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jeudi 27 juin 2024 :: Permalien
Publié sur le blog de la librairie Charybde, le 27 juin 2024.
Italie, 1978. Au moment de l’enlèvement d’Aldo Moro, qu’est-ce qui peut bien relier la disparition de deux jeunes scouts dans un massif montagneux à la mauvaise réputation (car on s’y égare bien facilement), dans les Alpes Apuanes, entre Toscane et Ligurie, une augmentation jamais vue du nombre de signalement d’ovnis dans la péninsule, alors que le film de Steven Spielberg, Rencontres du troisième type, envahit les écrans et les consciences, amusées ou non, une communauté expérimentale, post-hippie ou pré-décroissante, sa lutte complexe contre la toxicomanie, et l’enterrement en grande pompe d’une période historique et politique qui deviendra bientôt, dans une certaine mémoire collective à occultations, prompte à laisser « égaliser les extrêmes » (suivez mon regard en ce mois de juin 2024, en France) au mépris de différences objectives fondamentales, les « années de plomb » ?
Dans ce maelström de l’étrange et du pourtant, terriblement, très logique, c’est d’un écrivain communiste à succès, à la réputation sensationnelle forgée dans ses mises en scène des « aventures mystérieuses », d’une jeune anthropologue ayant justement décidé de consacrer sa thèse de doctorat aux associations d’ufologues en pleine floraison et multiplication, et d’un toxicomane repenti et pourtant hésitant, que proviendra la solution quasiment policière d’un « whodunnit ? » hors normes, à défaut bien entendu de pouvoir résoudre – comme on ne peut que le constater avec rage et tristesse presque cinquante ans plus tard, des deux côtés des Alpes – un si vaste « society procedural », comme l’auront entretemps constaté et néanmoins contesté nos amis du giallo transalpin, d’Andrea Camilleri à Massimo Carlotto, en passant par Carlo Lucarelli, Roberto Saviano, Gioacchino Criaco ou Giuseppe Genna.
Depuis 1999 et la publication de Q – L’Œil de Carafa, à l’époque encore sous le nom mythique de Luther Blissett, le collectif bolognais des Wu Ming pratique avec un extrême brio le détournement de genres littéraires aujourd’hui largement canoniques et profondément populaires, même s’ils restent marqués par le mépris dans lequel les tiennent certains tenants d’une culture propre sur elle : roman historique (L’Œil de Carafa, Altai la suite de Q, toujours non traduite ici, Manituana – ou, également non traduit en français à ce jour, L’Armata dei Somnambuli), roman policier halluciné (54) ou encore science-fiction du quatrième type (Proletkult), ensemble de constructions littéraires débridées pratiquées dans le cadre théorique souple et mouvant du « nouvel épique italien ».
Publié en 2022, traduit en français en 2024 par Serge Quadruppani chez Libertalia (éditeur qui nous avait déjà offert dans ce vaste domaine, il n’y a pas si longtemps, le fabuleux et copieux troisième volume de la trilogie ouvrière américaine du si regretté Valerio Evangelisti, Briseurs de grève), OVNI 78 est certainement l’un des plus somptueusement aboutis de ces objets littéraires hybrides dont nous régale, précisément, le collectif italien. En raboutant avec grâce et machiavélisme les filaments apparemment si disjoints de certains « nouveaux » grands récits qui surgissent périodiquement de la nébuleuse de l’infotainment – et de son soubassement intéressé qui ne dit pas toujours son nom (« nous, on ne fait pas de politique », bien entendu) –, les Wu Ming nous offrent un fabuleux déchiffrement de la trame d’authentiques coïncidences et de calculs réels dont le complotisme contemporain se nourrit, pour le pire le plus souvent, et résonne ainsi fortement, à bien des égards, bien que ce travail-là procède d’un tout autre horizon en apparence, avec le précieux essai de l’un d’eux (Roberto Bui, dit Wu Ming 1), Q comme qomplot : comment les complots défendent le système, publié en 2021, dont on vous parlera aussi prochainement sur ce blog. Plus que jamais en lutte contre toutes les formes d’opium du peuple, Ovni 78 s’impose en lecture malicieuse, tragique et indispensable (encore renforcée par l’exceptionnelle postface de Serge Quadruppani, « Wu Ming, ou la complexité subversive »).
mardi 25 juin 2024 :: Permalien
Entretien publié dans L’Humanité, le 24 juin 2024.
Les nombreuses publications à l’occasion du centenaire d’Armand Gatti permettent de plonger dans l’univers théâtral vertigineux d’un poète frondeur, libertaire. En témoigne le livre d’Olivier Neveux, Armand Gatti, théâtre-utopie.
