Le blog des éditions Libertalia

La Joie du dehors dans Le Monde libertaire

mercredi 11 décembre 2019 :: Permalien

— REVUE de PRESSE —

Paru dans Le Monde libertaire (octobre 2019).

Pédagogie sociale en acte !

Le livre de Guillaume Sabin La Joie du dehors s’ouvre sur un constat : l’école est un lieu d’enfermement visant à la conformité des enfants et des adultes à venir. Lieu clos y compris pour les écoles dites alternatives où les espaces pour apprendre sont aussi fermés afin de protéger des effluves d’un monde extérieur souvent vécu comme hostile. Ainsi pédagogies traditionnelles et « nouvelles », même si l’auteur ne confond pas les intentions des unes et des autres, doivent se dérouler dans un milieu ad hoc, dans un lieu « à part » afin d’atteindre leurs objectifs. Au-delà du constat, Guillaume Sabin précise que le concept d’éducation sociale serait dû à Bernard Charlot qui en 1976 dans son livre La Mystification pédagogique en aurait défini les contours. Il s’agit d’éduquer et de s’éduquer a priori comme je l’ai pratiqué moi-même il y a quelques années dans un contexte ouvert, celui d’une « école sans lieu et sans contenu » et où toutes les rencontres matérielles et humaines deviennent source et occasion d’apprentissage. En d’autres termes, où « toutes les personnes croisées deviennent co-éducateurs et tous les espaces sociaux fréquentés des lieux possibles d’éducation » (p. 22). Mais elle remonte aussi pour une large part aux pratiques mises en place par Célestin Freinet souhaitant développer « une école de la vie » (p. 43) où les enfants eux-mêmes « décident de participer ou non, ce sont eux qui sont responsables de la gestion de leur temps » (p. 35) et qui mènent l’enquête et la quête des savoirs. Au demeurant pour la rendre possible il est essentiel, c’est le b.a.-ba pour les praticiens de la pédagogie sociale, de « connaître le territoire et ses ressources » (p. 34). La pédagogie sociale, toujours en petit groupe de 3 ou 4, vise à « rendre accessible des lieux quotidiens mais [généralement] non autorisés » (p. 70), à rencontrer et à se confronter à l’altérité afin d’en faire des occasions d’apprentissage.

Ce livre est le résultat d’un travail collectif avec le réseau des Groupes de pédagogie et d’animation sociale (GPAS) constitué en Bretagne tant en ville qu’en territoires ruraux. Il s’agit donc d’un livre décrivant des pratiques collectives réelles visant à changer le faire éducatif, de sortir des murs des écoles casernes et des programmes. Au-delà cette pédagogie s’inscrit aussi et surtout dans la compréhension du « social » et de sa transformation comme le préconisait Paolo Freire et avant lui les pédagogues libertaires. Elle incite à sortir de la logique et des impératifs de la culture « légitime » et dominante, à renoncer ou à rompre avec certains habitus, à interroger les traits culturels acquis en société sans regard critique. Plus encore elle tend à faire de tous les échanges culturels un acte de culture légitime au sens où il est produit dans un groupe humain. Cette pédagogie ancrée dans le réel social affirme et revendique donc suite à Freire que « personne n’éduque autrui, personne ne s’éduque seul, les hommes s’éduquent ensemble par l’intermédiaire du monde ».

De fait, dans cet ouvrage d’inspiration collective, la pédagogie sociale est pensée et pratiquée comme une pratique d’éducation populaire dans un cadre périscolaire et associatif en lien, voire en complémentarité, avec les équipes pédagogiques des écoles ou des collèges. Il s’agit donc d’une éducation non-formelle. En cela, les pratiques des GPAS se distinguent de la pédagogie sociale revendiquée par d’autres courants et dans d’autres régions et dont les praticiens souhaitent réduire les liens et les contraintes liés au système traditionnel d’éducation et qui se réclament d’une école de la rue.

