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jeudi 5 septembre 2024 :: Permalien
Larzac ! parmi les 13 coups de cœur du Monde au Festival d’Avignon , publié le 17 juillet 2024.
Technique, concrète et inspirante : la conférence documentaire menée par Philippe Durand s’appuie sur les entretiens que l’acteur et auteur a eus avec des habitants du Larzac. Assis derrière sa table, l’artiste reproduit au mot et à l’intonation près les propos de femmes et d’hommes rencontrés. Il fait ainsi surgir un mode de vie et un rapport au travail à contrecourant du productivisme et du libéralisme. Sur le plateau du Larzac, la terre appartient à l’État, les paysans ne sont que de passage. Ils s’installent, travaillent aux champs, élèvent les bêtes, et puis s’en vont. D’autres prennent alors la relève. Ces agriculteurs ont inventé un écosystème vertueux dont l’ADN est la gestion collective et le respect du bien commun. On quitte la salle, éclairé par le récit net et précis de ces expériences qui ont su faire de l’utopie une réalité.
J.Ga.
jeudi 5 septembre 2024 :: Permalien
Publié dans Politis, été 2024.
La grève des sardinières de Douarnenez fête ses 100 ans. Anne Crignon, autrice d’un ouvrage sur le sujet, nous raconte cette lutte féminine victorieuse.
Journaliste à L’Obs et pigiste à Siné Mensuel, la Bretonne Anne Crignon a écrit Une belle grève de femmes, paru chez Libertalia en mai 2023 et vendu à environ 15 000 exemplaires. S’appuyant sur de nombreuses archives, l’autrice mêle le récit de ce bras de fer des ouvrières surnommées péjorativement les Penn sardin (« tête de sardine » en breton) contre le patronat d’une industrie halieutique naissante à des témoignages, glanés par Anne-Denes Martin dans les années 1990. Pour le centenaire de cette lutte, des événements ont lieu cet été dans le Finistère et à l’automne.
Avez-vous des liens personnels avec cette lutte ? Pourquoi avoir décidé d’écrire sur les Penn sardin ?
Anne Crignon Le lien, c’est la ville de mon enfance, Concarneau, port de pêche finistérien comme Douarnenez. Toutes deux sont marquées par un passé communiste. J’ai grandi avec la légende des Penn sardin, du nom de la coiffe qu’elles portaient à l’usine. Ces événements sont survenus il y a cent ans tout juste. La mémoire de cette histoire s’efface. Mais, surtout, le terme de « Penn sardin » a tendance à se folkloriser. Le risque, c’est que la Penn sardin devienne un ornement local, entre le bol à prénom des faïenceries Henriot et la marinière Armor Lux. Par exemple, il y a cette image d’une sardine en redingote qui circule, dessinée par Benjamin Rabier, star de l’illustration au début du XXe siècle et qui a aussi dessiné « La Vache qui rit ». Bref, cette sardine est iconique mais il n’y a plus personne, ou presque, pour savoir qu’il s’agissait d’un logo des usines Béziers avec son patron détesté par les ouvrières car il était le plus dur, le plus méprisant. C’est la sardine patronale en quelque sorte. Faire le récit historique de la « grande grève », raconter en détail la vie des sardinières en 1924, c’était l’idée.
Pourriez-vous nous résumer les événements de cette lutte, en dates et avec les différents partis ?
Nous sommes en novembre 1924. Les sardinières triment dans des conditions telles que Charles Tillon, qui arrivera bientôt pour aider la grève – le Charles Tillon qui sera vingt ans plus tard commandant en chef des Francs-tireurs et partisans (FTP) –, dira que tout ce qu’il a lu de Zola lui « remonte sur le cœur ». Elles travaillent jour et nuit au rythme des arrivages de sardines. La chambre froide n’existe pas, alors il faut emboîter au plus vite ce petit poisson fragile.
Dès le déchargement, une contremaîtresse bat le rappel dans les ruelles du centre-ville : « Merc’h d’ar fritur ! » (« Les filles, à la conserverie ! » en breton, NDLR). Il faut alors rejoindre les vastes hangars, trop chauds l’été, glacials en hiver. On travaille douze ou quinze heures d’affilée. Les filles de friture, comme on disait, éprouvent dans leur corps ce que veut dire tomber de fatigue mais sont bien sûr payées une misère. Des fillettes entrent à l’usine dès l’âge de 8 ans.
