Le blog des éditions Libertalia

Interview de Léo Voline, 1995

jeudi 11 mai 2017 :: Permalien

Troisième fils de Voline, Léo Eichenbaum (plus connu sous le nom de Léo Voline, 1917-2002) a très tôt partagé les idéaux de son père. Au début de l’année 1937, il gagnait l’Espagne pour être incorporé dans la Columna confederal de la CNT.
L’entretien ici reproduit a été initialement publié dans le numéro 13 de l’excellente revue Itinéraire (1995).

Léo Voline.

Itinéraire : comment ton père a-t-il vécu la Révolution russe ?

Léo Voline : Il s’est donné totalement, à fond, comme toujours, tout au long de sa vie, que ce soit dans le domaine familial ou vis-à-vis de toute personne en difficulté. Il ne s’autorisait aucune excuse, aucune faiblesse, même si sa vie en dépendait. Condamné à mort par les bolcheviks, il a refusé de renier ses idées au prix de sa grâce, s’il se ralliait à eux. Il n’a jamais voulu jouer au leader et rester à Moscou avec les « anarchistes en chambre ». « Heureusement, disait-il, ce ne sont pas eux qui feront la révolution. » Et c’est ainsi qu’il est parti rejoindre le mouvement insurrectionnel makhnoviste en Ukraine, dès qu’il en a eu connaissance. Mon père s’est toujours tenu en retrait, proclamant face aux masses : « Moi, je ne suis rien, c’est à vous d’agir, de décider, de vous organiser. C’est vous qui connaissez le mieux vos problèmes. Je peux simplement vous conseiller. » Son respect pour tout individu était total. Pour lui, tout le monde était bien et, dans le cas contraire, la société en était responsable. À mon avis, même s’il y a une part de vrai, il était bien souvent trop indulgent. Il n’imposait jamais son point de vue à quiconque. Un jour, je devais avoir environ 14 ans, je lui ai demandé : « Quelles sont tes idées ? » Il m’a répondu : «  Ne t’occupe pas de mes opinions, cherche ta vérité toi-même. »

[…] Je n’ai connu mon père que vers l’âge de 5 ans, lorsque emprisonné dans la prison Boutirki de Moscou et condamné à mort, il fut libéré sous condition de quitter le pays grâce à l’action déclenchée par une délégation de syndicalistes révolutionnaires européens, avec à leur tête le Français Gaston Leval qui fit un véritable scandale… Je ne peux donc me souvenir de rien, en ce qui concerne mon père, avant cet âge. Il ne me reste en mémoire que ce qui concerne notre vie de tous les jours, avec en toile de fond un village : Bobrów, au nord de l’Ukraine, et… les larmes de ma mère, seule avec trois enfants, sans nouvelle de mon père : était-il mort ou vivant… Et la faim… La nourriture constituait le problème majeur, on ne parlait que de cela. Je me souviens d’une vieille paysanne qui vivait avec nous et qui aidait ma mère. Un jour, notre chat qui ne mangeait que des souris – il y en avait beaucoup – surgit avec un gros morceau de viande dans la gueule, chapardé on ne sait où. La « babouchka » a bien mangé ce jour-là.

Makhnovchtchina.

Comment ton père, issu d’une famille bourgeoise, a-t-il été amené à devenir un révolutionnaire ?

Il m’a raconté comment, vers l’âge de 14 ans, scandalisé en général par le sort des gens du peuple et en particulier par celui de leur propre bonne, Anita, une fille de 16 ans, toujours première levée et dernière couchée, n’ayant droit qu’à deux ou trois heures de sortie le dimanche, il demanda à sa mère comment elle pourrait construire sa vie, rencontrer un garçon… Sa mère lui répondit : « Ne t’occupe pas de cela ou tu finiras en Sibérie ! » C’est exactement ce qui s’est produit neuf ans plus tard, lors de la révolution de 1905. Il fut déporté à vie, à 23 ans.

Comment avez-vous vécu l’exil ?