On peut regretter toutefois que des expérimentations aussi riches soient aussi peu connues et que pour les faire vivre les pédagogues impliqués relèvent le plus souvent de contrats aidés, donc précaires, ou de différentes formes de bénévolat (p. 26). Au reste un livre qui donne à réfléchir sur les pratiques et les effets de l’éducation formelle et traditionnelle qui ne vise qu’à conformer. Les « pédagogues de rue » (p. 119), ne se veulent ni maîtres d’école, ni animateurs, ni éducateurs et refusent toute logique programmatique et tout objectif préalablement défini, comme à toute fonction « orthopédique » ou à toute « prescription de bon comportement » (p. 119). Ils occupent simplement les espaces vacants comme opportunité d’apprentissage, ou pas, et développent des formes de spontanéisme éducatif où l’incertitude a toute sa place. Ces « passeurs émancipés » (p. 144) qui apprennent à disparaître et à laisser la parole, œuvrent à ouvrir simplement et le plus largement le champ des possibles éducatifs sans volonté de maîtriser toutes les situations d’apprentissage. Ils veillent à lâcher prise et renoncent à « la toute-puissance » (p. 155) du maître des écoles.

Reste la question du qui propose cette démarche de pédagogie sociale ? Qui prend la décision de la mettre en place ? Les adultes et/ou enfants ? Certes, il s’agit bien d’éducation non-formelle mais quelle place, quel espace d’initiative et de proposition d’activités formulés par les enfants eux-mêmes ? Constat, à relativiser toutefois, d’un pédagogue de rue qui déclare : « dans nos pratiques on apporte des savoirs mais on ne part pas des enfants » (p. 206). Le pédagogue social semble rester au centre des propositions car toujours tenu d’aller vers les « apprenants » potentiels. Ils ont pour mission d’être des catalyseurs, des déclencheurs d’initiatives productrices de savoirs de toute nature. Une interrogation demeure : qu’apprend-on dans ce contact avec la ville ou la campagne et leurs habitants ? En quoi la découverte de l’environnement et le trajet dans ces espaces sont-ils apprenants et émancipateurs ? En quoi ces savoirs sont-ils complémentaires, différents, contradictoires avec le savoir « légitime » et socialement prescrit ? L’auteur convient que les savoirs du dehors sont hétéroclites (p. 167) et construite par autour de l’expérience, qu’ils ont pour but avant tout de faire naître le goût des autres, la curiosité et « l’accès à la variété du monde social et à l’élargissement des espaces vécus (p. 192) ». Enfin, l’auteur et le collectif qu’il représente exerce un regard critique sur leurs propres pratiques et du même coup sur tous les dispositifs éducatifs qui se veulent émancipateurs. Espaces qui ont souvent une « disposition pour les certitudes » (p. 227) au même titre que les processus les plus autoritaires, savoir ce qui est bon pour l’autre. Il rappelle à dessein qu’il ne peut « y avoir d’émancipation décidée de l’extérieur [… que l’] on n’émancipe jamais, on s’émancipe [… et qu’] on ne peut s’émanciper seul » (pp. 230, 235, 236).

Sans renoncer pour autant aux savoirs fondamentaux, ces actions collectives d’éducation sociale à la marge, forme d’école buissonnière, se révèlent largement compatibles avec les aspirations et les pratiques des pédagogues libertaires qui eux aussi veillèrent toujours à multiplier les échanges, les rencontres, les lieux et les expériences comme autant d’occasion d’apprendre et de s’apprendre. Comme ils mirent tout en œuvre pour ne pas laisser l’éducation aux seules volontés et aux seules mains des professionnels de l’éducation et qu’ils militèrent toujours pour une « école » ouverte au monde.

Hugues Lenoir

Plutôt couler en beauté dans Agir par la culture

mercredi 11 décembre 2019 :: Permalien

— REVUE de PRESSE —

Paru dans Agir par la culture #59, automne 2019.

