Éditions Libertalia
> Blog & revue de presse
mercredi 4 mai 2022 :: Permalien
Publié sur le site Nonfiction, le 14 avril 2022.
Dans cet entretien, Jean Vigreux et Dimitri Manessis reviennent sur leur biographie de l’ouvrier immigré, footballeur en banlieue parisienne, partisan des FTP-MOI, mort en martyr à 20 ans.
Jean Vigreux est professeur d’histoire contemporaine à l’Université de Bourgogne-Franche-Comté et directeur de la Maison des sciences de l’Homme de Dijon. Il est spécialiste du Front Populaire et de la Résistance. Dimitri Manessis, docteur en histoire contemporaine, est chercheur associé au laboratoire LIR3S, de l’Université de Bourgogne Franche-Comté. Ils reviennent tous les deux sur leur biographie Rino Della Negra, footballeur et partisan, publiée par Libertalia.
Nonfiction : Comment expliquer votre intérêt pour ce sujet original, Rino Della Negra pouvant être considéré comme une figure quelque peu oubliée, bien qu’il existe, comme vous le rappelez, une tribune à son nom dans le stade du Red Star ? Bien peu savent en effet, y compris parmi les supporters du Red Star, qu’il fut un partisan du Groupe Manouchian, exécuté pour faits de Résistance. Qu’est-ce qui vous a poussé à vous plonger dans ses archives que vous détaillez dans le livre ?
Dimitri Manessis : Nous avons été amenés vers ce sujet par des acteurs assez inattendus dans le champ des études historiques, à savoir les supporters d’un club de football de banlieue. C’est en réalité grâce à eux et à leur action que nous avons rencontré la figure de Rino Della Negra. Fréquentant depuis 2016-2017 les tribunes du Red Star, je me suis procuré une écharpe sur laquelle était inscrit le nom de Rino Della Negra – écharpe vendue non par le club mais par les supporters eux-mêmes. J’avais déjà entendu parler de cette figure résistante parmi les anciens joueurs, sans en savoir beaucoup plus. Or, alors que je portais cette écharpe lors d’un séminaire à l’Université de Bourgogne, mon directeur de thèse de l’époque, Jean Vigreux, m’interroge sur sa signification. Dès le lendemain, pris d’un vif intérêt pour le sujet, il m’a proposé qu’on se lance dans un travail de recherche… et c’est comme cela que tout a commencé.
Jean Vigreux : Ce n’est pas très bien qu’un directeur de thèse fasse une telle proposition malhonnête à son doctorant qui doit rédiger sa thèse ! Depuis Dimitri l’a très bien terminée, elle est même publiée aux éditions universitaires de Dijon et j’en suis très fier et très heureux ! Elle porte sur les secrétaires généraux du PC au moment du Front populaire, pour la province, complétant la thèse de Bernard Pudal sur le groupe dirigeant du PCF dans les années 1930. Comme Dimitri, j’avais une image très floue de Rino Della Negra au départ. Je ne trouvais pas plus d’informations en me renseignant sur les fusillés du Groupe Manouchian des FTP-MOI, dont je connaissais un peu l’histoire, ni en regardant la notice du Maitron des Fusillés. Mais le détachement italien est le moins connu des groupes qui le constituait, notamment en comparaison avec les Arméniens.
Pour mener cette recherche, nous avons bénéficié d’éléments favorables : l’ouverture des archives de la Seconde Guerre mondiale en 2015, au Service historique de la Défense (SHD) de Vincennes, mais aussi la consultation des archives de la Défense à Caen, ainsi que celles de la Préfecture de Police de Paris, qui sont désormais au Pré-Saint-Gervais, sans oublier les archives nationales (archives des juridictions et de la police judiciaire). Au-delà de ces archives officielles, nous avons également eu accès aux archives familiales et privées, notamment par le biais de la belle-sœur de Rino Della Negra. Cette rencontre entre la grande Histoire et la « petite » nous permet d’avoir une perspective d’histoire sociale « par le bas ». Nous partageons cette vision de la Résistance, non seulement par ses idées et ses valeurs, mais aussi par les parcours individuels de ceux qui l’on faite au quotidien dans la clandestinité, avec tous les dangers encourus.