Nous avons quitté la Russie, marqués par les privations, amaigris, avec pour toute fortune deux valises. Il faut avoir connu cela pour savoir ce qu’est la famine, avoir vu les cadavres dans les rues, morts de faim… La misère nous a accompagnés en Allemagne. Nous étions cinq enfants, les deux aînés étant de la première femme de mon père. Nous nous sommes installés dans deux pièces louées aux environs de Berlin. On voyait très peu mon père car il travaillait dans la capitale comme comptable, me semble-t-il. Pour compléter ses revenus, il donnait des leçons de langue (russe, français et allemand). C’était une période difficile, mais nous étions heureux. Mon père paraissait vivre son rêve de société meilleure, toujours de bonne humeur, optimiste… L’harmonie régnait dans la famille, jamais une dispute… Puis, au bout de trois ans, nous avons emménagé à Berlin. Mon père faisait des démarches afin de quitter l’Allemagne pour la France. On commençait à voir défiler les Jeunesses hitlériennes, des meetings, des bagarres. Mon père partait souvent pour donner des conférences. Ma mère tremblait pour lui, ne vivait plus. Nous n’allions plus à l’école, prêts au départ. Nous étions toute la journée dehors vu que pour toute la famille – sauf les deux frères aînés qui vivaient chez des amis – nous n’avions qu’une mansarde sous les toits pour la nuit. Avec ma sœur Natacha, nous passions une grande partie de notre temps sur les courts de tennis qui jouxtaient notre immeuble. De riches Berlinois y venaient et nous courions toute la journée pour ramasser leurs balles, ce qui nous faisait faire du sport et nous permettait de ramener un peu d’argent à la maison. Notre père tenait nos comptes. Plus tard, en France, en 1929, cela m’a payé mon premier vélo. C’est en 1925 que nous avons enfin obtenu l’autorisation de venir en France, d’où mon père avait été expulsé…

En 1916, je crois…

Oui, apprenant qu’il devait être arrêté et interné, suite à une dénonciation, pour avoir rédigé un tract contre la guerre, il s’est enfui, a rejoint Bordeaux et s’est embarqué comme soutier sur le La Fayette sous le nom de François-Joseph Rouby. Au cours du voyage, épuisé, les mains en sang, il pensa se rendre au capitaine mais, aidé par les autres soutiers, il tint jusqu’à l’arrivée aux États-Unis et y resta jusqu’au déclenchement de la Révolution russe. Il a fait savoir à ma mère, toujours à Paris, qu’il regagnait la Russie en passant par le Japon et la Chine, et il lui demandait de le rejoindre. C’est ainsi que nous embarquâmes à Brest sur le Dvinsk, paquebot russe faisant partie d’un convoi, le 5 août 1917. Le convoi fit un large détour, descendant d’abord dans la direction de l’équateur, puis dans une large boucle s’orienta vers le nord, pour finir par passer au nord de l’Angleterre, car les mers et l’océan étaient infestés de sous-marins allemands. Un paquebot fut même coulé en cours de route et nous arrivâmes à Arkhangelsk le 20 août 1917.

Et, en France, comment cela s’est-il passé ?

Lors de notre retour en France en 1925, nous avons d’abord été hébergés par de vieux amis de mon père, les Fuchs, rue Lamarck à Paris, le temps de trouver un logement. Mon père n’a jamais voulu loger dans les grandes villes, « pour la santé des enfants ». Grâce à Henri Sellier, sénateur-maire de Suresnes, nous avons obtenu un logement dans la cité-jardin de Gennevilliers qui venait d’être bâtie. Nos conditions de vie restaient très difficiles. Je me souviens qu’un jour mon père se mit à rire : « Il nous manque cinq centimes pour acheter un pain ! » Mais il tenait à ce que nous fassions des études malgré tout, d’autant plus que certains camarades lui avaient reproché, vu sa vie de militant, d’avoir eu des enfants. Les deux aînés, n’aimant pas l’école – il est vrai qu’arrivés à 13 et 15 ans dans un pays dont ils ne connaissaient pas la langue –, préférèrent apprendre un métier dans une école de mécanique. Natacha choisit la danse : son professeur fut la célèbre étoile des ballets russes, devenue princesse Ksichinskaya, maîtresse du tsar Nicolas II. Mon père l’a rencontrée et, après une longue conversation, l’a jugée très bien, mais lui a dit : « Cela n’a rien à voir avec mes idées, ma fille veut faire de la danse… » Moi, j’étais très bricoleur et démontais tout, même la machine à coudre de ma mère, pour voir comment cela marchait. On m’orienta donc vers le technique où je réussis très bien. Mon père travaillait comme comptable ; il y ajouta un travail complémentaire de maroquinerie à domicile. C’est souvent, avec ma mère, qu’ils ne dormaient pas de la nuit afin d’achever une commande. Aussi, ayant rapidement appris, je les aidais souvent le soir, jusqu’au jour où j’ai décidé d’arrêter mes études pour travailler. J’ai fait plusieurs entreprises, comme radiotechnicien, avant le déclenchement de la guerre d’Espagne.

