Le blog des éditions Libertalia

Sur Tolkien avec William Blanc dans Reporterre

lundi 13 janvier 2020 :: Permalien

— REVUE de PRESSE —

Publié sur Reporterre, 24 décembre 2019.

Tolkien, technocritique et héraut d’une écologie de combat

J.R.R. Tolkien, le célèbre auteur du « Seigneur des anneaux », était un ardent défenseur de la nature contre les ravages de l’industrialisation. À l’occasion de l’exposition « Tolkien, voyage en Terre du Milieu », Reporterre vous emmène à la découverte d’un pan méconnu de la personnalité de cet écrivain à l’imaginaire foisonnant.

« Quand j’étais au collège, mes amis et moi marchions des heures dans le Vercors en nous racontant qu’une quête nous était dévolue, comme dans Le Seigneur des Anneaux. » (Zoé, 25 ans, chargée de campagne dans une ONG environnementale). « Quand nous avons acheté la maison, le jardin était dans un état catastrophique. J’y ai planté un carré d’herbes aromatiques et médicinales, que j’appelle mon jardin d’Ithilien. » (Abigaïl, 40 ans). « Mon oncle, qui m’a ouvert à l’écologie, habite près de Dieulefit, dans la Drôme. J’ai toujours appelé ce coin La Comté. » (Patrick, dessinateur, 57 ans). Pour de nombreux écologistes, John Ronald Reuel Tolkien (1892-1973), l’auteur britannique du Hobbit (1937) et du Seigneur des anneaux (1954-1955), est un véritable compagnon de route. Pourtant, la dimension profondément écologiste de son œuvre est rarement mise en avant. À l’occasion de la grande exposition qui lui est consacrée à la Bibliothèque nationale de France (BNF), jusqu’au 16 février 2020 à Paris, Reporterre s’est offert une escapade à travers les collines et sous les frondaisons de la Terre du Milieu.

Nul besoin d’avoir lu l’intégralité de l’œuvre pour comprendre à quel point Tolkien est nostalgique de la vie rurale ; les premières pages du Seigneur des anneaux suffisent. « Les trois premiers chapitres du Seigneur des Anneaux sont déroutants : aucune action, mais une description par le menu des Hobbits et de leur pays, La Comté, où l’on ne travaille pas beaucoup, où il n’y a pas d’armée et presque pas de pouvoir politique, où la nature est omniprésente sous forme de jardins bien entretenus, raconte William Blanc, historien et auteur de Winter is coming. Une brève histoire politique de la fantasy (éd. Libertalia, 2019). Quand j’étais jeune, je me souviens les avoir lus très vite. Mais en réalité, ils sont extrêmement importants : Tolkien y décrit son utopie champêtre. »

« Une incarnation de la nature, une célébration joyeuse de la vie naturelle »

Utopie mise à mal par une industrialisation galopante. Dans Le Seigneur des anneaux, Saroumane, magicien corrompu par le seigneur des Ténèbres, Sauron, coupe tous les arbres de sa forteresse de l’Isengard pour alimenter des forges destinées à la fabrication d’armes. Sylvebarbe, un gardien des arbres de la forêt qui jouxte l’Isengard, le décrit comme ayant « un esprit de métal et de rouages ; et il ne se soucie pas des choses qui poussent, sauf dans la mesure où elles lui servent pour le moment ». Après avoir été chassé de l’Isengard, Saroumane s’aventure dans La Comté, qu’il entreprend d’industrialiser à son tour, en forçant ses habitants à couper des arbres et à construire des usines de briques, dont les cheminées laissent échapper une fumée noire. « Cela correspond à la destruction de l’utopie originelle, analyse William Blanc. C’est un chapitre important pour Tolkien, qui l’évoque dans la préface de la nouvelle traduction française du Seigneur des anneaux. Il insiste sur le fait que la guerre de l’Anneau a fait des dégâts, que les choses ne redeviendront jamais comme avant. »
Mais l’œuvre de Tolkien va au-delà d’une simple critique de l’industrialisation. Les terres sauvages succèdent aux territoires habités et cultivés. Partout, les éléments naturels sont présents, extrêmement variés et précisément décrits. «  On trouve plus de soixante espèces de plantes dans Le Seigneur des anneaux — sans compter au moins huit espèces inventées —, ce qui reflète le goût tout particulier de Tolkien pour la flore. Mais ce sont les arbres qui occupent une place centrale,  écrit Patrick Curry, auteur de l’ouvrage Defending Middle-Earth : Tolkien, Myth & Modernity, éd. St Martin’s Press, 1997) et d’un article consacré à la nature chez Tolkien. Le récit fait une place à la géologie, aux écosystèmes et aux biorégions, à la faune et à la flore, aux saisons et au temps, au Soleil, à la Lune, aux planètes et aux étoiles. »
C’est une créature étrange, à la fois amicale, puissante et drôle, Tom Bombadil, qui volera à leur rescousse. « Dans l’esprit de Tolkien, Bombadil est une incarnation de la nature, une célébration joyeuse de la vie naturelle », précise Vincent Ferré, spécialiste français de Tolkien et commissaire de l’exposition à la BNF. Mais quand Frodon demande à Baie d’or, la fille de la rivière qui partage sa maison, si la Vieille Forêt appartient à ce « gai Tom », elle répond que non : « Ce serait assurément un fardeau. Les arbres, les herbes et toutes les choses qui poussent et qui vivent dans cette terre n’appartiennent qu’à eux-mêmes. »

