a été revivifiée par les fans du club.
Jean Vigreux : En 2002, Jean-Marie Le Pen est arrivé au second tour de l’élection présidentielle, et aux yeux de nombre de supporters, Rino Della Negra incarne des valeurs dans lesquelles ils se reconnaissent : l’antiracisme, l’antifascisme, la défense des immigrés, le programme social de la Résistance, l’internationalisme…
Une plaque commémorative est posée en 2004 à l’entrée du stade du Red Star de Saint-Ouen en présence des supporters, de la famille Della Negra, des autorités locales et des instances du club. Pour l’occasion, un match est organisé entre le Red Star et une équipe arménienne d’Issy-les-Moulineaux.
Chaque 21 février, les supporters du club commémorent son exécution par les nazis au Mont-Valérien. Des chants, des banderoles, des écharpes et des animations visuelles en tribune, nommée « Rino Della Negra », viennent régulièrement rappeler le combat du jeune martyr.
À la fin de votre ouvrage, vous soulignez à quel point son parcours interroge le concept fumeux d’« identité nationale »…
Dimitri Manessis : Rino Della Negra représente en effet une France plurielle. C’est l’histoire de l’engagement antifasciste d’un jeune d’origine immigrée, des classes populaires et qui vit en banlieue.
On réinterroge ce qu’était à l’époque la notion de patriotisme, associée aujourd’hui à une vision rance de l’identité nationale, alors que pour les FTP, ce concept était relié à l’internationalisme, à la Révolution de 1789, à la République sociale, à l’inclusion des immigrés, des hommes et des femmes.
Jean Vigreux : Nous avons voulu réaliser une histoire sociale de cet engagement dans la Résistance et qui s’insère dans un autre récit national : celle d’une France qui est une terre d’accueil pour les antifascistes italiens comme pour les Juifs persécutés d’Europe centrale.
À l’heure des discours nauséabonds sur les migrants, la vie de Rino Della Negra s’inscrit pleinement dans l’actualité et dans l’histoire, plus large, des dominés.
Par Mickaël Correia
lundi 21 février 2022 :: Permalien
Entretien publié le 17 février 2022 dans Mouvement.
Nous sommes au début, ou peut être au milieu, d’une nouvelle vague du mouvement féministe, la quatrième depuis le début du XIXe siècle. Pour la philosophe Elsa Dorlin, il est donc l’heure d’affûter les armes et de passer en revue les forces en présence. Feu !, l’ouvrage collectif qu’elle a dirigé, sonde l’effervescence de ces formes de résistance et dresse une histoire populaire des féminismes : conflictuelle, plurielle, quotidienne. Sans étiquette.
Qu’est-ce qu’une histoire populaire des féminismes ?
Il y a cinq ans, j’ai beaucoup discuté avec Manon Labry, auteure qui travaille sur l’histoire culturelle des États-Unis. Son livre Riot Grrrls analyse des groupes punks féministes, notamment la mouvance de la petite ville d’Olympia, dans l’État de Washington, qui a été un centre de création musicale, de styles réputés virils, et de féminisme radical. Faire une histoire populaire des féminismes, c’est aller chercher ces courants qui se sont développés dans l’ombre de l’histoire officielle, et plutôt en bas. J’envisage le féminisme comme quelque chose qui est en deçà d’une manifestation politique à proprement parler : plus prosaïque, plus quotidien. Avec Feu !, j’ai essayé de penser la dimension politique à cette échelle-là, c’est-à-dire micropolitique, celle de nos vies et de nos cheminements, qui sont à la fois très individuels, mais peuvent s’écrire au « Je » comme au « Nous », et qui font écho à d’autres mobilisations. Je parle des fanzines, des squatteuses, des ateliers autogérés, des festivals ladyfest, des quartiers populaires ou des Gilets jaunes. Il s’agit aussi de ramener de la conflictualité et de l’antagonisme de classe, au sein des récits des féminismes.