« L’écosocialisme est-il un anarchisme, et d’ailleurs où est le rôle de l’État dans tout ça ? » Voilà l’une des nombreuses questions qui parsèment le petit livre de Corinne Morel Darleux, Plutôt couler en beauté que flotter sans grâce – Réflexions sur l’effondrement. Petit livre par l’épaisseur, certes, mais d’une extrême densité, tant il nourrit et stimule la réflexion sur la mise en œuvre d’une éthique – et d’un programme ! – écosocialistes. L’écrivaine, essayiste et élue régionale du Rassemblement (qui réunit, en Auvergne-Rhône-Alpes, Europe Écologie - Les Verts et le Parti de gauche), étaye notamment ses propos (de brillantes intuitions !) sur des textes variés et souvent littéraires, dont se dégagent Les Racines du ciel de Romain Gary (1956) et La Longue route du navigateur Bernard Moitessier (1986). Il y a 50 ans, Moitessier, alors en tête de la première course de vitesse en solitaire, décide de changer de cap et, plutôt que de rallier l’Occident, s’échappe vers les îles du Pacifique. Gary, lui, nous raconte le combat pour l’honneur et la beauté du geste d’un homme décidé à protéger les éléphants d’Afrique des massacres perpétrés par les trafiquants d’ivoire et les peuples qui, à l’instar de l’homme blanc colonisateur, saccage leur environnement naturel. D’où l’attention portée par Corinne Morel Darleux sur deux balises essentielles pour percevoir les lignes de fuite du modèle consumériste qui nous consume : le refus de parvenir ou comment résister à la pression du réussir, à la méritocratie ambiante ; et puis cette dignité du présent qui consiste « à aiguiser en soi la capacité à mener des batailles désintéressées, à dire non, et se donner la puissance de décliner une offre séduisante plutôt que d’acter le déclin de sa propre décence. » Une lecture indispensable.

Fille à pédés sur DDT 21

jeudi 28 novembre 2019 :: Permalien

— REVUE de PRESSE —

Paru sur DDT 21 (novembre 2019).