« Et parmi les plantes, j’aime tellement les arbres : ils grandissent si lentement, ils tombent si vite »  

Mieux, les éléments naturels peuvent s’organiser pour se défendre. C’est le cas des Ents, qui finissent par se soulever contre Saroumane et sa forteresse de l’Isengard. Les Ents ont été créés après que Yavanna, une Valar (sorte de divinité), se soit inquiétée du sort des arbres – « Les kelvar [les animaux et tous les êtres vivants qui se déplacent] peuvent s’enfuir ou se défendre, alors que les olvar, qui poussent dans la terre, en sont incapables. Et parmi les plantes, j’aime tellement les arbres : ils grandissent si lentement, ils tombent si vite, et ceux qui ne paient pas leur tribut en portant des fruits ne sont pas regrettés longtemps. Voilà ce que je pense. Que les arbres puissent parler pour tout ce qui a des racines, et punir ceux qui leur font du tort ! ». Ce à quoi Manwë, une autre divinité, a répondu qu’il y aurait « des Gardes dans les forêts pour s’occuper des arbres »« Même si cette figure des arbres animés a été régulièrement reprise ensuite, les Ents sont vraiment une invention de Tolkien,  souligne William Blanc. Quand ils s’attaquent à l’Isengard pour s’opposer au saccage de la forêt commis par Saroumane et ses orques, c’est la nature qui se défend. » « Tolkien renvoie ainsi ses lecteurs à la nature animée, sensuelle et infiniment complexe dans laquelle les humains ont vécu pendant près de 100 000 ans, jusqu’à ce que la vision occidentale moderne de la nature perçue comme un ensemble de “ressources” quantifiables, inertes et passives, ne commence à faire des ravages, il y a 400 ans (seulement) », insiste Patrick Curry dans son article.
D’où vient cette vision profondément écologiste de Tolkien ? Né en Afrique du Sud, l’auteur a grandi à Sarehole, au sud de Birmingham. Il perdit son père en 1896 et décrivit son enfance en compagnie de sa mère dans ce hameau comme un moment enchanté de proximité avec la nature. Puis sa mère mourut à son tour en 1904 et le jeune homme déménagea à Birmingham. « La Grande-Bretagne était alors le pays le plus industrialisé d’Europe, décrit Vincent Ferré. Partout, l’industrie métallurgique, les machines, le bruit, les fumées, la saleté. Nous, Français, n’imaginons pas le choc qu’a été pour les Anglais de la génération de Tolkien la destruction très rapide de la nature au profit de la modernité industrielle. »