L’espoir, c’est le Congrès de Tours de 1920, qui n’est pas loin, le communisme qui infuse en France. Douarnenez a été une des premières villes du pays à élire un communiste, Daniel Le Flanchec, qui œuvre avec les marins pêcheurs de son conseil municipal. Place de la Croix, centrale, névralgique, il y a une grande horloge où on affiche les proclamations de la mairie et les tracts du PC, qui sont de véritables cours de science politique et d’anticapitalisme. Les ouvrières se retrouvent là. De plus en plus, ça cause de la richesse des « riches heureux » qui se fait sur leur dos.
Pourquoi se soulèvent-elles ? Peut-on considérer qu’elles ont vaincu le patronat et/ou la préfecture de l’époque ?
Le 21 novembre 1924, dans une usine, un contremaître refuse de recevoir des femmes qui veulent lui parler de leur paie, de toutes ces heures en trop. Le refus est pris pour ce qu’il est : du mépris. Tout s’embrase. Elles débrayent et vont dans la ville appeler à la grève. Le maire, « Flanchec » comme on l’appelle, est avec elles. C’est le départ de six semaines et demie de grève. Plus de deux mille ouvrières marchent chaque jour sous la pluie et les neiges d’un hiver très froid. L’hymne, c’est « Pemp real a vo ! » (« 25 sous nous voulons, et aurons ! ») chanté sur l’air des lampions. Il y a une AG le soir sous les halles avec du renfort envoyé par la Confédération générale du travail unitaire (CGTU), comme le jeune Tillon justement. Pour la petite histoire, elles cassent souvent leurs sabots sur les pavés mouillés, alors Flanchec organise une distribution gratuite de sabots à la mairie. Oui, elles ont vaincu le patronat, après pas mal de péripéties. Le préfet Desmars, elles n’ont pas eu à le combattre car il trouvait que les patrons de Douarnenez agissaient très mal.
Quel aspect de cette lutte vous a le plus marquée au fil de vos recherches ?
J’ai été frappée par la faculté de ces femmes à « trouver de la joie dans la misère », comme l’a raconté l’une d’elles à Anne-Denes Martin, une professeure de lettres qui, dans les années 1990, a eu l’idée d’aller recueillir les témoignages de Penn sardin jusque dans leur maison de retraite et d’en faire un livre. Cette « joie dans la misère », ça passait d’abord par le chant. C’était leur rituel. Elles chantaient en « emboîtant » – « emboîter » désignait tout leur savoir-faire d’ouvrières qualifiées : étêter, sécher, saler, etc. Elles chantaient des refrains populaires bretons, les drames de la mer, la guerre avec la Prusse, ou « Saluez riches heureux », un chant révolutionnaire prohibé dans les « fritures » [comme on appelait alors les conserveries, NDLR]. Elles mettaient aussi beaucoup de dignité à tenir impeccable leur logis minuscule, une pièce par famille, et à rentrer du lavoir avec leur modeste trousseau « blanc comme le linge des fées ». La messe, c’était la fête, l’occasion de porter un chapeau. Leur coquetterie est légendaire et, d’ailleurs, l’odeur âcre de l’usine qui imprégnait leurs vêtements, ça les contrariait beaucoup. Le samedi, pour la messe, elles troquaient l’habit breton pour un tailleur et un chapeau.
Comment peut-on expliquer la violence de toute cette histoire ?
À l’époque, ces patrons se croient tout permis. Les plus riches sont affiliés au Syndicat libre, lui-même affilié au tout-puissant Comité des forges, ennemi déclaré du prolétariat. Le Syndicat libre a son siège rue Bonaparte à Paris, au 54. C’est une foire à tout pour les capitalistes embêtés avec les syndicats. On peut louer des briseurs de grève, alors les patrons de Douarnenez ont fait ça. Une fois ces mercenaires en ville, tout a dégénéré le 1er janvier 1925, quand ils ont tiré sur Flanchec.
La ville de Douarnenez porte-t-elle des traces de cette lutte ?
La « grande grève » fait partie de l’identité de la ville, au beau sens du terme. Et puis, cette mairie que Flanchec avait transformée en sorte d’« arche de Douarnenez » avec une salle pour le comité de grève, une autre pour la cantine populaire, une autre pour Tillon qui vivait dans les combles, eh bien, c’est aujourd’hui la Maison Charles-Tillon. Beau clin d’œil à un homme tant aimé par ici que les Penn sardin l’avaient surnommé Tillonig (« petit Tillon »).
Si Zola a (presque) failli écrire sur cette région, comment expliquer qu’il y ait renoncé ?