Parmi les ouvrages qui paraissent à l’occasion du centenaire d’Armand Gatti, décédé en 2017, le livre d’Olivier Neveux explore ce « théâtre des possibles », ce vaste champ d’investigation langagière et poétique où les mots « parlent pour de faux » et nous interpellent, nous bousculent. Chez le dramaturge, il s’agit de « démarchandiser le théâtre, dé-réifier l’œuvre », dans une tentative sans cesse renouvelée d’un « théâtre-utopie ».
Qu’entendez-vous par théâtre et utopie chez Armand Gatti ?
Il n’y a pas vraiment de représentation de l’utopie chez Gatti. L’utopie se situe ailleurs : dans ce que le théâtre peut accomplir. Malgré son incessante critique du théâtre, il n’a jamais cessé d’écrire des pièces. Mon hypothèse est qu’il mise sur le théâtre pour produire des choses extraordinaires. Elle est là, l’utopie.
La méfiance de Gatti à l’égard du théâtre est des plus paradoxales…
Armand Gatti est un fils de prolétaire. Il n’est pas à l’aise dans ce monde bourgeois. Il en critique le fonctionnement, se méfie des « acteurs et des actrices mercenaires », auxquels il va d’ailleurs substituer des interprètes militants, non professionnels. Mais, au-delà même de cette critique, il formule une exigence plus essentielle : comment dire et jouer la vie sans la rétrécir ? Comment représenter la réalité, toute la réalité, c’est-à-dire aussi les possibles qu’elle n’arrête pas d’empêcher ? Peut-on changer le passé ?
Vous parlez également d’un théâtre de la résurrection des morts. Qu’entendez-vous par là ?
À sa manière, Gatti applique la proposition « révolutionnaire » du philosophe Walter Benjamin : c’est le présent qui détermine l’interprétation du passé. S’il arrive, par exemple, à réaliser aujourd’hui ce qui a été précédemment écrasé, il modifie la teneur des défaites qui nous précèdent. Quand Gatti dit qu’il faut changer le passé, cela ne signifie pas qu’il faut le réécrire et le rendre conforme à ce que l’on a espéré, mais que le présent doit prendre en charge les utopies défaites du passé. Convoquer aujourd’hui, sur scène, des noms calomniés ou effacés. Walter Benjamin avertit : « Si l’ennemi triomphe, même les morts ne seront pas en sûreté. » Le score actuel de l’extrême droite rend cet avertissement brûlant. Avoir le souci de la sûreté de nos morts…
Rosa Luxemburg est une des figures récurrentes chez Gatti…
Aux côtés de Rosa, Gatti convoque régulièrement d’autres grandes figures historiques, mais il ne le fait pas dans un rapport héroïsant. Il ne s’agit pas pour lui d’élever des stèles. Quand il écrit Rosa collective, il est en Allemagne après que la censure gaulliste a interdit sa pièce sur Franco à Chaillot (la Passion en violet, jaune et rouge, 1968). Il interpelle : « Avez-vous vu Rosa ? » Il sait bien que Rosa est morte depuis cinquante ans. Mais, par là, il interroge : qui, aujourd’hui, dans une conjoncture différente, poursuit le combat initié par Rosa ? Il ne s’agit pas, on le voit, d’une commémoration. Le fascisme avec ses « Viva la muerte » a le goût de la mort. L’œuvre de Gatti, elle, au contraire, fait advenir la vie qui déborde la mort, et cette vie, c’est l’utopie non réalisée des morts.
Une histoire de passation ?
Oui, un passage de témoin. Walter Benjamin écrit : « Nous avons été attendus. » Se savoir attendu, ce n’est pas rien. Cela signifie que, au moment de la défaite, des individus ont probablement espéré que d’autres viendraient après. Benjamin parle d’un « rendez-vous tacite entre les générations ». Comment être à la hauteur de ce rendez-vous ? Pour cela, il y a les luttes, bien sûr, et l’art ne saurait les remplacer. Et il y a ce que le théâtre peut, à sa façon, pour les luttes. Gatti investit cette aire de jeu, composée de corps, de voix, de mots, de langages.
