Le blog des éditions Libertalia

Un court moment révolutionnaire sur À contretemps

vendredi 18 mai 2018 :: Permalien

— REVUE de PRESSE —

À propos d’Un court moment révolutionnaire, sur le site À contretemps, mai 2018.

Une autre idée du communisme

Le « court moment révolutionnaire » qui donne son titre à cette histoire de la naissance et des premières années du Parti communiste, désigne à la fois la brève séquence révolutionnaire de son existence et la période d’immédiat après-guerre au cours de laquelle la révolution mondiale parut imminente. Julien Chuzeville revient sur l’histoire du communisme en France, des origines jusqu’à la Première Guerre mondiale, avant de s’attacher plus particulièrement aux opposants à l’Union sacrée, et au processus qui, au sortir de la guerre, mènera à la scission du congrès de Tours, puis à la bolchévisation du jeune parti communiste dès 1924.

La limpidité et la précision de l’étude, basée sur une masse d’archives impressionnante, la rendent, sinon définitive, du moins incontournable. La complexité des situations, des positionnements et des parcours s’avère passionnante en une période où trop souvent la simplification et la caricature sont à l’œuvre.

L’ouvrage peut également se lire comme un travail de démythification. Ainsi, « la prise de pouvoir par les bolcheviks, en novembre 1917, n’a pas un grand impact et ne renforce pas dans l’immédiat les zimmerwaldiens en France. L’idée qu’il s’agirait d’une “deuxième révolution russe” ne sera mise en avant que plus tard. Il faut se méfier des idées reçues : l’image de “la grande lueur à l’Est” est une reconstruction a posteriori » (p. 100).

L’auteur invite également à se méfier de tout anachronisme : l’espérance suscitée par la révolution russe ne suppose pas une rupture idéologique ou une conversion au bolchevisme des anarchistes et socialistes qui s’y rallient. Ils voient plutôt l’expérience comme une promesse, dans un contexte vécu comme éminemment révolutionnaire. « Les “socialistes” de la SFIC ne se transforment pas soudainement en “communistes” : pour eux c’est fondamentalement la même chose » (p. 240). Et Julien Chuzeville de rappeler le peu d’information crédible sur le régime bolchevik dont disposent les militants de l’époque, les outrances de la légende noire renforçant paradoxalement la légende rose. À rebours de la réalité, les communistes français voient dans leurs camarades russes des défenseurs des soviets et donc de la démocratie directe, malgré la lucidité précoce – dès janvier 1918 – de militants comme Charles Rappoport et Boris Souvarine, hélas sans suite jusqu’en 1923. Cette méconnaissance de la réalité « soviétique », et la méprise sur la nature d’un régime qui est déjà celui du parti unique, sont sans doute l’une des clefs de compréhension de l’échec de l’expérience d’un parti communiste révolutionnaire.

À l’inverse de ce que l’on aurait pu supposer, les divisions de 1920 ne se superposent pas parfaitement à celles de la guerre, et la position face à l’Union sacrée n’est pas forcement déterminante dans le partage des militants entre SFIC (communiste) et SFIO (socialiste). De même, nous dit l’auteur, « il y a des réformistes et des révolutionnaires dans les deux partis – mais pas dans les mêmes proportions », et le « carriérisme, voire l’opportunisme, n’est absent d’aucun des deux partis » (p. 246). Chuzeville insiste sur la singularité des parcours, des expériences et des situations régionales, et sur la coexistence au sein du même parti de conceptions théoriques très différentes, et parfois contradictoires, dont les militants débattent librement.

Il revient également sur le mythe de l’acceptation des « 21 conditions », à Tours, légende tenace qui survit encore aujourd’hui, et qu’on a récemment pu voir réaffirmée dans un ouvrage, par ailleurs digne d’intérêt, consacré à Marcel Body.