La Colonne Durruti.

Tu y as participé, comment cela s’est-il passé ?

Pour moi le problème était simple : du moment que je militais pour une société de forme libertaire, il était logique de rejoindre ceux qui luttaient pour une telle société. Des responsables espagnols venaient à la maison, j’assistais aux rencontres avec mon père. Il s’agissait souvent d’achats d’armes, mais auparavant il fallait trouver de l’argent en vendant des titres et autres valeurs récupérés dans des banques espagnoles. Il m’est arrivé de rouler dans Paris, accompagnant les porteurs de valeurs, un pistolet dans ma poche. Ça faisait très « cinéma ». En novembre 1936, voyant que cette guerre n’était pas qu’un feu de paille, je décidais de partir. Mon père m’a dit : « Réfléchis bien car c’est toute ta vie qui en sera bouleversée. » Le temps de tout régler et je suis parti le 14 janvier 1937. Je venais d’avoir 20 ans. En fait, c’est presque tout le petit groupe libertaire du 15e arrondissement de Paris qui est parti : cinq garçons et une fille. C’est la CGT-SR qui a organisé le départ. Un prétendu contrôle d’identité a eu lieu à la frontière, mais les policiers français avaient reçu des ordres pour laisser filer tous ces indésirables.

Je ne croyais pas du tout au succès des forces républicaines. Je songeais sans cesse qu’aucun parti politique, aucun gouvernement, d’aucun pays, ne peut admettre la victoire d’une force à dominante libertaire. J’ai observé plus tard combien j’avais vu juste… Tous ont trahi : depuis le gouvernement républicain qui ne donnait pas les armes au peuple, en passant par les communistes qui faisaient encercler nos unités par les fascistes, en ouvrant la ligne de front. De mon unité de plus de 4 000 hommes, il en est resté 532 pour sortir de l’encerclement le 6 février 1938, après 24 heures de bataille. On n’a pas suffisamment parlé des Américains qui ravitaillaient Franco, pendant que l’Angleterre et la France, d’accord avec la Russie, prêchaient la non-intervention. […]

À notre arrivée à Barcelone, à peine descendu du train, notre petit groupe s’est vu entouré par une bande de communistes : ils nous recevaient à bras ouverts pour nous embrigader dans leurs unités. Heureusement un groupe des Jeunesses libertaires – très puissantes en Catalogne – nous attendait aussi et les a fait déguerpir. J’avais l’idée, vu ma formation de radionavigant, de m’engager dans l’aviation républicaine. Après quelques démarches, on m’a envoyé à Valence pour y être incorporé. M’étant présenté dans le bureau qui en dépendait, je fus reçu par un employé assis derrière son comptoir. Au même moment, trois officiers supérieurs qui venaient d’arriver m’entendirent et, souriants, me mirent la main sur l’épaule en me disant en français : « C’est très bien, on t’emmène de suite ! » Je réagis très vite : « Mais vous m’emmenez où ? » Réponse : « Dans les Brigades internationales !… » J’ai reculé vers la porte, en disant : « Avec les communistes, jamais ! » M’étant renseigné, j’appris qu’une colonne anarchiste allait rapidement monter au front pour relever la Columna de Hierro (Colonne de fer), plus ou moins décimée après six mois de front. Je me suis donc présenté devant un responsable pour m’engager dans une colonne de la CNT, la Columna confederal, sous le nom de Léo Voline. Il était heureusement surpris que je fus un des fils… « de mon père ». C’est ainsi que, fin février 1937, avec des centaines de jeunes gens entassés dans des camions, par des routes impossibles, en chantant des hymnes anarchistes et des chants révolutionnaires, je fonçai vers le front de Teruel.