Tolkien n’est d’ailleurs pas le premier auteur merveilleux à s’attaquer à ce processus. « La fantasy a toujours été un genre technocritique, dit William Blanc. Au XIXe siècle, les préraphaélites se sont fascinés pour le Moyen-Âge, en réaction à l’industrialisation. Parmi eux, le socialiste britannique William Morris (1834-1896) va écrire les premiers romans de fantasy. Il est encore très peu connu en France, même s’il commence à être lu par des mouvements décroissants. Proche des anarchistes, il rejette l’industrialisation et lui préfère une utopie champêtre peuplée d’artisans. Car les artisans sont libres de créer des objets uniques ; l’industrie, elle, aliène l’homme, condamné à enchaîner des gestes répétitifs en respectant une cadence imposée. Il a énormément influencé Tolkien. »
S’ensuit le profond traumatisme de la Première Guerre mondiale. Tolkien fut mobilisé et se retrouva pendant l’été 1916 sur le front de la Somme avec deux camarades de son école. Il fut le seul à en revenir, affaibli par une grave fièvre des tranchées. « À son retour, il écrivit son premier conte, qui prend place en Terre du Milieu. La Chute de Gondolin décrit la destruction d’un royaume elfique caché par le Valar Melkor. Les dragons sont décrits comme des êtres de métal qui laissent échapper des orques — on comprend vite qu’il s’agit de chars. La dénonciation de la guerre industrielle est très forte », décrit William Blanc. Devenu professeur à Oxford, Tolkien voit dans la Seconde Guerre mondiale la confirmation que le monde moderne et industriel court à sa perte. « Il y a seulement un point positif : l’habitude grandissante qu’ont les hommes mécontents de dynamiter les usines et les centrales électriques ; j’espère que cela, maintenant que c’est encouragé comme un acte de “patriotisme”, pourra rester une habitude ! Mais cela ne sera aucunement profitable si ce n’est pas universel  », écrivit-il le 29 octobre 1943 à son fils Christopher, lui-même engagé dans la Seconde Guerre mondiale. « Donc, la Première Guerre des Machines semble toucher à son dernier chapitre, sans conclusion — en laissant, hélas, tout le monde plus pauvre, beaucoup dans le deuil ou blessé, et des millions, morts ; et une seule chose qui triomphe : les Machines. Puisque les serviteurs des machines deviennent une classe privilégiée, les Machines vont être infiniment plus puissantes. Que vont-elles faire ensuite », s’interrogea-t-il dans une autre lettre adressée à son fils le 30 janvier 1945. «  On s’est fait de Tolkien une image de vieux prof vénérable, mais il était révolté par ce qu’il voyait, commente William Blanc. Pour lui, l’industrie détruisait le monde, et il abhorrait par-dessus tout l’industrie guerrière. »

Les graines plantées par l’œuvre de Tolkien ont poussé  

L’exploitation industrielle des humains et de la nature heurte de plein fouet sa foi catholique. « Il a été très influencé par son catholicisme romain et sa connaissance des injonctions bibliques selon lesquelles l’humanité doit prendre soin de la Terre en tant qu’intendante de la Création », estime Jonathan Evans. Ce n’est pas un hasard si le véritable héros du Seigneur des Anneaux, le Hobbit Sam, est jardinier. À l’inverse, Saroumane est pointé du doigt pour avoir fabriqué ses propres soldats, des créatures particulièrement répugnantes baptisées « ourouk-hai », capables de courir au soleil contrairement aux orques. « Je me demande ce qu’il a fait. Sont-ce des hommes qu’il a dégradés ou a-t-il métissé la race des orques avec celle des hommes ? Ce serait là un noir méfait ! », juge l’Ent Sylvebarbe. « À l’origine, les orques sont des créatures fabriquées par le maléfique Melkor, rappelle William Blanc. Selon les versions, le procédé de fabrication diffère, mais il s’agit toujours d’une nature pervertie et tordue. Melkor, comme Saroumane, sont des savants fous, et leurs créatures des sortes de Frankenstein semi-vivants conçus pour détruire. Pour Tolkien, qui était catholique, la nature est une Création et ce qui va venir la pervertir, notamment la technologie, c’est le mal. »