Parmi la pluralité de féminismes, il y a des courants « sans label ». Comment faire pour penser ces mouvements-là sans, justement, les étiqueter, ni les étouffer sous la théorie ?
Quand je parle de « féminisme sans label », je veux critiquer les mécanismes de reconnaissance qui viennent nous adouber ou pas, nous mettre soit là, soit là. Comme si ces mouvements demandaient à être reconnus par une instance tierce ! Reconnus mais par qui ? Par quels récits ? Par quelle institution ? Quelle historiographie ? Quelle instance politique va dire : « ça, c’est féministe » et « ça n’en est pas » ? Cette logique excluante est problématique. En tant que théoricienne et philosophe, je dis plutôt : la pratique est théorique, la théorie est pratique. C’est même la base de l’épistémologie féministe. Je crois par exemple que les squats féministes sont les meilleures universités et les réunions Tupperware des groupes de conscientisation féministe très forts. La force du féminisme est d’aller à la base des dichotomies entre théorie/pratique, universitaire/militant, politique/privé, et de les faire exploser.
Pensez-vous que nous sommes en train de vivre un nouvel embrasement féministe ?
Dans l’histoire des mouvements sociaux et des insurrections, il y a des moments où plusieurs mobilisations convergent : s’en dégage une forme d’embrasement, au sens propre du terme. Un certain nombre de frontières – qu’elles soient politiques, sociales, théoriques ou même géographiques – sont à ce moment-là transgressées. Les luttes, certains cortèges par exemple, prennent en visibilité. Aujourd’hui, c’est clairement le cas de la lutte féministe. Le féminisme est dans une position révolutionnaire, là, maintenant. On a tendance à faire débuter cette séquence politique avec le mouvement MeToo, en 2017. Mais si on y réfléchit un peu plus attentivement, en France, elle commence au début des années 2000, avec un renouvellement générationnel à l’université, comme dans la rue. Toute une population se politise, non seulement fait des thèses, mais obtient des postes et poursuit un mouvement d’institutionnalisation des problématiques féministes. Leur bibliothèque est renouvelée, leur corpus étoffé de textes anglophones notamment. Les mobilisations s’orientent sur trois problématiques majeures : le sexisme avant 2001 ; le racisme en 2004-2005, avec la loi qui discrimine les femmes portant le foulard ; et enfin la sexualité, qui avait eu tendance à disparaître de la recherche féministe en France. Cela a coïncidé avec l’abandon de « papa » Bourdieu et le rejet de son cadre théorique, qui avait réduit considérablement les outils de réflexion à la domination masculine. Il s’agissait alors de repolitiser le patriarcat, son articulation avec le capitalisme, d’y intégrer les questions d’écologie, de santé, du travail… Depuis ce moment-là, le foyer féministe est entretenu en continu. Et de nouveaux foyers sont en train de prendre un peu partout.
Ceci explique-t-il la violence du backlash, ce retour de bâton réactionnaire ?
Complètement. Le livre est aussi né de ça. À Paris, juste avant le confinement, le 8 mars 2020 [manifestation pour la journée internationale des droits des femmes – Ndlr] on a vu converger à la fois l’influence latino-américaine – les chansons, l’idée de faire corps –, et des revendications réellement anticapitalistes, antiracistes et la dénonciation des féminicides et des violences sexuelles. C’était comme une espèce de déclaration commune d’amour et de guerre. Mais aussi, et pour la première fois, on a vécu une répression policière, sans précédent sur un cortège féministe. C’est bien évidemment à comprendre dans un mouvement plus général d’extension des violences policières au-delà de leurs cibles traditionnelles, les quartiers populaires et les migrants : elles concernent aussi les cortèges étudiants, les syndicalistes, les Gilets jaunes. Mais cela constitue désormais le féminisme comme un mouvement qu’il faut stopper, parce qu’il est devenu extrêmement menaçant. Au fond, c’est une tentative de mater idéologiquement les intersectionnelles, le « wokisme », les « idéologies LGBT ». Le livre veut aller un cran plus loin. Dire : « On vous voit faire et nous aussi on fait, on fabrique, on affûte, on prend soin, on s’expose, on construit. »
Vous travaillez sur le concept d’intersectionnalité – l’intersection des discriminations de genre, de classe et de race – depuis les années 2000, avec La Matrice de la race notamment. Comment cette notion a-t-elle révolutionné les mouvements féministes ?