L’écriture dramaturgique d’Armand Gatti semble difficilement transposable sur un plateau…
L’œuvre de Gatti n’a jamais cessé de lancer des défis à la scène. Il refuse d’écrire en fonction de ce qui est possible et de ce qui ne l’est pas. Tout est possible et surtout l’impossible. C’est au théâtre de se débrouiller pour trouver des formes scéniques hospitalières à l’écriture. À ce titre, il est au plus près de certaines expériences des avant-gardes du XXe siècle. Comme si, à ses yeux, le théâtre en était encore à sa préhistoire. C’est un point récurrent, presque de méthode, chez Gatti : ne jamais se satisfaire de ce qui a été concédé. Vouloir plus encore, élargir, conquérir d’autres ampleurs, changer d’échelle. Cela a des conséquences politiques : dans les années 1980, on a tant reproché aux militants politiques d’avoir voulu changer le monde. On a ricané : l’histoire ne se change pas. Gatti admet l’échec. Mais il ne l’associe pas à la même cause. Si l’on a échoué, c’est non d’avoir visé trop grand, mais d’avoir encore manqué d’ambition ! La révolution nécessite, à la façon d’un Blanqui, de formuler quelques hypothèses cosmiques.
On en revient à l’utopie, à l’idée, la nécessité d’un théâtre politique, non ?
Le théâtre-utopie me permet de désigner une veine souvent négligée dans l’histoire du théâtre politique. On a beaucoup insisté, et légitimement, sur la force du théâtre réaliste avec, par exemple, l’œuvre majeure de Brecht. Je crois qu’il y a une autre voie, moins reconnue, probablement plus hétérodoxe, qui peut regrouper des artistes aussi éloignés que Jean Genet ou Armand Gatti et qui considère que la scène n’est pas tant l’espace d’une représentation critique de la réalité que l’expérience d’une utopie. Chez Genet, c’est écrire des œuvres si fortes qu’elles « illuminent » le monde des morts. Chez Gatti, c’est refuser aux vainqueurs l’éternité de leur victoire. C’est leur contester le « dernier mot » de l’histoire.
Peut-on caractériser le théâtre de Gatti ?
Oui et non. Non car il a convoqué tant de genres que son théâtre est impossible à stabiliser dans une forme fixe et reproductible. Mais, oui, car cette œuvre témoigne du projet inlassable d’agrandir le théâtre à l’égal de la vie, de lui donner des dimensions démesurées, de rendre justice à l’invraisemblable, de traverser tous les langages, avec, pour s’y aventurer, la « parole errante » et pour horizon la quête du « mot juste ». Gatti invente des formes pas par plaisir d’esthète, mais parce qu’il cherche, au contact des batailles du siècle, à produire d’autres représentations de la réalité que celles qui nous sont imposées. À ce titre, ce théâtre peut être une source d’inspiration puissante pour celles et ceux qui viennent buter, à leur tour, sur l’apparente contradiction qu’il y a à inviter, dans l’espace délimité du théâtre, l’immensité de ce qui s’est pensé, de ce qui a été essayé et de ce qui continue, aujourd’hui, à s’espérer.
Entretien réalisé par Marie-José Sirach
mardi 25 juin 2024 :: Permalien
Publié dans L’Anticapitaliste, le 25 juin 2024.
Dix témoignages de femmes qui sont, ou ont été, incarcérées dans dix pays du monde. Citons ici (noms d’emprunt) : Merry Utami (Indonésie), Capucine R. (France), Kadiatou D. (Mali), Enaam A. (Syrie), Ina P. (Novelle-Zélande), Lisa B. (Royaume-Uni), Kaori T. (Japon), Barbara Mariano (Brésil), Chenda N. (Cambodge) et Louise Henry (Canada).
Ces femmes témoignent et, bien au-delà, donnent à voir la réalité carcérale des femmes dans le monde. Pour connaître des conditions d’incarcération très différentes, leurs dix textes courts n’en tracent pas moins un tableau édifiant, comme universel, de la condition des femmes emprisonnées
Le biais, signalé par l’autrice elle-même, qui doit être pris en compte, c’est que les conditions requises pour participer aux entretiens (avoir des liens avec des associations, écrire et lire sur courrier ou par courriel), « sélectionne » un profil assez combattant des protagonistes. Reste à imaginer le ressenti de celles qui ne peuvent que subir en silence.
Le résultat est, d’abord, très touchant ! La force qui émane de ces paroles de vérité est une belle leçon d’humanité et un réquisitoire contre la prison, qui enferme principalement des pauvres et des personnes racisées, le plus souvent – presque toutes – victimes de violences familiales, conjugales, de viols. Presque toutes, elles sont condamnées pour des délits liés à leur survie, la plupart du temps autour de petits trafics de stupéfiants dont elles sont plus victimes qu’autre chose !
Alors oui, vraiment, quand on referme l’ouvrage d’Audrey Guiller, on ne peut que se dire qu’il va bien falloir en finir avec l’enfermement des femmes (et pas seulement !).