Souvenirs d’une fille dégenrée

Lola Miesseroff est née en 1947. Vers 18 ans, en plaisantant, un de ses proches la surnomme « fille à pédés », pour son goût et sa facilité à lier amitié avec des hommes qui préfèrent les hommes. Mais « la typologie de la fille à pédés est large », écrit Hélène Hazera dans sa postface. Surtout pour une fille dégenrée dès l’enfance, élevée dans ce qui a aujourd’hui pour nom « diversité » : jeunesse marseillaise, ascendance juive et arménienne, langues russe et française, éducation naturiste et libertaire, voisinage d’orientations sexuelles diverses et fluctuantes. Nos lectrices et lecteurs la connaissent par l’entretien qu’elle avait donné sur le Front Homosexuel d’Action Révolutionnaire (FHAR) pour notre série « Homo » (reprise en volume par les éditions Niet !). Le livre Filles à pédés, qui vient de paraître chez Libertalia, raconte quelques années de fureurs, de bruits, d’efforts pour vivre libre ou, du moins, sous le minimum possible de contraintes, temps de fêtes et de morts aussi. Époque pré-68, Mai 68, post-68 : un historien dirait « le long 68 ».
Lola ne mystifie ni cet ébranlement, ni la part qu’elle y a prise, mais sans lui sa vie aurait été plus pale. (Sur la période, nous recommandons vivement son Voyage en outre-gauche. Paroles de francs-tireurs des années 68, Libertalia, 2018). Des temps bien lointains. Trente-deux ans séparaient de Juin 36 les grévistes et manifestants de Mai 68 : plus d’un demi-siècle s’est écoulé depuis une secousse dont on méconnaît le fait central : c’était la plus grande grève générale de l’histoire.
Adolescente puis jeune femme, Lola fait l’expérience de la révolte… anarchisme, Internationale situationniste, communisme libertaire, « outre-gauche », monde du jour et souvent de la nuit, plutôt marginal mais qui ne se théorise pas comme le nouveau ferment révolutionnaire, Comités d’action, MLF, FHAR, Gouines rouges, Gazolines… on croise au passage quelques noms connus, évoqués sans que Lola les prenne trop au sérieux, sachant aussi d’ailleurs garder la même distance vis-à-vis d’elle-même. Partager des appartements, provoquer, se droguer (joint et acide, on se méfie des seringues), dériver, vivre de petits boulots et de débrouille, boire, faire l’amour et/ou baiser (parfois percevoir la différence est difficile), faire des rencontres, voyager pour connaître amies et camarades (pas à Katmandou, ce serait une désertion), rester disponible pour agir quand et comme on peut (sans verser dans le militantisme, ce « stade suprême de l’aliénation »).
On ne lira évidemment dans ce témoignage aucune glorification d’une « révolution sexuelle » qui n’a pas eu lieu (si l’expression a un sens, seule une révolution sociale le lui donnera). Certes la société a beaucoup évolué. En France, il a fallu attendre 1967 pour la légalisation de la pilule (et deux ans de plus avant de pouvoir l’acheter en pharmacie), et 1975 pour la dépénalisation de l’avortement. Depuis, mœurs et lois ont heureusement changé. En ce début de XXIe siècle, gays et lesbiennes vivent presque librement leur sexualité – du moins dans certains lieux et sous certaines limites. Pour autant, si « révolution » de la vie quotidienne il y avait eu, nos contemporains ne ressentiraient pas le besoin de s’abriter derrière une classification, comme si l’on n’était libre – ou simplement en sécurité – qu’à l’intérieur d’un espace protégé. Cinquante ans après 68, on ne critique l’identité que pour s’en trouver une. Autrefois, selon que l’on était né avec un pénis ou avec un utérus, un rôle sexuel fixe était imposé : maintenant il serait, théoriquement, possible de le choisir, d’en changer, voire de le combiner à d’autres modèles, mais une pression sociale pousse à se classer chaque fois hétéro, gay, lesbienne, bi, queer, transgenre, en questionnement, agenre… et l’on espère échapper à un code en les multipliant : LGBTQQIAAP, complété du signe « + » pour n’oublier personne. Les hétéronomé·e·s aussi ont leurs spécialisations, avec nomenclature obligée, du lithromantique au sapiosexuel. Les individus isolés ont au moins le réconfort d’appartenir à une communauté. Dans ces conditions, ce que raconte Lola Miesseroff, et que résume faute de mieux le mot « polysexualité », risque de déconcerter du simple fait qu’elle et ses ami(e)s vivaient, bien ou mal (elle n’idéalise rien), mais sans ces classifications. Le garçon attiré seulement par les filles ne se disait pas plus hétéro que celui préférant les deux sexes ne se proclamait bi, et beaucoup des personnes mentionnées dans le livre seraient aujourd’hui qualifiables de queers, sauf qu’alors elles n’en éprouvaient ni besoin ni envie, ni le temps, estimant avoir mieux à faire. Et s’il ne s’agissait que de mots ! Mais ce qui est en jeu dans cette rectification lexicale est tout autre. La fragmentation langagière révèle une division entre « sociétal » et « social », entre critique du quotidien et critique globale, entre ce sur quoi on croit pouvoir agir (mon corps, mes comportements, mes amours) et ce qui nous paraît hors de portée (le travail, la société marchande, le capitalisme). Lola et ses proches résistaient aux séparations en s’abstenant de toute affirmation et lutte séparées. C’est le plus difficile à comprendre – et à dépasser.
Le récit aborde les années 1980, le sida, puis « la transition de genre », PMA et GPA, « temps de la normalisation », quand la fluidité sexuelle devient désorientation puis codification. Pourtant, ce que nous dit Lola, c’est que la nostalgie ne sert à rien, et les regrets non plus. À nous, à d’autres, d’imaginer et de vivre la suite, aujourd’hui et demain.

G.D

L’Homme sans horizon sur le blog Mediapart de J.-C. Leroy

jeudi 28 novembre 2019 :: Permalien

— REVUE de PRESSE —

L’Homme sans horizon sur le blog Mediapart de Jean-Claude Leroy (26 novembre 2019).

Joël Gayraud,
de l’utopie à l’imagination créatrice,
redessine un horizon

Nourri d’anthropologie, de philosophie, d’histoire, le livre de Joël Gayraud, L’Homme sans horizon. Matériaux sur l’utopie, est là pour questionner de grandes œuvres critiques, essentiellement celle de Karl Marx, de Ernst Bloch, de Guy Debord et chercher avec elles « de possibles lignes de fuite qui permettent de rouvrir un horizon utopique ».


« Tout ce qui est fort et révolutionnaire, tout ce qui, jusqu’à présent, a éveillé des semences nouvelles et fait surgir de la pierre le feu du soleil, ne cherchait point à utiliser, mais à créer quelque chose, et ne pensait point à l’utilité de l’œuvre, mais à sa beauté »
Martin Buber, 
Communauté.