Si l’auteur semble succomber à l’air du temps en consacrant une place de choix aux luttes anticoloniales et féministes – et en ne faisant qu’évoquer la question rurale, essentielle pourtant au regard de l’importance des paysans parmi les militants, et l’antimilitariste, au cœur de l’action du jeune parti –, les développements qu’il apporte sur ces sujets négligés par l’historiographie se révèlent instructifs. À une époque où les réunions politiques étaient souvent « interdites aux femmes », le parti communiste se distingue à sa création par la présence de 15 % de femmes aux postes de responsabilité, chiffre qui tombera à 0 % en 1937…

Dès 1921, le parti entre en crise, refusant d’admettre le reflux révolutionnaire et ne parvenant pas à proposer des perspectives aux militants qui l’avaient rejoint. Dans ce contexte de désarroi et de luttes internes, les tenants d’une inféodation à Moscou l’emportent, entraînant le parti dans un processus irréversible de bolchévisation. « Parmi les courants divers qui s’opposaient au sein du PC de 1921 à 1924, finalement aucun ne l’emporte : ils sont tous remplacés par une autre orientation, portée par des militants ayant accepté d’accompagner le tournant de 1924 imposé par Moscou » (p. 402). Les causes de cette défaite face au rouleau compresseur kominternien sont longuement développées par Chuzeville. Si l’absence d’orateur parmi les tenants de l’aile gauche peut avoir joué un rôle, les raisons fondamentales sont à chercher du côté du reflux révolutionnaire et du turn-over de militants qui en découle, mais aussi du manque de clarté de l’opposition russe, en particulier de Trotski, frein essentiel à une prise de conscience en France de la réalité soviétique. À cela s’ajoute une sorte de cercle vicieux lié à la répression dont est victime le PC en 1923, privant le débat de militants écoutés, et provoquant un désir d’affichage d’une unité factice, et à terme, l’appauvrissement de la démocratie interne. L’argent de Moscou achève de caporaliser un parti qui devient à son tour bureaucratique, et dont les permanents sont majoritairement des ralliés d’après Tours. Des militants comme Maurice Thorez ou Paul Vaillant-Couturier, d’abord réticents et séduits par l’opposition de gauche, finissent par rentrer dans le rang.

De plus, au gré des démissions et des exclusions, les personnalités issues des combats contre l’Union sacrée se retrouvent à l’extérieur du parti. Ainsi, le communisme, le syndicalisme-révolutionnaire, et un certain communisme-libertaire, idées qui furent au cœur de la naissance de la SFIC, sont désormais inaudibles face à un parti centraliste et hégémonique, autoproclamé représentant unique d’une alternative révolutionnaire. La calomnie et la diffamation, armes que les ralliés au bolchevisme ne répugnent pas à utiliser, achèvent de ruiner toute forme d’opposition. On peut ne pas partager le pessimisme « uchronique » de l’auteur pour qui « ces courants fondateurs originaux ne pouvaient probablement pas donner plus, dans ce contexte défavorable, que ce qu’ils ont effectivement produit » (p. 475).

Le livre est aussi le portrait d’un groupe d’hommes qui, du refus de l’Union sacrée à celui de la bolchévisation, ont incarné en France une certaine idée du communisme, à l’intérieur – beaucoup d’entre eux écrivent dans L’Humanité de 1921 à 1925 –, puis à l’extérieur du PC. « Ce parcours de l’espoir à la désillusion concernant la Russie bolchévique n’entraîne pas de leur part un retrait du militantisme, mais la création de nouveaux espaces politiques où l’orientation révolutionnaire s’accompagne d’une volonté de mise en adéquation des moyens et des fins » (p. 426). « Ce n’est pas seulement l’orientation politique, l’indignation et la révolte face aux massacres et l’Union sacrée qui unissent ces militants, mais aussi une vision du monde, une éthique, une conscience et une intégrité qui ne se démentiront pas. Tenants d’une culture ouvrière, souvent grands lecteurs, ils ne sacrifient rien d’eux-mêmes et tentent de vivre en adéquation avec leurs idées » (pp. 67-68).

Ces militants exemplaires, que nous retrouverons essentiellement à La Révolution prolétarienne et au Cercle communiste démocratique, restent encore aujourd’hui, par leur lucidité et leur probité, la preuve qu’un autre communisme était possible.

Joël Bouvier

Sur l’enseignement de l’histoire sur le podcast Paroles d’histoire

jeudi 17 mai 2018 :: Permalien

— REVUE de PRESSE —

Laurence de Cock était l’invitée du podcast Paroles d’histoire du 9 mai 2018 pour son livre Sur l’enseignement de l’histoire.

Sur l’enseignement de l’histoire dans Le Monde des livres

mercredi 9 mai 2018 :: Permalien

— REVUE de PRESSE —

Dans Le Monde des livres, 9 mai 2018.