Et ton père, par rapport à la guerre d’Espagne ?

Mon père s’était entièrement engagé dans l’action aux côtés du mouvement espagnol. Il était en contact permanent avec des responsables, principalement du fait qu’il s’occupait de la rédaction du journal L’Espagne antifasciste, édité à Paris. Il recevait donc tous les jours des informations sur les événements en cours. Et c’est ainsi qu’arriva, le 21 novembre 1936, un télégramme ainsi rédigé : « Durruti assassiné sur le front de Madrid par les communistes. » Une heure plus tard, un deuxième télégramme est arrivé (au moment où mon père partait pour l’imprimerie), disant : « Annuler le premier télégramme, pour sauvegarder l’unité d’action. » C’était le mot d’ordre absolu de l’époque. J’ai rencontré plus tard en prison, à Cerbère, venant d’Espagne et arrêté à la frontière, un garçon, un Corse, qui rentrait comme moi, écœuré des communistes, qui m’a avoué avoir fait partie du commando ayant abattu Durruti. Il était très ému et m’a crié : « Mais je te jure, Léo, que je n’ai pas tiré ! » Il s’appelait André Paris.

Beaucoup de monde venait vous rendre visite, pour voir ton père…

C’était un défilé permanent, une situation terrible surtout pour ma mère. Avec mon père, la porte était toujours ouverte. Beaucoup de « parasites » venaient essentiellement pour se mettre à table, sans songer aux problèmes que cela nous posait. Certains en avaient pris l’habitude et venaient manger régulièrement. Je n’ai jamais oublié le regard de ma mère lorsqu’elle les voyait arriver. C’était parfois des étrangers évadés, pourchassés pour leurs idées, que des camarades français envoyaient chez Voline. Il y avait plusieurs raisons à cela : mon père parlait plusieurs langues, il possédait aussi des relations dont il n’a jamais usé pour lui-même, bien utiles pour dépanner les autres. Il connaissait Henri Sellier, sénateur-maire de Suresnes ; Léon Blum ; le préfet de Paris Jean Chiappe (à qui l’ami de mon père, Paul Fuchs, avait sauvé la vie et qui lui avait promis son aide chaque fois qu’il le faudrait). Il y avait également l’avocat Henri Torrès…

Certains étaient francs-maçons, comme ton père…

Oui, peut-être… je suis par tempérament quelqu’un de très réservé. Il y a donc des domaines que je n’ai jamais abordés avec mon père, sauf une fois où je lui ai demandé pourquoi il était franc-maçon. Il m’a répondu qu’il avait hésité à cause de certains rites avec lesquels il n’était pas d’accord, mais qu’il pensait que c’était un milieu où l’on pouvait répandre largement ses idées, vu que sa loge était déjà très « à gauche ». Je sais aussi que, par ces relations, il pouvait aider beaucoup de monde. Lorsque des camarades en difficulté arrivaient, mon père en usait pour faire régulariser leur situation, leur procurer des papiers, permis de séjour, logement et travail. C’était souvent très difficile. Parfois des gens ont logé chez nous… en attendant. Il y eut aussi, heureusement, de vrais amis qui ont tout fait pour, discrètement, se charger des enfants, organiser une fête, se transformer en père Noël… Je me rappelle en particulier des Goldenberg, de Senya Flechine et Mollie Steimer, des Doubinsky, Archinov et autres…

Makhno et Archinov venaient-ils aussi ?