Joël Gayraud multiplie les casquettes et va pourtant tête nue, et l’esprit affûté. On le connaît comme poète et prosateur, flâneur psycho-géographe, traducteur d’Ovide, de Léopardi, d’Agamben, de Pavese, critique des temps modernes et des mondes anciens, initiateur de revues, d’agitations sévères. Il publia jadis un livre regroupant quelques-unes de ses savantes et oniriques errances, le plus souvent urbaines, l’an passé, après La Peau de l’ombre, un deuxième volume de réflexions paraissait aux éditions Corti.
C’est aujourd’hui un autre type de livre qu’il nous apporte, un maître-essai sur les temps finissant que nous vivons, observés à travers la large loupe de l’analyste résolu. Nourri d’anthropologie, de philosophie, d’histoire, son ouvrage est là pour questionner de grandes œuvres critiques, essentiellement celle de Karl Marx, de Ernst Bloch, de Guy Debord et chercher avec elles « de possibles lignes de fuite qui permettent de rouvrir un horizon utopique ». Joël Gayraud pose les éléments sur la table et déroule l’histoire des idées et des événements tels qu’il les voit. Qu’on soit d’accord ou pas avec lui, qu’on perçoive à sa manière ou pas une perspective qui doit remplir son rôle, on ne lui chicanera pas son effort de vulgarisation et de mise à plat. J’ajoute que les qualités littéraires de L’Homme sans horizon en font aussi bien son prix que sa force.

Parler de suture pour désigner ledit horizon, c’est bien dire la limite entre deux mondes et l’endroit exact où il peut s’en présenter un autre. Mais c’est justement afin de réveiller cette possibilité toute matérielle que Joël Gayraud explore, là où l’avenir s’est effacé pour n’être plus qu’un présent qui fait du surplace. Possibilité qui nous reste, au terme de ratages passés, utopies gaspillées, mal pensées. Les vieilles lunes rationalisantes n’ont fait qu’obérer, au nom d’un futur infaillible, la simple idée du bonheur. Une idée qui n’est pourtant rien moins que tangible puisque nous l’avons tous expérimentée, à certains moments, certains instants, éprouvant, même fugace, le bonheur ou l’entrevoyant.
Certains voudraient que l’histoire soit terminée, elle n’exercerait plus que des rattrapages et nous arriverions peu à peu à une société homogène qui ne serait autre que la société consumériste à son apogée, le confort matériel étant alors devenu l’image même du bonheur. Cependant Joël Gayraud ne craint pas d’intenter un procès à cette vision comme à tout un pan de la raison post-hégelienne. À l’aune des « situations vécues », on se dispense difficilement de souscrire à ses arguments. Selon lui,

« contrairement à ce qu’une vision téléologique de l’histoire diffusée par certains épigones de Marx a pu faire accroire, le marché n’était en rien nécessaire à l’évolution de l’humanité, qui aurait pu développer ses échanges par de tout autres voies ».

De même l’œil trop habitué à la nuit ne devine pas le paysage par la fenêtre qui l’éblouit tout d’abord, « l’homme sans horizon », c’est l’homme privé d’imagination. Il n’ose apercevoir, il n’ose s’éveiller, il n’ose envisager, deviner.

« L’horizon, en tant que phénomène, en tant qu’apparaître, participe certes de l’illusion, mais d’une illusion positive, de cette sorte d’illusion qui est le moteur de l’action dans les périodes historiques, c’est-à-dire précisément les périodes donnant sur un horizon. »

Un ouvrage sous-titré Matériaux sur l’utopie fait assez naturellement une belle part à Ernst Bloch, penseur marxiste hétérodoxe attaché comme peu dans son siècle, et avec scrupule, à l’idée d’utopie.