Ce qui est d’autant plus original dans le parcours de Rino Della Negra est cette triple trajectoire : immigrée, ouvrière et sportive. Est-ce cela qui vous a aussi intéressé dans cette biographie ?
DM : Il est certain que ce sont trois thématiques qui nous ont guidées dès le début. Mais il faut bien comprendre de quel football on parle à cette époque-là. Rino lui-même participe à une grande diversité de clubs dans sa courte carrière d’amateur puisqu’il n’a jamais été professionnel. Il a d’abord joué dans des petits clubs de banlieue puis dans le « sport corpo », en lien avec le monde ouvrier, puis dans le club de la Jeunesse sportive d’Argenteuil qui, lui, est affilié à la FSGT. On retrouve là tous les enjeux du sport travailliste ou ouvrier. Il joue d’ailleurs au football – la grande passion de sa vie – mais il participe aussi à des clubs omnisports en sa qualité d’ouvrier de la métallurgie parisienne, en cette période de Front populaire durant laquelle l’ouvrier métallurgiste devient une figure de proue de la lutte. On perçoit ainsi l’enjeu de la politisation par le sport, son club d’Argenteuil portant, avant qu’il ne le rejoigne, le nom de Jean Jaurès.
Puis, au début des années 1940, la FSGT est progressivement purgée de ses cadres communistes. À cet égard, les sportifs sont des membres à part entière de ces sociétés ouvrières traversées par des enjeux politiques. Bien entendu, les engagements des sportifs d’aujourd’hui, à l’heure du « foot business » et du « star system » n’ont rien de comparable, mais on retrouve parfois, malgré tout, cette dimension politique (à gauche comme à droite, d’ailleurs). Le monde du football, hier ou aujourd’hui, nous dit beaucoup sur les conflits et contradictions politiques et sociales de notre monde.
JV : Cette triple dimension, immigrée, ouvrière et sportive, renvoie à une histoire populaire dans laquelle nous nous inscrivons, comme celle qu’a proposée Michèle Zancarini-Fournel, ou encore celle de Gérard Noiriel, inspiré par Howard Zinn. Nous nous intéressons en particulier aux enjeux de l’immigration économique de l’entre-deux-guerres, le père (briquetier) de Rino Della Negra arrivant du Frioul dans le Pas-de-Calais, là où il faut reconstruire la France, dans sa partie la plus durement touchée par la Première Guerre mondiale. Comme l’a retracé Pierre Milza, cette immigration italienne est autant une immigration économique que politique, marquée par l’antifascisme d’une communauté qui fuit les « chemises noires ».
Puis en 1926, quand Rino a 3 ans, la famille se retrouve à Argenteuil, où il existe déjà une immigration italienne importante qui va accueillir les réfugiés antifascistes, en particulier dans le quartier Mazagran, dans une forme de sociabilité ouverte à d’autres communautés populaires et ouvrières locales, notamment au sein des cafés. Les « maisons du peuple » (pour reprendre l’expression de Balzac) permettent un processus de politisation par la discussion et les loisirs. Nous avons été surpris à cet égard par le fait que, sur les photos qui montrent ces jeunes jouant aux boules, Rino Della Negra fait plus vieux que son âge, avec déjà une conscience ouvrière très forte, lui qui travaillait à l’usine depuis qu’il avait 14 ans. Cette « banlieue rouge », ouvrière et populaire, largement exclue de l’enseignement secondaire et supérieur sous la IIIe République, était marquée par une identité politique très forte, Argenteuil faisant partie des municipalités gagnées par le PC en 1935, dont Gabriel Péri avait été élu député dès 1932. Les copains de Rino Della Negra, plus âgés que lui, partirent ensuite combattre dans les Brigades internationales.