Oui, Archinov et sa femme, avec leur garçonnet André, sont venus durant des années jusqu’à leur départ pour la Russie. Mon père lui disait : « Marine… » Je ne sais pourquoi on l’appelait ainsi [Piotr Marine était le véritable patronyme d’Archinov, NDE]. Je me souviens en particulier d’un chant qu’avec Makhno ils entonnaient ensemble, où il était question de « Batko » (Makhno), d’« Oncle Marine » (Archinov) et de Voline. Lorsque Archinov venait à la maison en 1927, à Gennevilliers, et qu’il languissait de son pays – moi, j’étais môme, âgé d’une dizaine d’années –, mon père lui répétait sans cesse : « Marine, il ne faut pas partir. Ils te fusilleront. Ne te fais pas d’illusion, ils ne te pardonneront jamais… » Il est parti quand même, en 1932, et ils l’ont fusillé en 1937… Makhno est venu souvent quand nous habitions notre mansarde à Berlin. Je l’écoutais de toutes mes oreilles car il ne racontait que ses batailles, ses coups d’audace, ses ruses, face à l’ennemi : du vrai western pour moi qui avais entre 7 et 9 ans. Ensuite, en France, nous habitions en lointaine banlieue ; épuisé, malade, handicapé par ses nombreuses blessures, nous le vîmes de moins en moins avant sa mort en 1934.

Tu as revu ton père, en 1940, à Marseille. Quelle activité avait-il ?

En fait, démobilisé en août 1940 (je faisais partie d’une unité de skieurs, dans les Alpes), j’ai rejoint mon père à Marseille le 28 octobre. Entre-temps, attendant d’y voir clair dans la situation générale (Paris était occupé par les Allemands), j’ai participé aux vendanges et eu d’autres activités diverses. Il y avait un million et demi de réfugiés, venant de la zone occupée, dans la région de Marseille. Il était très difficile de trouver du travail. Mon père, encore très abattu par la mort de ma mère et vivant au jour le jour, déployait toujours une certaine activité : réunions, conférences, propagande… Nous en parlions un peu, mais, par réserve de ma part, cela n’allait pas très loin. De fils à père, la communication n’est pas très facile : je me sentais encore trop gamin face à lui. C’est bien plus tard, avec toute l’expérience acquise et une plus grande connaissance des hommes, que j’aurais aimé discuter avec lui. Mais, il n’était plus là… Recueilli par un de ses meilleurs amis, Francisco Botey qui, avec sa compagne Paquita, était réfugié d’Espagne aux environs de Marseille, il fut entouré, soigné, en ces temps si durs, mais épuisé et gravement malade il disparut en septembre 1945.

Voline à l’hôpital de La Conception, Marseille.

Mirage gay à Tel Aviv dans Chroniques rebelles sur Radio Libertaire

jeudi 11 mai 2017 :: Permalien

— REVUE de PRESSE —

Jean Stern était l’invité de l’émission Chroniques rebelles du 6 mai 2017 sur Radio Libertaire, pour son livre Mirage gay à Tel Aviv.

Réfugié dans MOE sur TV5Monde

mardi 9 mai 2017 :: Permalien

— REVUE de PRESSE —

Réfugié, d’Emmanuel Mbolela, est le « coup de cœur culturel » de La réalisatrice Fatima Sissani, invitée de l’émission MOE du dimanche 7 mai 2017 sur TV5Monde.

Mirage gay à Tel Aviv dans L’Obs

mardi 9 mai 2017 :: Permalien

— REVUE de PRESSE —

paru dans Bibliobs, 30 avril 2017.

En vendant le concept de “vie gay”, la ville de Tel Aviv veut montrer combien il y fait bon vivre. Entretien avec Jean Stern, auteur de Mirage gay à Tel Aviv.

L’OBS. Votre livre s’ouvre sur une première scène étonnante : les images du premier mariage gay de France diffusées par les chaînes d’infos en continu, qui donnent des idées aux communicants de la mairie de Tel Aviv…