Catholique ou pas, cette critique de l’industrialisation massive n’a pas échappé aux écologistes de l’époque, qui ont été nombreux à adopter Tolkien comme égérie. Dans son ouvrage Winter is coming, William Blanc s’est amusé à les lister. Sur les campus, les étudiants étasuniens opposés à la guerre du Vietnam s’identifient aux Hobbits. Dans ses mémoires, David MacTaggart, l’un des fondateurs de Greenpeace, raconte qu’il lisait Le Seigneur des anneaux alors qu’il se rendait dans le Pacifique pour tenter de bloquer les essais nucléaires français à Mururoa : « Je ne pouvais pas m’empêcher de faire des parallèles entre notre propre fraternité et la dure quête des Hobbits au milieu des landes volcaniques du Mordor, fief du seigneur des Ténèbres, qui vivait dans sa forteresse entouré de guerriers féroces, son Œil maléfique scrutant sans cesse à la recherche d’intrus. » La France n’échappera pas au phénomène. « Les références à Tolkien dans les mouvements écolos vont arriver plus tard, à la fin des années 1960. D’ailleurs, ce n’est pas un hasard si Tolkien est traduit en français entre 1969 et 1972, à un moment où l’on s’inquiète de la disparition du monde paysan. »
Depuis, les graines plantées par l’œuvre de Tolkien ont poussé, donnant naissance aux multiples ramifications d’une fantasy empreinte de questionnements écologistes. « La critique de l’industrialisation est restée un thème sinon le thème de ce genre littéraire, affirme William Blanc. Prenons Astérix, que personne ne classe dans la fantasy alors que c’est bien de cela qu’il s’agit : le parallèle entre le dernier village gaulois et La Comté est évident. Dans l’album Le Domaine des dieux, les Romains veulent détruire une forêt pour construire un complexe hôtelier romain. Et Idéfix pleure quand on arrache un arbre ! » La série de romans de fantasy de George R. R. Martin Le Trône de fer, dont l’adaptation en série télévisée a rencontré un succès colossal, ne fait pas exception, avec une nouveauté : ce n’est plus d’industrialisation qu’il s’agit – le processus est déjà irrémédiable –, mais bel et bien de changement climatique – avec la métaphore de « l’hiver qui vient ».

Émilie Massemin

Blaise, Léa et les autres… sur Mediapart

lundi 13 janvier 2020 :: Permalien

— REVUE de PRESSE —

Entretien publié sur Mediapart, 2 janvier 2020.

Juliette Keating,
passeuse entre les âges.

Blaise, Léa et les autres… Quand une série de billets de blog devient un livre. 52 semaines, 52 portraits de jeunes écrits par Juliette Keating et dessinés par Béa Boubé. Nous avions des questions sur sa démarche et la fabrication de cet objet éditorial. Interview de notre étonnante et talentueuse blogueuse.

Après votre formidable chronique sur les Roms de Montreuil (toujours en cours ?) pourquoi avoir entrepris cette série de billets sur les jeunes ? Dans votre contribution du 11 décembre, vous dites que le déclic est venu d’une fouille de police sur un jeune à la sortie d’un RER, mais qu’est-ce qui vous a poussé à creuser ce thème ?
Juliette Keating. En ce qui concerne les Roms de Montreuil (et d’ailleurs sans doute), il y aurait beaucoup de choses à dire sur le ratage organisé que représente depuis près de vingt ans « l’insertion » des familles immigrées pauvres. J’ai interrompu la chronique car le thème est piégeux et piégé et qu’il ne s’agit pas de nuire aux personnes qui sont déjà en si mauvaise posture pour la plupart.

Pourquoi piégeux ?
Parce que les familles sont prises dans des enjeux qui les dépassent. Il faut comprendre que la misère est aussi un produit renouvelable et durable qui fait vivre ceux et celles qui prétendent s’en occuper. J’avoue que je n’ai pas trop envie d’aborder longuement ce sujet ici. En revanche, ce serait un vrai sujet de débat live en donnant la parole aux Roms eux-mêmes que l’on n’entend pas, sauf deux ou trois têtes d’affiche, toujours les mêmes.

C’est une bonne idée. Mais revenons aux jeunes. Pourquoi cette série ?
Je suis mère d’adolescents, je suis professeure de français en collège et lycée depuis plus de vingt ans en banlieue parisienne. Je suis donc en contact permanent avec des jeunes, j’ai accès aux récits qu’ils font de leur vie quotidienne. Je trouve qu’être un·e jeune dans la société d’aujourd’hui est particulièrement difficile alors que l’on entend très souvent qu’ils ont toutes les facilités, comme si les aîné·es leur avaient tout donné. Pourtant, ils doivent faire face à des pressions permanentes depuis le plus jeune âge. Ils sont pris·es dans la compétition scolaire, insécurisé·es par une vision sombre et incertaine de l’avenir, soumis à des contrôles.