Laurence De Cock démonte le roman national

Dans un essai éclairant, l’historienne revient sur les vifs débats qui entourent l’enseignement de l’histoire de France, en particulier depuis 1945.

Au débat sur l’histoire à l’école, Laurence De Cock apporte régulièrement sa contribution. Professeure de lycée ayant soutenu une thèse sur l’enseignement du fait colonial, fondatrice en 2011 du collectif Aggiornamento (qui vise à promouvoir « une histoire émancipatrice, débarrassée de ses oripeaux identitaires et de sa surcharge morale et civique », susceptible d’aider les élèves à faire l’apprentissage du questionnement, du raisonnement et du doute), elle a, pour intervenir sur l’enseignement de l’histoire, une triple légitimité de praticienne, de chercheuse et de militante.
Le fil conducteur de Sur l’enseignement de l’histoire, son nouveau livre, est le « roman national », thème mis en circulation vers 1992-1993 par Pierre Nora et Paul Yonnet, et qui ne cesse depuis d’inspirer hommes politiques et intellectuels conservateurs. Les tenants du « roman national » sont convaincus que l’enseignement de l’histoire doit faire aimer la France, sur le modèle de ce que pratiquait la IIIe République, et que ce catéchisme est d’autant plus indispensable aujourd’hui que, selon certains, les immigrés récents feraient sécession. Face à eux, la plupart des historiens rappellent que l’histoire n’est ni un roman ni un ciment, mais une discipline rationnelle qui valorise la démonstration et la preuve ; que le repli sur la nation n’est pas la meilleure façon de comprendre le vaste monde ; que le pluralisme culturel progresse dans tout l’Occident et que l’idée de continuer le « Petit Lavisse » (manuel d’histoire du début du XXe siècle), fût-elle préconisée par François Fillon ou réalisée par Dimitri Casali, est vouée à l’anachronisme et à l’échec.

« Nationaliser » les classes populaires

Laurence De Cock souligne très justement que le système scolaire de la IIIe République, aujourd’hui référence ultime de bien des disputes, opposait très nettement le primaire (l’école du peuple) et le secondaire (l’école de la bourgeoisie), et que la focalisation sur le passé national était beaucoup plus sensible à l’école qu’au lycée, dont les élèves accédaient à l’histoire de l’Europe et des civilisations. L’« histoire de France » a bel et bien visé à « nationaliser » les classes populaires, et l’entreprise a du reste si bien réussi que des collégiens d’aujourd’hui, invités à raconter l’histoire de leur pays, retrouvent spontanément le déroulé du récit national-républicain, de Vercingétorix à la République démocratique.
De fait, c’est sur l’après-1945 que Laurence De Cock apporte le plus d’éléments neufs. Dédiant son ouvrage à Suzanne Citron (1922-2018), qui batailla pendant plus de cinquante ans contre l’entretien scolaire des mythes nationaux, elle restitue avec beaucoup de précision les débats foisonnants et les lentes avancées des années 1960-1985, notamment les travaux du groupe Enseignement 70 (fondé en 1961 par de jeunes agrégés d’histoire désireux de concilier la rénovation pédagogique et l’esprit de l’école des Annales), les effets contradictoires du passage à l’histoire « discipline d’éveil » dans le primaire en 1969, l’important changement induit par l’introduction de la période 1945-1981 dans les programmes de terminale en 1983. Elle rappelle aussi l’onde de choc qu’a provoquée dans l’opinion la déclaration tonitruante d’Alain Decaux, le 20 octobre 1979 (« On n’apprend plus l’histoire à vos enfants ! »), ouvrant une ère du soupçon dont nous ne sommes toujours pas sortis.

Paniques identitaires

Depuis, l’histoire scolaire est sous surveillance. Chaque révision des programmes est examinée avec angoisse par ceux qui craignent que le pays ne se délite ou ne s’islamise. Depuis 2001, tous les efforts faits pour promouvoir un minimum de pluralisme culturel, intégrer des mémoires complexes ou douloureuses, accroître la part du thématique, remettre en question la vulgate, butent sur des paniques identitaires et sur la conviction (très déraisonnable) que l’histoire a pour mission de créer de la communauté, de la morale et de l’amour.
Ce livre savant, fondé sur une excellente connaissance du contenu (décroissant) des manuels, des retours d’expérience (parfois très drôles), des archives du Conseil national des programmes, est aussi un livre probe, quand bien même il arrive à l’auteure de simplifier les oppositions (on peut être favorable aux objectifs du collectif Aggiornamento tout en étant critique à l’égard de certains discours pédagogiques). On se réjouit du reste qu’y soit chaleureusement remercié Jean Leduc, fin connaisseur de la question, auteur d’un excellent Ernest Lavisse (Armand Colin, 2016) et, pour des générations d’hypokhâgneux et khâgneux toulousains, modèle accompli du professeur d’histoire.