Jean Stern. En effet, c’est une véritable fable contemporaine. On se souvient combien le débat sur la loi Taubira fut violent. Le 29 mai 2013, le premier mariage entre deux hommes gays est célébré à Montpellier par la maire de la ville, en présence de Najat Vallaud-Belkacem et des télévisions du monde entier. La tension politique est retombée, c’est un moment d’une grande émotion. 
Or – et j’ai reconstitué le fil des événements en interrogeant tous les acteurs – ce jour-là, la chargée de communication de la mairie de Tel Aviv est devant sa télévision, et cela lui donne une idée. Dès le lendemain, les jeunes mariés reçoivent un coup de fil de Ron Huldai, le maire de Tel Aviv, qui les invite, tous frais payés, à venir passer leur voyage de noces dans sa ville. L’un des axes stratégiques de la municipalité met en avant le fait que Tel Aviv une ville « gay friendly » et justement, la gay pride est imminente. 
Les deux Français sont donc venus trois jours, logés à l’ambassade de France, dans une ambiance de voyage quasi officiel, avec des interviews et des photos reproduites dans la presse du monde entier. Même Le Figaro, anti-mariage pour tous, va en faire un article, où il ne sera jamais question de la Palestine. Car l’objectif de cette opération lune de miel est de valoriser l’image de Tel Aviv, de la déconnecter du contexte politico-militaire, d’en faire une ville où il fait bon vivre.

C’est ce que vous appelez « pinkwashing ». Que signifie cette expression ?

Elle est calquée sur le « greenwashing », opération par laquelle les grandes entreprises pollueuses essaient de redorer leur blason en montant quelques opérations « écolo-responsables » : un peu de mécénat, un vague recyclage, un habillage végétalisé pour la façade de leur siège social. 
Le « pinkwashing » décline la même tactique sur le mode « gay friendly ». Il y a vingt ans, l’image d’Israël dans les médias se limitait à la guerre, l’occupation, et puis le Mur. Quant à Tel Aviv, c’était une ville de couche-tôt, petits fonctionnaires et employés. À part les juifs ayant de la famille sur place et les pèlerins, personne n’avait envie d’aller y passer ses vacances. Tout a changé quand Tzipi Livni est devenue ministre des Affaires étrangères. Ancienne du Mossad ayant vécu à Londres et Paris, elle sait combien Israël a mauvaise presse. Elle crée donc une cellule « Brand Israël », à la tête de laquelle elle nomme un stratège en marketing, Adi Aharoni. Pour changer l’image d’Israël, le plus simple est de profiter des atouts naturels (le soleil, la mer) et de les associer à l’idée de plaisir : la plage, les bars, le sexe.

Mais tout de même, on ne rend pas une ville « gay-friendly » simplement par la magie du marketing…

En effet, il y a eu d’abord une évolution spontanée. Le développement de la high-tech, secteur porté par les commandes de l’armée, ainsi que la libéralisation de l’économie ont favorisé l’éclosion d’une nouvelle population de jeunes urbains hautement qualifiés et à fort pouvoir d’achat. Des bars, des restaurants, des boîtes de nuit ont ouvert. Dans ses publicités, Tel Aviv s’est auto-baptisée « la ville qui ne dort jamais ». Et, tout naturellement, elle a pensé au public gay, qui appartient souvent aux classes favorisées. 
Elle a fait appel à Outnow, une compagnie néerlandaise spécialisée dans le marketing gay, qui travaille aussi pour Orange, Ibm, des villes comme Vienne ou Berlin. Leur stratégie : mieux vaut vendre la vie gay que la vie de Jésus aux gays occidentaux. Se diffuse alors le concept d’une « vie gay » propre à Tel Aviv, avec ses clubs, ses terrasses, ses saunas, et surtout ses garçons, souvent très beaux. Passant trois ans à l’armée, ils s’y sont musclés, sont devenus des hommes et pour beaucoup, des fantasmes.

Vous affirmez que, chez les gays occidentaux qui viennent à Tel Aviv, la figure du garçon israélien est venue combler le vide laissé par le garçon arabe, qui était l’objet de beaucoup de fantasmes dans les années 1960-1970.