Il y avait au XIXe siècle au fond de la Bretagne la même misère qu’en 1924. En 1883, Émile Zola est venu avec sa femme. Le coin ne lui a pas plu. Il l’a trouvé d’une « sauvagerie inquiétante », alors il est parti. Deux ans plus tard, il publiait Germinal. Le petit soldat qui garde la mine de Montsou vient de Plogoff : voilà ce que Zola a gardé du Finistère.
Quel est l’héritage de cette lutte dans le courant féministe actuel ? En quoi cette lutte est féminine et non féministe ?
Les Penn sardin manquaient de tout. Elles coupaient le café avec de la chicorée quand elles n’utilisaient pas le marc de la veille. Alors, quand Lucie Colliard, de la CGTU elle aussi, leur parlait du féminisme, ça leur passait un peu par-dessus la tête, forcément. Notre siècle peut-il a posteriori déclarer « féministes » les Penn sardin ? C’est toute la question.
Propos recueillis par Guy Pichard
jeudi 5 septembre 2024 :: Permalien
Publié dans la revue L’Autre (numéro 25, juin 2024).
Dimitri Manessis et Jean Vigreux, ouvrent grand les fenêtres pour laisser passer le courant d’air de l’histoire sociale et politique. Au cours de la période de l’entre-deux-guerres, les travailleurs issus des vagues d’immigration de travail et de réfugiés politiques sont un vivier de recrutement du PC (Parti Communiste) et du syndicat de la CGTU (Confédération générale du travail unitaire). En les organisant par groupes « de langue » au sein de la MOE (main-d’œuvre étrangère) puis la MOI (main-d’œuvre immigrée), se créent alors des réseaux de solidarité et d’entraide qui gravitent au sein du PC tout en gardant une place singulière. Nombre d’entre eux s’engagent dans la guerre d’Espagne. Puis la période du Front populaire mène à une quasi dissolution des MOI afin de donner une image plus « nationale » au PC et éviter que ces organisations d’immigrés n’apparaissent comme « séparatistes ». Quand survient l’occupation nazie, et une fois le pacte germano-soviétique rompu, la lutte armée contre l’occupant s’organise et prend de l’ampleur, les FTP-MOI devenant les fers de lance de la campagne d’insurrection clandestine menée par le PC. Ils se développent dans plusieurs villes et maquis, multiplient les actions clandestines jusqu’à la libération, malgré la traque efficace des brigades spéciales de la préfecture de police et des nombreuses arrestations. Le livre de Manessis et Vigreux, Avec tous tes frères étrangers, est un ouvrage qui élargit notre champ de compréhension et le replace sur le temps long, suivant l’évolution de la MOE puis de la MOI depuis sa création en 1923 jusqu’à l’inscription de cette histoire venue de la marge dans la mémoire collective.
vendredi 28 juin 2024 :: Permalien
Publié sur le blog de Jean-Pierre Thibaudat, le 3 mai 2024.
Né en 1924, Armand Gatti aurait eu cent ans cette année. Rencontres, spectacles, expositions, lectures, se succèdent tout au long de l’année 2024. Et des publications dont un essai d’Olivier Neveux, le premier texte retrouvé de Gatti et un choix de ses reportages journalistiques souvent cosignés avec son ami Pierre Joffroy.
Disparu en avril 2017 à l’âge de 93 ans, Armand Gatti ne sera pas physiquement là pour fêter son centenaire avec ses amis, ses proches, ses loulous, ses lecteurs, ses spectateurs et tous ceux qui ont eu la chance de l’entendre et de le rencontrer. Depuis janvier le site armand-gatti.org égrène le calendrier des nombreuses manifestations organisées autour de son centenaire. Chez lui dans sa maison en Italie, à la maison de l’arbre de Montreuil et partout en France voire en Belgique (via les fidèles frères Dardenne). Expositions, lectures, films, rencontres, témoignages, etc. Mais aussi publications. En voici trois.
Olivier Neveux – qui avec Catherine Brun veille sur la revue annuelle que sont les Cahiers Armand Gatti – se devait d’écrire un livre sur celui qui a durablement marqué son itinéraire. C’est chose faite avec Armand Gatti théâtre-utopie aux éditions Libertalia.