Expliquez-nous vos intentions. Ces récits s’adressent-ils à leurs aînés pour qu’ils saisissent mieux ces difficultés ?
Oui mais pas seulement. J’ai voulu aussi faire entendre leur voix, servir de passeuse, si l’on veut. J’espère avoir réussi à transmettre sans trahir. Quand Béa Boubé a exposé ses dessins, les visiteurs et visiteuses étaient aussi des jeunes, qui s’intéressent aux textes comme aux dessins. Je suis attentive aux réactions des jeunes lecteurs et lectrices, c’est le plus important.

L’idée c’est aussi que cette génération se reconnaisse dans ces portraits ?
J’ai écrit ces textes et les ai publiés sur mon blog sans me soucier de l’âge des lecteurs et lectrices. Ils s’adressent à tous et toutes. Je cherche moins à faire « prendre conscience » qu’à donner à voir un tableau de la jeunesse de maintenant. Tout en ayant bien présent à l’esprit qu’il y a, comme l’observait Bourdieu, plusieurs jeunesses. J’ai essayé de rendre présent·es, les jeunes dont on ne parle pas ou qui n’ont pas accès à la parole publique. Par exemple Tiennot, le Voyageur qui avec sa famille travaille au nettoyage des centrales nucléaires.

Comment avez-vous travaillé et trouvé ces jeunes ?
Certains de ces portraits sont très inspirés de personnes de mon entourage, enfants ou élèves, ami·es. D’autres sont des personnages de fictions construits à partir de recherches sur des questions qui m’intéressent. Par exemple : comment survivre quand on n’arrive pas à être à la hauteur des ambitions parentales ? Quand on ne colle pas aux modèles ? Quand on subit la grande pauvreté ? Quand on doit faire face à des discriminations structurelles ? Chaque texte saisit un bref instant de la vie de ces jeunes dans lequel on peut déceler une problématique plus générale.

Aviez-vous un stock avant de commencer la publication ou vous êtes-vous vraiment astreinte à l’écriture hebdomadaire ?
J’ai écrit semaine après semaine, en prenant en compte l’actualité et les saisons. Ce sont des portraits qui forment aussi une chronique. C’est pourquoi nous avons gardé la mention des saisons dans la maquette finale. Béa dessinait le plus souvent le dimanche, jusque tard dans la nuit pour que ça soit prêt pour une publication le lundi matin.

Il est beaucoup question de pressions sociales, de racisme, de violences, mais aussi d’amour, beaucoup d’amour… Est-ce que vous avez des regrets par rapport à certains thèmes, non ou pas assez couverts ?  
Il est question d’amour non seulement parce que c’est d’une importance centrale pour chacun·e d’entre nous, mais aussi parce que les jeunes sont là encore devant un territoire vaste, apparemment ouvert, mais plein de contradictions. L’homosexualité est libre dans nos sociétés mais nous savons qu’il y a encore beaucoup d’incompréhension, voire de réprobation, d’homophobie. Le libre choix du ou de la partenaire parait garanti mais il y existe encore des pressions familiales très fortes pour les filles. Il y a aussi les violences sexuelles. Donc, la relation amoureuse est une force sur laquelle les jeunes, je crois, comptent beaucoup mais qu’ils savent aussi incertaine que le reste de leur réalité. Il y a un thème important que je n’ai pas su traiter, c’est celui de la mort qu’elle soit accidentelle, pour cause de maladie ou par suicide. J’ai fait plusieurs essais mais j’ai tout effacé.

Pourquoi ?
Je n’y arrivais pas. Sans doute trop douloureux. Je voudrais, pour nos jeunes, que la peur leur soit retirée et non plus inculquée. Qu’ils se sentent libres, en possibilité de créer et d’agir quelle que soit leur histoire personnelle, leurs origines. Je trouve qu’ils sont trop souvent confrontés, surtout bien sûr dans les quartiers populaires, à des rabaissements : « Tu n’y arriveras pas, ce n’est pas pour toi. » Heureusement certain·es ne se laissent pas démonter et osent. Mais le poids qui pèse sur leurs épaules est très lourd à porter.