« L’attente, l’espérance, l’intention dirigée vers la possibilité non-encore advenue constituent non seulement une propriété fondamentale de la conscience humaine, mais aussi, à condition d’être rectifiées et saisies dans leur aspect concret, une détermination fondamentale au sein même de la réalité objective tout entière. »

Il y a dans chaque fait historique comme dans chaque production personnelle quelque chose qui dépasse sa portée initiale. L’intention reste en deçà de l’effet produit. « Il n’est pas jusqu’à certaines œuvres faites pour être détruites qui, lorsqu’un hasard les a sauvées, ne figurent parmi les plus chargées d’un tel excédent imaginal… » Cet « excédent utopique » défini par Bloch, un autre philosophe, placé sur de tout autres rails, Gilbert Simondon, le voit aussi, à sa façon : 

« Il existe dans l’objet créé une universalité et une éternité virtuelle […]. Cette virtualité consiste en une possibilité permanente de réincorporation à des œuvres ou à des créations ultérieures sous forme de schème ou d’élément, même si l’individualité de l’objet créé n’est pas conservée au cours des inventions successives. »

Le futur est inscrit dans le présent. Chaque instant ne survient pleinement que par une tension possible vers l’avenir, une interrogation dont la réponse est constituée de ce qui est en train d’être.
La philosophie n’a guère osé envisager l’avenir, laissant les spéculations concernant le monde futur aux théologiens, aux rêveurs sociaux et politiques. Joël Gayraud cite une lettre de Hegel qui montre le désarroi dans lequel il se trouve après l’effondrement de l’empire napoléonien qu’il voyait comme le stade historique final et indépassable. Chez beaucoup de ses suivants, le débouché à terme des périodes imminentes et futures est envisagé comme la résolution d’une sorte de compte à rebours. Nostalgie de l’avenir quand elle ne connaît rien mieux que son passé, si possible lointain et invérifiable.
Pour ce qui est de notre époque, Joël Gayraud fait le constat d’une perte de valeurs et de l’homme devenu « anaxiologique » :

« Ni moral ni amoral. Incapable de se forger un système d’évaluation, abdiquant délibérément sa faculté de juger, dépouillé de toute valeur lui-même, le sens axiologique […] lui fait totalement défaut. […] Il recevra le vrai et le faux, le beau et le laid, l’indigne et le sublime avec le même enthousiasme tiède, la même candeur dans l’universelle acceptation. »

Dans une société où les liens traditionnels ont été brisés, l’individualisme ne fait qu’affaiblir le moi, si bien que chacun éprouve des difficultés à trouver du sens à son existence, tout y paraissant irrémédiablement dénué de substance. On a pu voir déjà par le passé que des situations révolutionnaires apportaient à l’individu un regain d’énergie et d’avenir nourri par cet « excédent utopique légué par les siècles ». Un excédent que les poètes ont su mettre à jour, qu’on pense aux surréalistes, mais aussi à Baudelaire, fouriériste en son jeune âge et auteur de L’Invitation au voyage, poème dans lequel l’auteur de L’Homme sans horizon voit l’exemple même de « l’unité indéfectible de l’utopie et de la volupté », et il note au passage une commune source étymologique pour les termes volupté et volonté, décelant au sein même du plaisir le plus océanique une dynamique positive et propre à affronter les limites. Ainsi,

« par la médiation secrète de la volonté, volupté et liberté sont indissociables. C’est d’avoir ignoré cela que les révolutionnaires puritains ont toujours échoué dans leurs tentatives d’instaurer un nouveau monde. […] Les meilleurs esprits subversifs ont toujours été des libertins et des voluptueux, les puritains n’apportant que dictature et terreur ».

Le philosophe libertaire Gustav Landauer nommait topie une situation stable à un moment donné, que seul un progrès pourrait faire évoluer. Pour autant, nous dit Joël Gayraud, le changement lui-même ne saurait être facteur d’amélioration systématique, le progrès n’est pas forcément le changement pour un mieux.

« Il y a beau temps que l’opposition entre l’immobilisme et le changement, entre l’ancien et le nouveau a perdu toute pertinence historique essentielle : il ne s’agit pas de savoir si le changement est préférable au statu quo, mais constamment, dans la vie même de tous les jours, de s’interroger sur le sens et la valeur des changements. L’utopie ne se présente pas comme une alternative progressiste à la topie, mais comme un au-delà de la notion de progrès elle-même et par conséquent comme une émancipation par rapport aux prétendues obligations engendrées par le progrès. »