À l’origine, l’intersectionnalité est un outil d’analyse du droit américain. Et pas n’importe quel droit : celui des législations anti-discriminations, donc post-ségrégationnistes. Mais le concept, aujourd’hui polysémique, vit sa vie dans des milliers de contextes : il a été complètement renouvelé par les collectifs afro-féministes en France. Pour moi, c’est un bouleversement intellectuel et politique sur l’échiquier des féministes. Dans les années 1970 en France, il y avait déjà des collectifs de femmes guyano-antillaises, afro-descendantes ou migrantes. Ils ont beaucoup œuvré, travaillé, posé ces questions d’articulation entre le genre, la race, la classe. Mais c’est comme si le récit de ces années-là avait gommé tout cela. C’est le constat que je faisais dans Black Feminism, anthologie du féminisme africain-américain en 2008, quand j’écrivais « en France, il n’y a pas eu de féminisme noir ». Non pas qu’il n’ait pas existé, mais il n’a pas fait histoire, contrairement à ce qui s’est passé aux États-Unis à la même période. Alors qu’aujourd’hui, l’une des caractéristiques du renouvellement politique que met en œuvre les collectifs afroféministes, est justement d’empêcher que cette mémoire soit effacée. C’est en ça que c’est révolutionnaire. La force de l’intersectionnalité – et on voit que c’est une force parce que c’est devenu l’ennemi public n° 1 du discours politico-médiatique – c’est d’être ineffaçable. Cette problématique est dans le jardin de tous et toutes.
Comment peut-on sortir du sentiment de fatalité, de lassitude voire d’abattement dans les luttes actuelles ?
Il y a dans le féminisme une pensée du désespoir, de la fatigue et de l’épuisement qui est en permanence reprise, rechargée, reformulée. C’est pour cela que dans le livre, il y a une entrée « Fatigue », écrite par Anaïs Bourdet, la créatrice du blog Paye ta shnek. Elle s’est confrontée aux témoignages de milliers de femmes sur le sexisme ordinaire, sa violence crasse et dégueulasse. Elle a beaucoup réfléchi à la fatigue militante, au burn-out politique. C’est une lame de fond du féminisme. À un moment donné, dans le processus de conscientisation politique, on se découvre à vif, écorchées, sur le qui-vive. La journée politique d’une féministe ne finit jamais, car ça touche à toutes les dimensions : les sphères privée et publique, la rue, le travail, le rapport à la famille, à soi… En réalité, on se bat partout et tout le temps. Il n’y a peut-être pas de grand soir mais il y a plein de petits soirs.
Pour quelles raisons est-ce qu’on en vient aux mains ?
Il y aurait pu avoir un texte « autodéfense féministe » dans Feu !, mais disons que les 64 entrées, chacune écrites par des auteures ou collectifs différents, en sont toutes des déclinaisons. Aujourd’hui, on voit bien que le devenir-femme est un devenir « violentable ». Le féminisme radical, c’est une façon de déconstruire ça : désapprendre à ne pas se battre, et se reconstituer à partir de là, individuellement et collectivement. Concrètement, ça peut mener à des formes d’affrontement au corps-à-corps. Mais l’on sait que l’exposition au risque d’agression sexuelle est plus grande en lieu clos, avec des proches, et que ces abus sont très largement répandus. Le chemin de déconstruction pour se donner à soi-même l’autorisation de se défendre est donc extrêmement long. Cela dit, l’autodéfense – se battre – peut aussi prendre la forme de soins, d’organisation, d’autodétermination. C’est réapprendre à bouger autrement, à faire autrement, à voir autrement, à penser autrement. Tous ces processus de conscientisation féministe ne passent pas seulement par des groupes de parole, mais aussi par des actions, des fêtes, des mobilisations, des rages.