Pierre Albertini

Voyage au bout de Traven

mardi 8 mai 2018 :: Permalien

Entretien avec l’auteur et metteur en scène de la pièce B. Traven. Paru dans CQFD, numéro 165, mai 2018.

Voyage au bout de Traven

Un écrivain fantôme sur les planches.
La pièce virevolte, pendant près de trois heures, jusqu’à se muer en quasi-épopée, drolatique et intense. Centrée sur la figure d’un écrivain mystérieux et fantasmé, elle prend acte de son impossible biographie pour mieux rebondir avec jubilation. Rencontre avec Frédéric Sonntag, auteur et metteur en scène de B. Traven.

Pourquoi te lancer dans un tel projet ?  

« Ça fait longtemps que je tourne autour de Traven. Depuis que j’ai découvert, il y a quinze ans, Le Trésor de la Sierra Madre, de John Huston, adaptation cinématographique d’un de ses romans. Le film m’a amené vers le romancier, qui s’est révélé mystérieux et fantomatique. Le genre de personnage qui me captive. À tel point que je me suis lancé dans une trilogie théâtrale – La trilogie fantôme – autour des figures énigmatiques. Avec une pièce centrée sur George Kaplan, en 2009, puis une autre sur Walter Benjamin, en 2013. Le tour de Traven était venu.
Cet écrivain fascine parce qu’il est parvenu à ses fins : brouiller toutes les pistes le concernant. Il a fait couler beaucoup d’encre, mais le mystère demeure – je me suis largement documenté sans le percer. Entre autres, je recommande la riche biographie de Recknagel, qui cherche l’écrivain dans ses textes et fait le lien avec sa deuxième identité, celle du révolutionnaire allemand Ret Marut. Et À la recherche de B. Traven, de Jonah Raskin, journaliste californien qui débarque à Mexico dans les années 1970. Il y rencontre Rosa Elena, la veuve de Traven, et pense rédiger avec elle la première biographie officielle. Mais il s’y casse vite les dents tant tout s’emmêle : les divers témoignages ne concordent pas. À deux doigts de devenir fou, il finit par dormir dans le lit de Traven et par essayer ses chemises. Avant de comprendre que cette biographie est un exercice impossible, échec qu’il relate dans son livre. Des éléments que j’ai intégrés à la pièce, en me présentant comme un détective menant une investigation. »

Ta pièce est foisonnante, partant du Mexique de 1917 pour finir dans le Paris des squats en 1994. Comment as tu articulé le tout ?  

« Mon idée n’était pas de conduire un travail de spécialiste, mais de dresser un portrait fragmenté. Une pièce en compagnie de Traven et de ce qu’il m’inspire. Je ne pouvais pas dérouler un seul fil narratif. J’ai donc structuré la pièce autour de cinq histoires se déroulant à différents moments du XXe siècle, parce que B. Traven traverse ce siècle et ses problématiques. Je n’ai pas voulu m’arrêter à sa mort, en 1969. Ni aux années 1970, quand paraissent plusieurs enquêtes à son propos. J’ai donc intégré l’émergence de Marcos (une autre figure masquée) et de l’EZLN dans les années 1990. Et je suis même allé jusqu’en 2009, pour évoquer la grande crise économique. Il en ressort forcément une dramaturgie éclatée. Sur le papier, c’était plutôt marrant d’imaginer l’articulation de ces cinq périodes ; mais la mise en pratique scénique s’est avérée plus hasardeuse. »

Pourquoi intégrer l’écrivain-boxeur Arthur Cravan à la narration ?