Oui, cette figure qui a longtemps occupé une place centrale dans l’imaginaire des gays, et pas seulement parce que Jean Genet, William Burroughs, André Gide et d’autres écrivains y ont contribué. Jusqu’aux années 1970, il était facile d’avoir une histoire avec des jeunes quand on allait en vacances en Égypte, au Maroc ou en Tunisie. À Tunis, c’était des étudiants sentimentaux, des fils de la bourgeoisie au Caire ou encore des blédards à Tanger. Pour ces jeunes hommes, ces rencontres permettaient de vivre la sexualité qui leur convenait sans perturber l’ordre social. Une sorte de pas-vu pas-pris qui faisait leur « affaire », comme celle des touristes gays. Il y avait une scène homosexuelle, des boîtes où l’on savait qu’on ferait des rencontres, mais cela restait marginal.
Puis à partir de 2001, les pays arabes ont commencé à exercer une pression morale et religieuse sur les homosexuels, à s’attaquer aux lieux de sociabilité, à embastiller les homos. Dans le même temps, les gays occidentaux sont devenus très sensibles à l’islamophobie ambiante, beaucoup désormais ont peur de l’Arabe. En France, 38% des gays mariés votent FN… Or, à Tel Aviv, les gays vont trouver des garçons arabes (les Palestiniens de l’intérieur) ou des garçons qui ressemblent beaucoup à des Arabes (les misharim d’origine d’Afrique du Nord, yéménite, irakienne). C’est la jouissance de l’exotisme sans le danger. Israël utilise sa diversité pour relancer l’orientalisme sexuel.

Et la société israélienne ? Comment réagit-elle devant cette irruption de l’homosexualité dans l’espace public ?

Tel Aviv compte 400 000 habitants et certains affirment qu’un tiers est homosexuel, que ce soit gay et lesbien. J’y vois un effet du sionisme. Les sionistes avaient la phobie du corps juif européen, ces juifs faibles de l’Est, apeurés, pouilleux que la presse antisémite caricaturait en efféminés. Le sionisme a conçu un véritable programme de virilisation du peuple juif, avec notamment le culte de la guerre et celui du travail de la terre, via le kibboutz. Le sionisme a créé un nouvel homme… et celui-ci a souvent été un pédé ! Cela a fait surgir les premières revendications, et Tsahal a été la deuxième armée au monde à donner des droits aux gays, après les Pays-Bas.
Moi-même, je suis juif et homosexuel et vais en Israël depuis 1977. J’ai compris cette transformation en 2009, avec un événement fondateur : le massacre au centre gay de Bar Noar, au cœur de Tel Aviv, qui a fait deux morts et de nombreux blessés. Benjamin Netanyahou et Tzipi Livni sont venus sur place et ont affirmé leur soutien aux gays. Cela a été un moment de communion nationale, un coup d’accélérateur pour la cause gay… et une bonne façon de reléguer au second plan les questions qui fâchent en Israël : l’extraordinaire misère sociale – c’est le deuxième pays de l’OCDE où les inégalités ont le plus augmenté depuis vingt ans – et bien sûr la Palestine.

Vous allez même plus loin, puisque, selon vous, l’enjeu est de pouvoir dire : « Nous, les Israéliens, sommes gay-friendly. Eux, les Palestiniens, sont homophobes. »

C’est très net de la part de Benjamin Netanyahou. Il s’affiche « gay-friendly », laisse courir le bruit que jeune homme il fréquentait un bar gay et oppose la protection dont jouissent les gays à Tel Aviv à la répression – très réelle et très violente – qu’ils subissent dans le monde arabo-musulman. C’est une façon de compléter une description flatteuse d’Israël comme seul pays démocrate, féministe et protégeant les gays, dans une région massivement autoritaire, patriarcale et homophobe. Or, la première partie de l’assertion est fausse. En dehors de Tel Aviv, Israël reste une société profondément homophobe et selon les enquêtes d’opinion, 45 % de la population estime que l’homosexualité est une maladie, contre 5 à 10 % en Europe.
Par ailleurs, il est évident que la Palestine reste une société clanique, religieuse, autoritaire, où les gays ont la vie dure. Mais le gouvernement Netanyahou ne fait rien pour aider ces derniers. Non seulement, il refuse le statut de réfugiés aux gays palestiniens victimes de persécutions, mais il n’hésite pas à les faire chanter pour en faire des collabos. Malgré cela, il y a des LGBT qui militent en Palestine et combattent à la fois l’homophobie de la société palestinienne et son utilisation cynique par Israël. Leur combat est admirable.

Et les religieux, qu’en pensent-ils ?