En 2019 les jeunes nous ont surpris, leur combativité s’est révélée au grand jour sur les questions liées au climat, aux libertés publiques aussi… N’assiste-ton pas à « la revanche » de cette génération perdue pour la politique ? À la fin du défaitisme et du cynisme…
C’est ce que j’espère avec force. Mais ça implique que la vieille génération laisse de la place, et ce n’est pas gagné. D’autre part, la relative jeunesse n’est pas une garantie de progrès et d’espoir (suivez mon regard). Ce qui m’enthousiasme, c’est de constater que les notions de solidarité, de sororité, de luttes collectives reviennent au premier plan partout dans le monde, notions portées par une jeunesse qui veut en finir avec les errements mortifères de l’ancien monde.

Quelques mots sur votre maison d’édition Libertalia…
C’est à la fois courageux de sortir des sentiers balisés du marché et c’est aussi un acte engagé et militant de la part de cette maison d’édition indépendante qui permet la publication de ce type de livres atypiques. Je suis particulièrement heureuse que Mediapart laisse la possibilité d’une publication libre grâce aux blogs et qu’un éditeur comme Libertalia prenne le risque de finaliser le projet par une publication papier de qualité.

Vous avez reçu beaucoup de refus ?
Oui il est très difficile de faire accepter un tel livre illustré, qui n’est pas une commande et donc ne colle pas à une collection prédéterminée par l’éditeur. Il ne s’agit pas d’un produit, mais d’une vraie création texte-image. En plus, c’est assez coûteux question fabrication : format paysage et quadrichromie. 

Par Sabrina Kassa

Fille à pédés dans Garçon Magazine

lundi 13 janvier 2020 :: Permalien

— REVUE de PRESSE —

Le livre de la semaine de Garçon Magazine, 31 décembre 2019.

Publié aux éditions Libertalia, Fille à pédés nous plonge dans une biographie intime autour de l’auteure elle-même Lola Miesseroff. À coup d’anecdotes personnelles et d’épisodes contextualisées, c’est une œuvre pleine d’histoires et chargé d’histoire qui nous est contée.

« Beaucoup de femmes ont eu une enfance rangée ou dérangée, la mienne aura plutôt été de l’espèce dégenrée. » Sur cette phrase forte et significative, Lola, Hélène de son vrai nom, Miesseroff, plante le décor de son histoire personnelle, unique entre toutes. « Né à l’automne de l’an 1947 », l’auteur met en abîme une complète éducation de l’enfance à l’âge de raison, entourée par des hommes : Micha, Ahmed Salah Boulgorah dit « Boule » jusqu’à ses plus intimes amis et amants Diego, Christian, Martin, Teddy ou encore Elian. C’est le point de départ d’un long récit dont la finalité est la consécration d’une étiquette qui lui collera à la peau toute sa vie, Fille à pédés.
Au fil de la trame de son livre, Lola Miesseroff manie avec intelligence les codes sociaux, politiques et identitaires pour mieux les détourner. À tel point que la non-normalité, pourtant atypique et stigmatisante à son époque, est banalisée. La nudité, qu’elle a expérimentée avec ses parents, devient alors une pratique commune, au même titre que l’échange des noms entre chaque sexe, faisant d’une Monique un garçon et d’un Richard une fille, et du rapport à la sexualité et au genre. Toute la magie s’opère alors, sensible au lecteur, portée par l’immersion dans la vie d’une petite fille, puis jeune femme et dame d’âge mûr en avance complète sur son temps.

Lola, (au) cœur de l’histoire
Intimement liée à une existence faite de libertés, Fille à pédés est aussi l’histoire d’une femme militante, souvent avec les hommes et parfois contre les femmes. Dans un rythme effréné, Lola Miesseroff balaie toutes les actions coup de poing du revers de sa divine plume : révoltes de Mai 68, premières émeutes du Front homosexuel d’action révolutionnaire (FHAR) en France, droit à l’avortement, lutte contre l’homophobie, dénonciation des morts liées au sida et même l’union homosexuelle.
Tel un reflet dans le miroir, Lola Miesseroff est également la spectatrice de son époque, consacrant une divine plongée du lecteur par-delà son regard, ainsi placé aux premières loges. Sans rien oublier, l’auteure passe au crible tout élément qu’elle juge d’importance majeure. Elle y parle des premières « folles de Paris », de la popularisation des pissotières au sein de la population gay masculine, des apprentis gigolos, des travestis et même des personnes trans. Le clou final, un savant mélange entre passé et présent, interconnecté entre de nombreux flashbacks immersifs. Un pur délice.