Il est vrai que le renouvellement perpétuel des marchandises n’a d’autre usage que d’épuiser toute délibération et d’assurer à la production d’insatiables débouchés. Élément encore noble d’un imaginaire dorénavant lui-même compulsif, la notion d’utopie a été intégrée au système marchand. Le capitalisme peut apparaître dès lors comme une sorte de « vaste laboratoire d’utopies » s’arrangeant fort bien entre elles.
La force inventive du capitalisme lui permet d’accéder formellement aux exigences d’un socialisme radical sans jamais changer le fond de l’affaire, et même au contraire en accentuant sa mainmise sur l’individu massifié, réduit à un élément quantitatif dont ni l’expression ni l’action n’ont de prise sur ce qui fait système. Ainsi, pour citer deux exemples, la disparition progressive de l’argent sous sa forme numéraire et celle du salariat qui fait place à l’autoexploitation que constitue l’autoentreprise.

Au XIXe siècle, aussi bien pour Auguste Blanqui que pour Charles Baudelaire, le progrès est méprisable, il ne correspond en aucun cas à un changement véritable, à une novation. Pour Blanqui, l’urgence est d’abolir les conditions actuelles d’existence, d’abattre la cause des injustices pour éviter la catastrophe, mais il se refuse à toute spéculation programmatique. L’époque où il vit est celle des utopies où chacun a l’occasion de rêver un monde meilleur, de voir un horizon apparaître, tangible et ouvert. Et c’est en étant reclus que Blanqui, surnommé à bon escient « l’enfermé », va écrire L’Éternité par les astres.

« Comme le souligne Walter Benjamin, cet acte de soumission sans réserve devant le triomphe de la réaction bourgeoise constitue en même temps “le réquisitoire le plus terrible qui puisse être prononcé à l’encontre d’une société qui projette dans le ciel cette image cosmique d’elle-même”. Mais Blanqui ne se borne pas à postuler, tel un précurseur de Nietzsche, que tout, dans les moindres détails, reviendra sans altération un nombre incalculable de fois. Cette conception classique de l’éternel retour implique une spatialisation et une réification du temps à laquelle l’infatigable conspirateur ne saurait se résoudre : comment, lorsqu’on a maintes fois tenté d’intervenir dans l’histoire et de lui imprimer un cours radicalement nouveau, pourrait-on se plier à un déterminisme absolu ?
Dans l’ampleur de sa vision, l’éternel combattant conçoit l’infinité des possibles, et ouvre soudainement, au milieu de la dystopie effroyable dont il est en train de nous prophétiser la pérennité, une fenêtre sur l’horizon utopique : “Seul le chapitre des bifurcations reste ouvert à l’espérance. N’oublions pas que tout ce qu’on aurait pu être ici-bas, on l’est quelque part ailleurs.” »

Une chose sûre, aujourd’hui comme hier, le capitalisme est l’ennemi, et Joël Gayraud en expose ce qui pour lui en constitue les quatre instances essentielles : la marchandise ; le spectacle ; l’économie ; l’État. La marchandise a fait subir au monde tous ses attraits, elle y est répandue plus que jamais ; le développement du capitalisme et l’aliénation du travail (ou encore de tout autre activité purement occupationnelle) lui doivent beaucoup. Le spectacle fait que, partout, « l’être est remplacé par le paraître des choses, qui refoule l’apparence vraie, et du même coup fait rentrer dans l’obscurité l’apparaître du possible. » L’économie est aujourd’hui le prétexte à tout réduire à une objectivation à outrance, et il suffit de l’invoquer pour annuler toute revendication du corps social ; elle est résolument la signalétique du désastre. L’État garantit la propriété privée des moyens de production, et il garantit l’argent. Et là où il a semblé céder sa place, sous la poussée d’un certain libertarisme, c’est à terme pour mieux raffermir ses prérogatives ou les remettre à une gouvernance à échelle mondiale.