« Je peux témoigner, écrit-il, peu d’œuvres et d’êtres m’auront à ce point fait travailler, lire, découvrir. Je n’ai jamais cessé de parcourir des mondes imaginés, de me perdre dans des cultures dont j’ignorais sinon tout du moins beaucoup – à commencer par la culture scientifique et plus précisément celle des quantas. J’ai lu crayon en main des ouvrages impossibles, couru des conférences, tenté de dessiner des idéogrammes, peiné sur Heisenberg et Galois, j’ai aussi commencé l’apprentissage de l’hébreu, filé à Cuba et observé les oiseaux avec Hélène, jumelles en main, au petit matin. »
Hélène, c’est Hélène Châtelain, la compagne de Gatti, disparue elle aussi, traductrice du russe et cinéaste, elle dirigeait aux éditions Verdier la collection Slovo, où elle nous fit découvrir l’écrivain Sigismund Krzyzanowski ou L’Éloge des voyages impossibles de Golovanov et publia les belles traductions d’Ivan Mignot des œuvres de Harms et celles de Khlebnikov que Gatti aimait tant.
« Hélène Châtelain, poursuit Olivier Neveux, m’avait transmis la certitude que chez Gatti on n’entre qu’avec quelques questions à soi, et que l’on fait vivre et se mouvoir, au gré des œuvres. Ce furent pour certains son bestiaire, pour d’autres le temps, le personnage, la Chine, pour moi l’action révolutionnaire. »
Olivier Neveux s’interroge sur le A cerclé de rouge qui figure au cœur du nom gatti (sans majuscules) écrit sur les couvertures des livres de Gatti aux éditions Verdier :
« Gatti a l’anarchie personnelle écrit-il. Il est assez difficile de savoir ce que peut bien signifier le mot pour lui. Il est pourtant omniprésent. Une première hypothèse qu’éclaire son attachement sans cesse réaffirmé à la figure de Nestor Makhno : l’anarchie désignerait les vaincus des vaincus, c’est à dire les vaincus des révolutionnaires eux-mêmes. »
Chaque année, à Montreuil, dans les locaux de la Parole errante, Gatti accueillait le salon du livre anarchiste. Souvent, dans un coin, Hélène Châtelain attirait l’attention du public en racontant par le menu le destin de Makhno, le révolutionnaire ukrainien haï par le pouvoir soviétique.
Le théâtre de Gatti n’est pas narratif, insiste Neveux. Et de citer ces mots de Gatti extraits de cette somme (1750 pages) qu’est La Parole errante :
« Écrire, ce n’est pas raconter une histoire, dire quelque chose. C’est l’empoignade constante avec l’inconnu sur lequel peuvent projeter les mots, pour tenter en les combinant, les recombinant, d’arracher un moment de leur parler aux génies de l’univers. »
Ses pièces sont comme un ciel à la fois étoilé et chaviré, elles sont faites de constellations aux temps renversés. Neveux cite la question que posait au jeune Gatti un camarade à la prison de Tulle : pourquoi écris-tu ? Et Gatti avait répondu « pour changer le passé ». « Changer le passé n’équivaut pas à la réécrire. Ce n’est pas le passé qu’il faut conformer au présent, mais le présent qu’il faut rendre responsable du passé » poursuit Neveux qui cite un personnage de La Colonne Durutti, une pièce écrite en 1972 : « Il faut arracher les événements à leur logique d’un jour pour les rendre habitables, pour les rendre respirables. »
Pourquoi Olivier Neveux a-t-il si longtemps retenu le moment d’écrire ce livre ? Il s’en explique : tout livre sur Gatti « ne peut être que cruellement partiel » tant l’œuvre est « énorme et multiforme ». Et puis la littérature gattienne ne manque pas de plumes et non des moindres. Alors pourquoi ce livre ?
« Tout ouvrage est d’abord un rendez-vous mystérieux et secret avec soi-même, la tentative de mesurer l’écriture à ce qui résiste, de solder quelques dettes et d’y projeter souterrainement un jeu opaques d’interrogations. Il est vrai aussi que, plusieurs fois, je le lui avais promis. »
Cela prend parfois l’allure d’un dialogue qui se poursuit en multiples échos. Et Neveux d’insister :
« Chez Gatti, la démultiplication des voix et des regards est constitutive : aucune interprétation n’existe sans être accompagnée d’une autre, qui lui est complémentaire ou contradictoire. »
L’utopie est un champ et un chant de batailles.
Jean-Pierre Thibaudat
vendredi 28 juin 2024 :: Permalien
Publié dans Le Monde des Livres, le 27 juin 2024.
Les notes de la militante socialiste prises durant son tour de la France ouvrière, en 1844, paraissent enfin dans une édition fidèle au manuscrit. Une révélation.