Claude Moro
mardi 25 juin 2024 :: Permalien
Publié dans Ouest-France, le 23 juin 2024.
Pourquoi se retrouvent-elles derrière les barreaux ? Qui sont-elles ? À travers le récit de dix détenues à travers le monde, la journaliste Audrey Guiller dresse un état des lieux accablant.
La prison, c’est la privation de liberté à la suite d’une condamnation pour un délit ou un crime. C’est bien souvent aussi un univers clos où règnent violences et humiliations. Mais pour les femmes détenues, c’est pire.
Dans un livre plein d’humanité, la journaliste Audrey Guiller relate le parcours de dix femmes emprisonnées en France, mais aussi au Mali, au Japon, au Canada, au Brésil… Autant d’histoires personnelles qu’elle a recueillies au fil de plusieurs échanges avec chacune de ces détenues. Autant d’exemples qui permettent de comprendre que si ces femmes ont abouti en prison, ce n’est pas seulement parce qu’elles avaient commis des actes illégaux.
La violence avant la prison
Dans le monde, un peu plus de 740 000 femmes et adolescentes sont détenues, soit 6,9 % de la population carcérale. Elles sont nettement moins nombreuses que les hommes à se retrouver derrière les barreaux mais leur nombre progresse de manière inquiétante : 60 % de femmes incarcérées en plus depuis 2000. « La première explication, c’est l’appauvrissement. Ce sont avant tout les personnes en situation de précarité qui se retrouvent emprisonnées. Or, qui sont les pauvres ? Principalement des femmes car, à travers le monde, elles ont moins accès au travail rémunéré », note la journaliste.
La situation au Japon, de ce point de vue, interpelle. Nombre de Japonaises âgées peuvent se retrouver dans la précarité une fois veuves ou divorcées car elles se sont principalement consacrées au foyer familial. « Neuf femmes seniors sur dix sont en prison pour vol à l’étalage car en prison au moins elles ont un toit, un repas et des gens à qui parler » constate Audrey Guiller.
Le renforcement de la lutte contre les trafics de stupéfiants a aussi conduit derrière les barreaux nombre de « mules » qui consommaient ou qui ont aidé leur conjoint trafiquant. « Derrière une femme en prison, il y a bien souvent un homme qui, dans la majorité des cas, leur a fait subir des violences à la source de difficultés émotionnelles ou financières qui ont conduit ces femmes à commettre des délits. C’est ce qui m’a le plus choquée : la société emprisonne des femmes qu’elle n’a pas su protéger » s’indigne la journaliste qui, durant dix ans, a contribué à la réalisation du magazine Citad’elles écrit avec des détenues du centre pénitentiaire de Rennes.
Comble de la sanction : rares sont les femmes incarcérées pouvant compter sur le soutien de leur conjoint pendant leur détention. Tandis que des épouses ou compagnes de détenus viennent chaque semaine au parloir…
Mais aussi paradoxal que cela puisse paraître, la prison peut se révéler bénéfique. « Non pas grâce au système carcéral en lui-même. Mais parce que, pour la première fois, elles peuvent s’interroger sur elles-mêmes, apprendre à se connaître », note Audrey Guiller. Et dans de trop rares cas, à se former.
Pierrick Baudais
mardi 25 juin 2024 :: Permalien
Publié dans CQFD, juin 2024.
Avec Un premier exil libertaire, Constance Bantman nous plonge dans les milieux anarchistes français expatriés à Londres des années 1880 à la guerre de 1914. Par sa politique libérale d’asile, la capitale britannique, centre du monde capitaliste, connaît une tradition d’accueil des réfugiés politiques qui bénéficie du soutien des trade-unionistes ou, après la Commune, des fragiles structures de l’Association internationale des travailleurs. « Contrairement aux exilés qui les ont précédés, les anarchistes sont accueillis avec indifférence voire hostilité », écrit l’historienne. La survie des émigrés est souvent misérable. Formant une colonie libertaire, surnommée « la petite France », les anarchistes français ne peuvent compter que sur leurs propres réseaux. D’autant que, par sa radicalité, le mouvement anarchiste est mis au ban des circuits syndicalistes et socialistes. En son sein, les rapports sont eux-mêmes parfois à couteaux tirés autour des questions que pose la propagande par le fait, des jalousies de petit milieu, ou encore des différentes réceptions du syndicalisme révolutionnaire. Un univers sous tension, et sous constante surveillance des autorités britanniques et françaises, que dessine cette belle étude qui sent le plomb (d’imprimerie) et la dynamite.
Mathieu Léonard