Aldric Warnet

L’Homme sans horizon dans Alternative libertaire

lundi 13 janvier 2020 :: Permalien

— REVUE de PRESSE —

Publié dans Alternative libertaire (janvier 2020).

« Pourquoi ne pas rendre la vie habitable ? »

Cette citation, placée en exergue du livre de Joël Gayraud résume parfaitement ses réflexions. Un curieux ouvrage qui sitôt ouvert, semble se refermer sur nous et nous plonger dans un monde clos, sans horizon : notre monde.
Ouvrage pessimiste, loin s’en faut. Invitation, à imaginer, à rêver la société du bonheur, non une société parfaite, mais l’inachevée, l’imparfaite en continuelle mutation.
Ce livre se fonde sur ce constat : désormais, nous vivons dans un monde de clôtures : géographique (absence de terres inconnues), écologique (du fait de la déraison économique et du pillage des richesses naturelles), historique (du fait de la dominance mondiale d’un système : le capitalisme qui dicte ses lois à travers la planète. L’humain est enfermé dans un perpétuel présent où le passé n’est qu’une forme préorientée du présent et le futur ne fait sens que comme reproduction et amplification du présent.
Cette triple clôture interdit tout horizon d’évasion à l’humain qui évolue dans une « prison sans barreaux » qui incise nos vies.
Cette perte d’horizon est lourde de conséquences sociales. Elle signifie « l’oblitération de toute visée collective aspirant à un au-delà de la société actuelle ».

Parmi ces clôtures, l’auteur va opérer un distinguo entre d’un côté celles qui sont objectives et indépassables : la géographique et l’écologique et celle qui est subjective : l’historique. Les limites terrestres s’imposent objectivement à l’humain, tout comme les effets nocifs de l’économie capitaliste sur l’environnement, imposant des dégradations de plus en plus rapides et une altération irrémédiable de la nature. Il en va autrement de la clôture historique, purement subjective, expression « du désir et du postulat des maîtres de la société qui l’imposent, tel un dogme au reste de l’humanité… »

Tout le propos du livre est une invitation à faire bouger les lignes d’horizons et pour ce faire, l’auteur va s’ingénier à dessiner les lignes de fuites possibles. Invitant les mémoires sociales de la Révolution française, de la Commune, des Soviets libres, de Cronstadt, de la Makhnovchtchina ou de l’Espagne libertaire, Mai 1968 ou encore, les mouvements féministes et anticolonialistes ; autant de fenêtres ouvertes temporairement sur l’horizon d’une société émancipée…

Les fenêtres ouvrent l’horizon, elles le créent. Ce sont des brèches dans le temps, des ouvertures sur l’imaginaire et le rêve.
L’auteur mêle adroitement philosophies et poésies. Il invite des théoriciens critiques mais également des poètes pour composer un tableau cosmopolite et dévoiler l’horizon.

À l’heure où l’horizon semble bouché, la survie de l’espèce étant posé, cette rêverie, non solitaire mais collective est plus que salutaire. L’imaginaire subversif se doit d’être au rendez-vous, sous peine de voir, de nouveau se dessiner à l’horizon, de funestes perspectives de barbaries.

Dominique Sureau (UCL Angers)

Plutôt couler en beauté dans Marianne

lundi 13 janvier 2020 :: Permalien

— REVUE de PRESSE —

paru dans Marianne, 13 décembre 2019.