« Cravan appartient à la constellation des écrivains fantômes et renvoie aux identités fantasmées de Traven - ça avait donc un sens de lier ces deux personnages. Au fond, les fausses pistes me plaisent autant que les vraies. Et les légendes constituent un excellent terreau littéraire. 
Bref, l’une des histoires structurant la pièce s’appuie sur la rencontre (réelle) de Cravan et Trotski sur un bateau pour les États-Unis en 1917. L’occasion de revenir sur leurs parcours respectifs. De souligner qu’ils ont multiplié les masques et identités pour des raisons politiques. Et de revenir au lieu central du récit, le Mexique. »

Ainsi que d’introduire un « personnage » attachant, le perroquet de Traven, qui clame « J’ai tué Léon Trotski »...

« Parmi les figures récurrentes de ma trilogie, il y a en effet celle de l’oiseau. Dans George Kaplan, c’était une poule ; dans Benjamin Walter, un corbeau ; et dans B. Traven, le perroquet. Pas un hasard : le Mexique est terre de cacatoès. Et Traven en possédait un. Comme la pièce est d’abord un pastiche de récit d’espionnage, jouant des codes du genre avec ironie, je me suis permis de donner une large place à ce perroquet empaillé, dont la voix a été enregistrée. Des psychanalystes ayant assisté à une représentation m’ont même dit qu’il en était en réalité le personnage principal. »

La musique est aussi très présente, avec tous les comédiens qui jouent d’un instrument...

« Ils participent en effet à la reprise d’une chanson de Dylan. Mais le reste du temps, ce sont deux musiciens professionnels qui assurent la bande son. Laquelle participe de la dramaturgie et facilite la promenade temporelle, de 1917 aux années 1950 ou à 1994. Elle recontextualise et crée du lien entre les histoires fragmentées. »

Propos recueillis par Nicolas Norrito

Antisionisme = antisémitisme ? dans Le Courrier

mardi 8 mai 2018 :: Permalien

— REVUE de PRESSE —

Paru dans Le Courrier, 8 mai 2018.

« Une faute grave »

Rencontre. Le 16 juillet 2017, dans son discours au Vél’ d’Hiv’, le président de la République française, Emmanuel Macron, fait l’amalgame entre antisionisme et antisémitisme. « Une faute grave », selon l’historien et journaliste Dominique Vidal, qui s’en indigne dans un nouvel ouvrage paru aux éditions Libertalia. D’autant que le Premier ministre israélien, Benyamin Netanyahou, était pour la première fois invité à cette cérémonie ; une présence vivement débattue dans la presse française. De passage à Genève pour une formation d’enseignants sur la « Nakba », l’exode du peuple palestinien en 1948, Dominique Vidal a accordé un entretien au Courrier.
L’historien raconte avec ferveur sa soirée du 16 juillet dernier. « J’écoutais le discours diffusé en direct à la télévision. Je le trouvais au départ très bien. Le président prenait le temps de raconter en quarante-cinq minutes ce que Jacques Chirac avait dit en une seule phrase en 1995. Il a explicité de manière pédagogique en quoi Vichy et l’État français portent une responsabilité écrasante dans la rafle du Vél’ d’Hiv’, et plus généralement dans la déportation des Juifs de France. » Toutefois, la fin du discours surprend le journaliste. « Une dernière phrase tombe comme un cheveu sur la soupe, le président dit : “Nous ne céderons rien à l’antisionisme car il est la forme réinventée de l’antisémitisme.” Là, j’ai sauté en l’air. Ma femme en est témoin. »

Erreur historique

Pour Dominique Vidal, Emmanuel Macron venait de commettre un dérapage : « Le président condamnait dans le même élan un délit, l’antisémitisme, qui est sanctionné par la loi comme toutes les formes de racisme en France, et une opinion, l’antisionisme, qu’on est libre d’approuver, désapprouver ou condamner, mais qui n’est en aucun cas un délit. » Ce soir-là, Dominique Vidal décide de répondre au président français, convaincu que celui-ci venait de commettre « une erreur historique énorme ». « Le président ne connaît visiblement ni l’histoire des Juifs, ni celle du sionisme, ni le rapport des Juifs au sionisme », soutient-il. « Israël n’existait évidemment pas lorsque la police française arrêtait et parquait les Juifs au Vélodrome d’Hiver avant de les déporter vers les camps de la mort nazis », rappelle-t-il dans son livre, dénonçant au passage « une confusion entretenue entre les Juifs français et l’Etat d’Israël ».