Au-delà de ces aspects politiques et sociaux, l’ouvrage laisse apparaître une dimension héroïque dans le parcours de Rino Della Negra, tout à fait admirable de courage dans son entrée dans la clandestinité, puis dans la lutte armée, jusqu’à son arrestation et son exécution. Dans votre dernier chapitre, vous revenez sur la mémoire du résistant comme du groupe des FTP-MOI et en particulier du groupe Manouchian. Est-ce que c’est aussi pour faire revivre cette mémoire de l’Affiche rouge, qui a été portée à l’écran et qui est connue dans son ensemble mais peu sur le plan des parcours individuels, et pour la faire mieux connaître d’un public plus large, que vous avez écrit cet ouvrage ?
DM : L’engagement est visible à travers le travail et la rigueur que nous nous sommes imposés pour réaliser ce livre. Ensuite, les conclusions que certains voudraient en tirer leur appartiennent, mais il est sûr que le simple fait de s’inscrire dans une histoire sociale et populaire du politique peut être apparenté à nos yeux à une forme d’engagement. Au-delà des aspects de mémoire, nous avons voulu faire de l’histoire — les relations entre l’histoire et la mémoire étant bien entendu très complexes. Il se trouve que c’est par le prisme de la mémoire revivifiée par l’engagement politique des supporters du Red Star que nous avons pu nous saisir ce cet objet en tant qu’historiens. Évidemment, les thématiques abordées dans l’ouvrage – l’immigration, la place des étrangers dans la Résistance, la lutte contre l’occupant et la collaboration – sont, qu’on le veuille ou non, des sujets qui sont réapparus sur le devant de la scène médiatique au moment où le livre était publié. Cela n’avait rien de prémédité de notre part mais nous avons estimé que si ce travail historique pouvait servir à éclairer un certain nombre d’enjeux et de débats actuels, nous n’allions pas nous en plaindre.
À titre d’anecdote, j’étais il y a quelques jours invité par la ville de Tremblay, où le club de football a présenté la vie de Rino Della Negra dans une salle remplie de jeunes d’une quinzaine d’années, tous joueurs ou joueuses du club. En tant qu’historien, j’étais ravi puisque notre démarche trouvait tout son sens : évoquer face à un public de jeunes footballeurs de banlieue le parcours exemplaire d’un jeune footballeur de banlieue pendant la Résistance a permis à mon propos de trouver une certaine puissance. On pouvait constater chez ces jeunes une forme d’identification à Rino Della Negra, dans un contexte évidemment bien différent du sien. Faire de l’histoire populaire, c’est aussi savoir s’adresser à un public populaire, à travers des livres à un prix accessible, illustrés et agréables à lire et à regarder (à travers le cahier iconographique final issu des archives).
JV : C’est une histoire scientifique engagée, fondée sur l’administration de la preuve. Tout ce que nous avons avancé a été recroisé par des sources car nous ne voulions pas d’un récit hagiographique. Bien entendu, on peut sentir notre empathie, je dirais même notre sympathie, pour le sujet – j’ai à chaque fois une émotion très forte lorsque je relis les deux dernières lettres de Rino Della Negra qui, à 20 ans, s’est sacrifié pour la Résistance. Oui c’est une histoire engagée face à la conception du roman national, portée en particulier par l’extrême droite française qui falsifie l’histoire.