La partie religieuse de la société israélienne (30 %) est divisée et évolue rapidement. À chaque gay pride, des rabbins lancent des déclarations apocalyptiques. Mais d’autres sont plus pragmatiques. Récemment, l’un d’entre eux a fait son coming out et il a été soutenu par 150 de ses collègues. En fait, les religieux s’intéressent surtout à la question démographique. Pour peupler Israël, tous les moyens sont bons : la FIV, l’adoption, les mères porteuses… La législation israélienne est très favorable à la natalité et les lesbiennes et les gays ont de plus en plus d’enfants, ce qui leur permet d’être de mieux en mieux accueillis et intégrés dans la communauté nationale.

Qui sont les gays qui viennent faire du tourisme sexuel à Tel Aviv ?

Au cours de mon enquête, j’ai rencontré à Tel Aviv des gays américains, australiens, danois, italiens, français, espagnols… Ils ont tous entre 35 et 45 ans, sont de classes moyennes, plutôt privilégiés. Tel Aviv appartient désormais à un vaste tourisme gay mondial, qui va de San Francisco à Berlin en passant par Ibiza. La vie y est chère, plus chère qu’à Paris. C’est un nouveau marché, les gays ont envie d’être entre eux, il y a même des croisières gays. 
Les premiers temps, ils venaient à Tel Aviv pour la plage, les garçons, la drogue : il fait beau, il fait chaud, le sexe est facile, tout est facile. À la suite des attentats de Daech en Europe, c’est devenu un tourisme de soutien. En guerre contre l’islam homophobe, les gays européens se reconnaissent dans Israël. Quand je leur ai posé la question de la Palestine, j’ai obtenu au mieux une indifférence polie, sur le thème : « c’est compliqué, je n’ai pas tous les éléments d’information ».

Votre livre montre comment la cause gay peut être utilisée par un programme politique. Cela rappelle les travaux du théoricien américain Joseph Massad, qui critiquait l’action des associations gays financées par le département d’Etat dans des pays arabes. Voyez-vous dans la politique de la ville de Tel Aviv un exemple de cet « homonationalisme » dont parle Massad ?

C’est certain, la question de l’homonationalisme – d’autres préfèrent le terme de « nationalisme sexuel » – est parfaitement illustrée par Tel Aviv. Il y a clairement chez une partie des gays occidentaux une volonté farouche de tenir leur rang dans le combat mondial contre le monde arabo-musulman. Cela correspond à ce qu’a décrit Massad, qui a pointé en outre la volonté de l’Occident d’imposer un genre de norme homosexuelle mondiale.
Mais les gays sont peut-être d’abord dans une logique de normalisation sociale, se soucient de leur train de vie, de leur patrimoine immobilier, de leurs vacances, sea, sex and sun. Ils se fichent de Gaza comme de l’an 40, même si, on ne peut hélas pas le nier, le modèle de domination que propose Israël leur convient plutôt bien. En cela, le séjour touristique à Tel Aviv est aussi un soutien politique, dont le gouvernement israélien, il faut rappeler, est une coalition de droite et d’extrême droite, se réjouit bruyamment.

Propos recueillis par Eric Aeschimann

Mirage gay à Tel Aviv dans Politis

mardi 9 mai 2017 :: Permalien

— REVUE de PRESSE —

Paru dans Politis n° 1451, 27 avril 2017.

Climat ensoleillé, belles plages, bars, boîtes de nuit et sex-clubs : Tel Aviv est devenu une destination de plus en plus prisée des touristes gays, particulièrement français. Paradoxe, dans un pays « nettement homophobe », l’État d’Israël n’hésite pas à faire une stratégie marketing de pinkwashing, pour promouvoir une image accueillante vis-à-vis des gays et camoufler ainsi la guerre, l’occupation coloniale et le conservatisme religieux – et mieux se différencier en cela de ses voisins arabes. Journaliste, fondateur de Gai pied en 1979, Jean Stern a mené une enquête minutieuse, soulignant notamment que Tsahal «  prend grand soin de s’afficher comme une armée “gay-friendly” ». Mais que « nombre de militants LGBT radicaux, palestiniens et israéliens, juifs et arabes, dénoncent ce “mirage rose” ».