Le risque de faire de l’antisionisme un délit d’opinion

Il souligne aussi dans ses pages que « l’antisionisme a été et reste le positionnement de nombreux Juifs ». Et que la grande majorité d’entre eux rejetait le projet d’État juif jusqu’à la Seconde Guerre mondiale. Après, explique-t-il, l’immigration juive, aliyah en hébreu, a rarement été un « choix sioniste » : parfois ils n’avaient nulle part ailleurs où aller d’autre, comme les rescapés de la Shoah, les Juifs des pays arabes ou ceux d’Union soviétique.
Le journaliste poursuit son explication sur l’antisémitisme. Chiffres à l’appui, il estime que celui-ci comme idéologie est en recul constant depuis 1945, jusqu’à être devenu marginal aujourd’hui, en France. Il n’exclut pas pour autant la persistance de préjugés, ni de pics de violences. « Ce n’est pas du tout le cas de l’islamophobie, qui n’existait pas, il y a de cela vingt ans. En 2015, il y a eu une explosion de violences contre les musulmans, elles reculent depuis », précise-t-il. Conscient que ces faits sont objectifs, il prend en compte la part subjective et le poids des événements. « Pour un grand nombre de Juifs en France, c’est la première fois depuis la Seconde Guerre mondiale que des Français tuent des Juifs parce qu’ils sont juifs : les victimes de Mohamed Merah à Toulouse, celles des frères Coulibaly dans l’Hyper Cacher à Paris, mais aussi Ilan Halimi, Sarah Halimi ou récemment Mireille Knoll, des meurtres où se mélangent antisémitisme, crime crapuleux et folie. »

BDS fait régulièrement débat

La petite phrase d’Emmanuel Macron est aussi une « faute politique » aux yeux de l’historien. Le président ouvre, selon lui, la voie à l’instauration d’un délit d’opinion. Il commente dans son livre : « […] Benyamin Netanyahou, ses amis au Conseil représentatif des institutions juives de France (CRIF) […] ont vu dans la petite phrase présidentielle un soutien à la politique d’occupation et la colonisation d’Israël. » Dominique Vidal se dit inquiet : « Après la tentative de criminalisation de la campagne Boycott, Désinvestissement, Sanctions (BDS), certains veulent interdire les opinions antisionistes. On ouvrirait ainsi une brèche allant vers le délit d’opinion et des personnes sont prêtes à s’y engouffrer », explique-t-il. Le président du CRIF, Francis Kalifat, « a demandé qu’une loi prenne en compte l’antisionisme comme une forme d’antisémitisme ».
L’historien revient sur BDS, qui fait régulièrement débat en France. Il rappelle qu’aucune loi n’interdit le boycott en France. « Il n’existe qu’une circulaire ministérielle signée par Michèle Alliot-Marie, ministre de la Justice en 2010, appelant les parquets à sévir. Or, sur des centaines d’actions BDS en France, il n’y a eu que douze procès dont dix se sont soldés par un acquittement », relève le journaliste. Et de préciser : « La condamnation des militants de Colmar, confirmée par la Cour de cassation, a été portée devant la Cour européenne des droits de l’homme (en 2009 et 2010, des militants avaient distribué aux clients d’un magasin Carrefour des tracts appelant au boycott des produits en provenance d’Israël, ndlr). Or la ministre européenne des Affaires étrangères, Federica Mogherini, passe son temps à répéter que, pour l’Union européenne, ce qui compte c’est la défense de la liberté d’expression et d’association, y compris de BDS. »

Macron prudent

Le « dérapage » d’Emmanuel Macron date de l’été dernier. Depuis, le président français semble avoir mis de l’eau dans son vin. « Il n’a pas répété sa phrase tant décriée. Pas un mot sur l’antisionisme dans son discours au dernier dîner du CRIF, un moment important de la politique française, le 7 mars dernier. De même, le 19 mars, le Premier ministre, Édouard Philippe, n’a pas repris la petite phrase du Vél’ d’Hiv’ lors de la présentation de son plan d’action contre le racisme et l’antisémitisme. Est-ce un recul définitif ? Ou bien risque-t-on de voir la phrase sortie par la porte revenir par la fenêtre ? » s’interroge l’historien. L’avenir le dira. « Je ne peux pas imaginer que le président se laisse instrumentaliser pour instaurer en France un délit d’opinion. Le Conseil constitutionnel ne le suivrait pas. »

Selver Kabacalman