Mais nous avons voulu garder une scientificité dans notre démarche. Nous avons dû d’ailleurs bien chercher pour reconstituer tout le parcours de Rino Della Negra car nous n’arrivions pas à comprendre certains aspects de sa vie : il était joueur au Red Star sous sa véritable identité de septembre à novembre 1943, et en même temps, il était clandestin et engagé dans la lutte armée. Pour moi qui travaille depuis de nombreuses années sur la Résistance, c’était impensable car les Résistants avaient l’habitude de tout cloisonner. Or, non seulement il n’a pas cloisonné, mais en plus il n’était pas connu des services de police : il n’a été repéré que le 12 novembre 1943, au moment où il a été arrêté. Sa fiche de police est éloquente sur ce point : on ne lui connaît que cette action. Toutes ses activités du printemps à l’automne 1943 n’étaient pas connues. Le culot ou l’insouciance payent peut-être plus dans certaines circonstances. Cette double vie de footballeur et de partisan nous a interrogé comme historiens. Mais nous l’avons recroisé par les sources. C’est notre conception d’une histoire de la Résistance, à la fois engagée et scientifique.
Damien Augias
mercredi 4 mai 2022 :: Permalien
Publié sur le blog des Clionautes, le 14 avril 2022.
Dimitri Manessis et Jean Vigreux ont été conduits à s’intéresser à la vie et à l’engagement résistant d’un jeune footballeur français d’origine italienne au talent exceptionnel, Rino Della Negra.
Dimitri Manessis est docteur en histoire contemporaine, chercheur associé au laboratoire LIR3S, de l’Université de Bourgogne Franche-Comté. Sa thèse, Les secrétaires régionaux du Parti communiste français (1934-1939), Du tournant antifasciste à l’interdiction du Parti, vient d’être publiée aux Éditions universitaires de Dijon avec une préface de Jean Vigreux sous la direction duquel la thèse a été réalisée.
Professeur d’histoire contemporaine à l’université de Bourgogne, Jean Vigreux est un historien du mouvement social, du Parti communiste et de la Résistance. Sa thèse sur Waldeck Rochet (Waldeck Rochet, du militant paysan au dirigeant ouvrier, sous la direction de Serge Berstein, puis son étude sur le communisme rural intitulée « La Faucille après le marteau » l’ont conduit à travailler sur l’histoire du communisme rural et sur la politisation des campagnes. Succédant à Serge Wolikow, il est actuellement directeur de la Maison des Sciences de l’Homme (MSH) de Dijon. Il est l’auteur d’une récente histoire du Front populaire, historiographiquement novatrice, publiée sous le titre L’échappée belle. Il est l’auteur du volume Croissance et contestations 1958-1981 dans l’Histoire de la France contemporaine au Seuil, le coauteur d’une Histoire du Parti communiste et l’auteur d’une Histoire du Congrès de Tours. Il est aussi un spécialiste de l’histoire de la Résistance, particulièrement dans la Nièvre et dans le Morvan : il a rédigé une solide préface historiographique qui ouvre la réédition de la thèse de Jean-Claude Martinet, Histoire de l’Occupation et de la Résistance dans la Nièvre. Il est le fils de l’historien Marcel Vigreux, cofondateur avec l’historien Jean-René Suratteau de l’Association pour la Recherche sur l’Occupation et la Résistance en Morvan (ARORM), puis du musée de la Résistance de Saint-Brisson. Après en avoir été le président, il est le conseiller historique de l’association « Morvan, Terre de Résistances – ARORM », qui réunit depuis 2014, le musée de la Résistance en Morvan installé dans la Maison du Parc naturel régional du Morvan à Saint-Brisson, les Chemins de mémoire aménagés dans le massif et le mémorial de Dun-les-Places, inauguré par le président de la République en juin 2016.
Une étude documentée, croisant divers champs historiographiques, rigoureuse et attachante.
Historiens de la gauche et du mouvement social, sans doute amateurs de football, Dimitri Manessis et Jean Vigreux ont été conduits à s’intéresser à la vie et à l’engagement résistant d’un jeune footballeur français d’origine italienne au talent exceptionnel, Rino Della Negra, exécuté avec les autres membres du Groupe Manouchian au Mont Valérien, le 21 février 1944, après plusieurs mois d’intense activité résistante armée au sein des FTP-MOI. Ils y consacrent un livre très documenté, installé au croisement de plusieurs champs historiographiques, rigoureux et attachant.