« Toute analyse théorique des crises politiques ou des mouvements sociaux doit tenir compte de l’articulation de ces quatre instances sous peine de ne jamais parvenir à en décrypter les enjeux et le sens. Et de même, dans l’ordre de la praxis, toute entreprise de dépassement du capitalisme qui ne commencerait pas par neutraliser en même temps, telles les quatre têtes d’une même hydre, la marchandise, le spectacle, l’économie et l’État serait vouée à l’échec. Le système ne manquerait pas de réapparaître très vite sous une forme subreptice, dans le cas où l’échange marchand continuerait à être pratiqué, ou sous une forme brutalement autoritaire si l’État était maintenu… »

On sait bien par ailleurs que les luttes sociales n’ont pas pour véritable objet l’acquisition de nouveaux biens, mais plutôt d’une nouvelle condition, elles relèvent davantage et plus profondément de l’être que de l’avoir. On ne se bat pas pour avoir plus, mais pour être autre ou autrement.
De même, puisque nous en sommes aux précisions tels qu’elles sont soulignées dans L’Homme sans horizon, ce n’est en aucun cas, et contrairement à une idée courante, d’une société parfaite que rêve l’utopiste, il rêve et construit un monde tout simplement tourné vers le bonheur, toujours lui. Ce même bonheur qui, non content d’avoir été un jour une idée neuve, n’en garde pas moins, quand il se développe dans le champ politique, sa charge productrice d’imaginaire et de futur. Et de justice.

Nous n’avons fait dans ces lignes que survoler quelques pans d’un essai fertile qui ne concède rien aux idées faciles, et fait sa part belle à la sensibilité dans un domaine où elle est souvent peu présente. D’une confiance en la beauté comme en la force de l’imaginaire, non pas figé mais actif, il nous reste à trouver l’ouverture. Le mot révolution, pas plus que le mot bonheur ne saurait faire peur. Quand tout paraît bouché, c’est la suture elle-même qui peut-être donne la ligne non pas à suivre, mais à conduire, à tracer.

Jean-Claude Leroy

Petite histoire du gaz lacrymogène dans L’Anticapitaliste

jeudi 28 novembre 2019 :: Permalien

— REVUE de PRESSE —

Publié dans L’Anticapitaliste (19 novembre 2019).

Chercheuse et militante contre les exactions policières, Anna Feigenbaum fait un récit de l’usage des lacrymogènes principalement concentré sur l’empire britannique et l’industrie de l’armement étatsunienne à partir de l’entre-deux-guerres. Un parcours dans l’univers de la répression et de sa dénonciation, aussi une narration des soulèvements dans ces espaces. 

Opprimer, réprimer et punir
Les historiens de la guerre chimique suggèrent que la police française travaillait avant 1914 sur ces gaz destinés aux barricadiers. Largement employés durant cette guerre, leurs horreurs suscitent une large réprobation. Pourtant, après 1918, les industriels étatsuniens épluchent fébrilement la presse à la recherche de grèves pour écouler leurs armes antiouvrières à létalité réduite. Amos Fries, l’un des principaux promoteurs du gaz, est un militaire membre du KKK. 
La répression dans l’Inde coloniale en ébullition ne tient pas compte de l’opinion publique et des accords internationaux opposés à ces armements gagnant droit de cité. La suite de l’histoire montre qu’ils ne servent pas à désarmer ou faire baisser la tension mais à punir. Les quantités utilisées et les violences sont telles qu’elles en viennent même à traumatiser certains flics employant contre les humains des substances, telles les gaz poivre, utilisées pour contenir l’agressivité de chiens.

 « Fusils » et « mitrailleuses lacrymogènes »
L’explosion de la grenade lacrymogène est potentiellement mortelle. La faute aux tirs tendus ? Anna Feigenbaum montre que ces armes ont originellement été conçues en « tant qu’armes à feu de courte portée » visant les têtes et ont été expérimentées comme telles. Le fusil lacrymogène est devenu un « lanceur », et la mitrailleuse un « multilanceur » : un symbole de toute une com’ faite par les boîtes de l’armement, s’en sortant souvent avec les lauriers des appareils d’État et au pire avec des amendes et des arrangements à l’amiable.
Après 2000, c’est le Brésil de Lula qui est devenu l’un des principaux producteurs mondiaux des armements antiémeutes. En 2011, année notamment des révolutions arabes, les ventes de gaz lacrymogène auraient triplé au niveau mondial. Le marché se sera, sans doute, très bien porté à l’automne 2019. S’en prenant aux corps des pauvres et à la classe ouvrière, les capitalistes se servent des gaz asphyxiants pour faire du profit mais surtout réprimer oppositions et révolutions : à nous de renverser leurs États, c’est-à-dire leurs bandes armées. 

Chris Miclos