La violence féminine est souvent invisibilisée ou rendue monstrueuse. Qu’est-ce qui dérange tant dans la violence, quand elle vient des femmes ?
Le poids historique de la répression de la violence des femmes est lourd. Certains processus vont la délégitimer en la rendant pathologique, exceptionnelle, psychiatrique… La violence a un coût social, il est important de le souligner : une femme qui se défend perd sa maison, la garde de ses enfants, ses moyens de subsistance, et parfois ses proches. Avant même d’en venir aux mains, le simple fait de répondre à une insulte sexiste expose à la violence. Ces formes de discipline ressemblent aux « campagnes de pacification » dans les colonies. On sait très bien qu’au fond, il ne s’agit pas de pacification mais de répression. Ce qui est hallucinant, c’est que cette répression à l’égard des femmes opère dans toutes les institutions : la famille, la médecine, le travail, la rue… Ma question aujourd’hui serait plutôt : comment mobiliser la violence dans l’action directe ? J’ai conscience que toutes les femmes ne pourront pas le faire, car le coût n’est pas le même pour toutes. Un article du livre présente la mobilisation féministe dans les communautés roms. On ne parle même pas de violence féministe, simplement de mobilisation, mais on voit avec quelle brutalité elle est réprimée. La question se pose aussi différemment pour les femmes afro-descendantes et les femmes musulmanes. En revanche, c’est à cet endroit que l’on peut donner un peu corps, un peu de sens, à la convergence des luttes. Pour moi, la convergence des luttes, c’est être juste dans la répartition de la répression. Cela veut dire que les personnes les plus protégées doivent aller à l’affrontement, en première ligne.
L’année dernière, l’auteure Virginie Despentes annonçait, dans le cluster révolutionnaire du philosophe Paul B. Preciado au Centre Pompidou, que la douceur et la bienveillance sont les notions les plus antinomiques au système qui nous opprime. Dire révolution, c’est dire douceur. Peut-il y avoir révolution sans violences ?
J’ai participé à cet événement. Despentes et Preciado tombent d’accord sur cette question de l’amour, alors même que ces deux figures ont radicalisé l’affrontement et déculpabilisé les interpellations frontales du patriarcat. J’en ai pris acte, mais je ne sais pas exactement ce que ça veut dire. La douceur et l’amour existent dans tous les groupes qui ont dû se défendre : dans les mouvements politiques afro-descendants, dans ceux de libération nationale et dans les mouvements féministes queer, lesbiennes, trans, écoféministes radicaux. Tous sont dans un care communautaire : sur la santé, sur l’eau, sur la manière de faire famille, l’habitat, l’éducation. Donc découvrir aujourd’hui qu’amour et révolution peuvent cohabiter, c’est très important, mais les personnes qui, historiquement, ont été contraintes de se politiser pour des questions de vie ou de mort n’ont pas eu ce choix. Lorsque tout est fait pour rendre votre vie invivable, vous êtes obligé de faire le choix du soin, donc de l’amour. Il y a une très belle phrase de Malcolm X, dans un dialogue avec Martin Luther King, qui dit : plutôt que de tendre l’autre joue à l’ennemi, aimons-nous entre nous. Mais il faut le dire : dans les communautés marginalisées qui produisent des formes de vie inédites, il y a aussi des violences internes, entre allié·es. Parce que c’est dur, les vies sont dures. Pour moi, la révolution n’est pas qu’amour, c’est aussi des coups de marteau et des genoux cassés.
Propos recueillis par Iris Deniau et Léa Poiré