Étude documentée par une recherche dans de nombreux dépôts d’archives, municipaux, départementaux et nationaux : Archives nationales, Service historique de la Défense (Vincennes), archives de l’Office national des anciens combattants et victimes de guerre (ONACVG, Caen), archives de la préfecture de Paris, archives de l’Assistance publique-Hôpitaux de Paris. À cette documentation s’ajoutent des archives privées très riches et les comptes rendus de nombreux entretiens. Les pages consacrées à la sitographie et à la bibliographie thématique confirment l’ampleur de la recherche.
Étude touchant à plusieurs champs historiographiques : l’histoire de la Résistance et de sa répression, particulièrement celle des FTP et du groupe Manouchian ; l’histoire politique et sociale ; l’histoire des migrations et de l’émigration antifasciste italienne en particulier ; l’histoire du sport et du football ; l’histoire de la mémoire, en particulier celle de l’Affiche rouge.
Étude rigoureuse, structurée en quatre parties, « Jeunesse et éclosion d’un jeune footballeur », « Réfractaire, clandestin et lutte armée », « De l’arrestation à l’exécution, le procès de l’Affiche rouge », « Mémoires », déclinées chacune en paragraphes explicites dotés de notes infrapaginales et complétées par un carnet photo, une solide bibliographie et un index.
Étude attachante enfin, parce que les auteurs savent nous faire partager la profonde empathie qu’ils ont pour ce jeune homme dont on sent qu’il est bien plus pour eux qu’un objet d’étude, footballeur doué au seuil d’une grande carrière, heureux de vivre et amoureux de la vie, et qu’ils ont au-delà pour la classe ouvrière de la banlieue rouge au temps du Front populaire. Attachante aussi pour le message très actuel qu’elle porte sur l’accueil, l’intégration, le vivre-ensemble et le progrès social.
Jeunesse et éclosion d’un footballeur
Rino Della Negra est né à Vimy (Pas-de-Calais) en 1923. Ses parents, originaires du Frioul, sont arrivés en France lorsque le fascisme s’installait en Italie et font partie des 6 500 Italiens installés dans le Pas-de-Calais en 1926. Son père travaille à la briqueterie qui participe alors à la reconstruction des territoires dévastés par la Grande guerre. Quand le travail vient à manquer, en 1926, la famille s’installe à Argenteuil où les Italiens sont nombreux. Bon élève, Rino obtient son certificat d’étude et partage les loisirs de son époque avec ses copains, au premier rang desquels, le football. « Cette petite Italie au cœur d’Argenteuil n’est pas seulement un îlot de solidarité et de fraternité, c’est aussi un cadre de politisation, un lieu de combat social et antifasciste […]. Le Parti communiste français, qui mène un intense travail politique au sein des milieux ouvriers issus de l’immigration, trouve ici un terreau favorable à ses discours et à son action. » Le maire élu en 1935 soutient le Front populaire ; « Argenteuil est un laboratoire municipal du Front populaire où l’éducation, les loisirs et le sport deviennent des vecteurs de socialisation des habitants ». L’enfance de Rino Della Negra se déroule dans un milieu marqué par l’antifascisme et l’attrait pour le sport. Il devient ouvrier à 14 ans, est confronté aux grèves, aux licenciements, au départ de ses amis pour les Brigades internationales. En 1938, Rino obtient la naturalisation française. De 1940 à 1942, il est ouvrier et vit dans le milieu italien d’Argenteuil.