Nous vivons une époque paradoxale. Les progrès de la science et des techniques permettent de produire plus de richesses que jamais. L’humanité dispose désormais des moyens qui permettent à tous les hommes qui la composent de s’accomplir.
Or à quoi assistons-nous ? La planète Terre est en péril. Réchauffement climatique, dette écologique, disparition de nombreuses espèces, menaces sur les équilibres des écosystèmes. En même temps, le capitalisme financier exulte en déconstruisant méthodiquement les services publics et les solidarités redistributives. L’individualisme au mépris du lien social, la volonté obsessionnelle de parvenir « parce que je le vaux bien », s’accommode d’îlots de pauvreté, de misère. Anticipant la mondialisation capitaliste, Marx disait qu’elle allait noyer l’humain dans « les eaux glacées du calcul égoïste ». Et il faisait remarquer que le capitalisme épuise la Terre autant que le travailleur. Nous y sommes, en une sorte d’effondrement où se lient la catastrophe écologique et la destruction de la justice sociale.
C’est d’une telle situation que traite le remarquable ouvrage de Corinne Morel Darleux, joliment intitulé Plutôt couler en beauté que flotter sans grâce (Libertalia).
L’auteure le fait de façon originale, avec un grand bonheur d’expression : « J’ai envie d’un livre d’intuitions qui donne à penser tout en laissant des espaces de liberté et de fiction. » C’est réussi. Son livre n’a que 100 pages, mais quelle richesse thématique !
À la fois poétique et philosophique, sensible et rationnel, il mêle récits et réflexions à la première personne. Quelle vie voulons-nous vivre ? La question interpelle le lecteur sans le brusquer, mais sans transiger avec le souci de lucidité. Elle cite René Char : « La lucidité est la blessure la plus rapprochée du soleil. »

« Homme libre toujours tu chériras la mer »

Le livre s’ouvre sur une sorte de récit parabole. Le navigateur Bernard Moitessier est en train de gagner une course autour du monde, et, au moment de s’engager dans la dernière étape avant la victoire, le prix et la gloire, le voilà qui change de route. Cap vers le Pacifique. Une conversion, au sens strict : prendre la direction opposée. Vers une autre vie. « Un pas intérieur », écrit Corinne Morel-Darleux.
Bien des objections pourraient être faites à ce choix. Mais elles n’ont pas de poids quand il s’agit de choisir sa vie, son mode d’accomplissement. L’argent, la gloire, la concurrence d’une société si affairée qu’on en oublie de vivre, inversent moyens et fins. De cette société, « parvenir » est le maître mot.
Moitessier ne reviendra pas dans cette société-là, si peu sociale et si peu attentive à la nature.
La mer est devenue son élément, comme l’est le grand tout de la nature dont chaque être humain est une partie. Corinne Morel Darleux cite Spinoza, qui rejette la superstition de l’abstinence : la diversité des plaisirs va de pair avec la juste mesure, opposée à l’ubris. « Rien de trop. » Le cosmos est ordre et mesure, et l’humanisme naturaliste se met en phase avec lui. Le peu et le mieux sont aux antipodes d’une économie déshumanisée, qui juxtapose l’opulence et la misère. « Pas d’écologie intérieure sans conscience de classe. » La formule est parfaite, elle résume l’écosocialisme.

À l’horizon, une vie en société, certes. Mais aussi en nature où l’homme se découvre partie d’un tout qui ne fait pas que le nourrir et l’héberger. L’osmose organique avec l’élément nature a quelque chose de sensuel et d’irremplaçable. Une source de vie que Bachelard analysa comme une poétique des éléments. L’eau, l’air, le feu, la matière polymorphe, composent le monde dont nous sommes partie prenante mais aussi partie pensante, responsable, appelée désormais à l’urgence d’une inévitable refondation. Celle-ci devra mêler la justice sociale et la refonte écologique, comme le suggère si bien la notion d’ « écosocialisme ».

À la croisée de l’humanisme et du naturalisme.

La conscience de l’effondrement qui nous guette si nous ne réagissons pas ne se fonde pas sur une observation extérieure à son objet, mais sur une intuition intime où la nature se fait conscience de soi en moi.
Pour l’heure, sachons vivre le présent, le seul temps qui nous appartienne. Carpe Diem. Épicurienne, Corinne Morel Darleux l’est pour « toutes et tous ». Le « rien de trop » devrait s’appliquer au plus vite à ceux qui regorgent du superflu.
« Notre société déborde de trop plein, obscène et obèse, sous le regard de ceux qui crèvent de faim. »
Le livre de Corinne Morel Darleux fera date.

Henri Pena-Ruiz