Si vous aimez l’énergie, le sens de la justice, l’esprit de révolte, l’intelligence ironique d’une plume qui sait décrire la médiocrité mais aussi louer le dévouement, ce livre est fait pour vous ! La nouvelle édition du Tour de France de la militante socialiste Flora Tristan (1803-1844), qui paraît sous le titre Autour de la France, est, de page en page, un régal de lecture.
Contrairement aux précédentes éditions, celle-ci repose sur le manuscrit original et non sur le tapuscrit qu’en avait tiré l’historien socialiste Jules Puech (1879-1957) au début du XXe siècle. La façon dont le rôle de Flora Tristan dans le mouvement ouvrier a été injustement oublié après sa mort, le destin du manuscrit, le rôle de Puech dans la redécouverte de l’une et de l’autre font l’objet d’une introduction brève mais éclairante de Michèle Audin, spécialiste du socialisme, qui s’est battue avec chaque page de ces notes griffonnées à la hâte pour proposer un texte fidèle, annoté et doté d’un précieux index des noms propres.
Celui-ci est bien utile étant donné le nombre considérable de rencontres que Flora Tristan a pu faire durant ces quelques mois de 1844. Convaincue que les ouvriers devaient s’unir sans distinction de métiers pour améliorer leur sort et prendre conscience d’eux-mêmes en tant que classe, l’infatigable militante a animé des dizaines de réunions, d’Auxerre à Lyon puis d’Avignon à Toulouse, en remontant ensuite à Bordeaux, où elle meurt épuisée, à 41 ans. Son affaiblissement d’étape en étape à partir du milieu du voyage constitue d’ailleurs involontairement l’un des ressorts dramatiques de l’ouvrage.
Ce que l’on a sous les yeux, ce sont les notes que Flora Tristan couchait le soir afin de préparer un livre qu’elle n’a jamais pu écrire, de même qu’elle n’a pu terminer son voyage. Le propos y gagne une liberté étonnante. L’autrice étrille les bourgeois, mais aussi les ouvriers, souvent jugés stupides, incapables de comprendre la cause qu’elle souhaite leur faire épouser, à l’exception de ceux de Lyon, où les ouvriers de la soie lisent, s’organisent et combattent.
Ses jugements sont définitifs, sur la laideur physique de telle ou telle personne, crayonnée en quelques phrases assassines, celle de certaines villes aussi, liquidées en un mot : Auxerre, par exemple, est un « trou ». Autour de la France est un grand livre féroce, où l’on rigole aux éclats, comme lorsque l’autrice décrit, à la manière d’un Stendhal ou d’un Flaubert, la rhétorique creuse d’un procureur ou les embarras d’un sergent de ville qui ne sait pas très bien s’il doit interdire la réunion qu’elle préside.
Mais ce n’est pas tout. Au récit passionnant d’un voyage au cours duquel Flora Tristan, constamment surveillée, passe d’une ville à l’autre en bateau ou en diligence et loge dans d’inconfortables hôtels s’ajoute bien entendu la description minutieuse de la condition ouvrière au cœur du siècle. L’autrice visite les ateliers et force la porte des patrons pour obtenir des explications. La description qu’elle donne de l’Hôtel-Dieu de Lyon, où s’entassent les malades les plus pauvres, est saisissante, forte d’une lourde colère.
Partout, elle relève des détails significatifs, un regard, une attitude : on est véritablement en présence d’une portraitiste hors pair, qui ne cesse de s’inclure dans le tableau, ce qui n’est pas le moins intéressant. Flora Tristan vante en effet en permanence sa capacité à remplir sa mission, mais cette autosatisfaction un peu naïve a un sens. Il faut imaginer ce que représente en 1844 cette prise de parole publique d’une femme qui vient faire la leçon à des hommes à Avallon, Roanne ou Agen. La description des militaires qui, avachis dans un café de bon matin, à Saint-Étienne, l’observent d’un regard lourd, fait partie, à cet égard, de ces instants que l’autrice sait rendre avec talent. Les républicains et les socialistes de tous poils ne sont pas en reste, tant certains ont du mal à la prendre au sérieux.
Ainsi, le voyage de Flora Tristan agit comme un révélateur, mais il lui donne aussi l’occasion de rentrer en elle-même, comme lorsqu’elle récupère une montre abandonnée dans une chambre d’hôtel et que, écrasée par la culpabilité de ce qui pourrait être un vol, elle cherche à explorer son propre rapport à la propriété. Cette femme qui, au fil de l’écriture, perdit peu à peu la vie nous saisit aux tripes : elle réveillerait des morts.
Pierre Karila-Cohen