« Le football est au cœur de sa vie, sa passion, non seulement pour le jeu mais aussi pour l’esprit d’équipe et de camaraderie. » Il joue dans un club affilié à la FSGT (Fédération sportive et gymnique du travail), créée en 1934 dans l’élan unitaire du Front populaire, avec un objectif d’éducation citoyenne, démocratique et laïque. Rino est un grand sportif qui fait aussi de l’athlétisme, spécialement mais pas seulement de la course de vitesse. Dans la mesure où il court le 100 mètres en onze secondes, c’est un ailier droit d’exception. Sous le régime de Vichy, le club change de nom, adopte les principes de la Révolution nationale, se plie à la nouvelle organisation du sport, mais Rino continue à jouer au foot ! Au début de la saison 1943-1944, c’est la consécration : Rino est recruté par le Red Star Olympique de Saint-Ouen, vainqueur de la Coupe de France 1942. Réfractaire au Service du travail obligatoire dès janvier 1943, clandestin puis résistant, muni de faux papiers, il continue à s’entraîner et à jouer… sous son vrai nom dans deux clubs différents, sans jamais être repéré !
L’engagement dans la résistance communiste armée
Rino Della Negra refuse d’obéir à sa convocation pour le Service du travail obligatoire et entre dans la clandestinité en février 1943. Caché chez des amis arméniens, il entre en contact avec les FTP (Francs-tireurs et Partisans, bras armé du Front national, organisation de résistance fondée par le Parti communiste) et avec la MOI (Main-d’œuvre immigrée, organisation de résistance communiste au sein des travailleurs étrangers). Il ne veut ni couper les liens avec sa famille (qui cependant ignore son activité résistante), ni cesser la pratique du football, ce qui le conduit à ne pas respecter les consignes de sécurité les plus fondamentales. Entre février et mai-juin 1943, il fait partie des FTP d’Argenteuil avec lesquels il participe à plusieurs actions. Les FTP d’Argenteuil sont en effet un groupe actif qui a mené plus de 25 actions entre 1941 et 1944. Il distribue des tracts, récupère des armes et effectue des sabotages. Il participe à trois attaques, contre des gendarmes allemands, contre un groupe d’Allemands et contre un cercle de l’armée allemande. Il est ensuite recruté au sein du 3e détachement italien de la FTP-MOI. Sous le contrôle de Missak Manouchian, ses principales actions eurent lieu en juin 1943 : attentat contre le général Von Abt, le 4 juin ; attaque du siège central du Parti fasciste italien, le 10 juin ; attaque de la caserne Guynemer à Rueil, le 23 juin. Le mode opératoire est toujours le même : les membres du groupe utilisent des pistolets automatiques puis s’enfuient sur des bicyclettes volées quelques jours auparavant, sous la protection de guetteurs à bicyclette. Deux attaques nécessitent l’usage d’engins explosifs et de grenades. En septembre 1943, il participe encore à plusieurs actions. Il est désormais un élément moteur du 3e détachement italien de la FTP-MOI.
Sa dernière action eut lieu le 12 novembre 1943. Ils sont sept sur les 12 membres du 3e détachement à participer à une attaque contre un convoyeur de fonds allemand. Rino Della Nigra et Robert Witchitz forment le groupe d’attaque qui fait feu et les autres assurent leur protection. Un convoyeur est tué, l’autre s’enfuit ; une fusillade éclate, Rino est blessé. Repéré quelques heures plus tard, il est à nouveau blessé et arrêté. Conduit à la Salpêtrière, il est ensuite emprisonné au Cherche-Midi, puis à Fresnes. Les autres membres du commando et du 3e détachement sont appréhendés le jour même à leurs domiciles par des policiers des Brigades spéciales.
Interrogés, torturés, les résistants sont tombés dans les filets de la BS2 (Brigades spéciale « antiterroriste » n° 2, commandée par le commissaire Hénoque) qui les avait infiltrés et avait connaissance de l’attentat à venir. Depuis le mois d’octobre, tout le groupe était surveillé par ces redoutables policiers aux méthodes terriblement efficaces. Le 16 novembre 1943, Missak Manouchian et Joseph Epstein sont arrêtés. Ce sont 21 combattants qui tombent à l’automne 1943, 68 durant l’année 1943.
Le procès de l’Affiche rouge et l’exécution des 23 membres du groupe Manouchian
À partir de ce moment, l’enquête sur Rino Della Negra se confond avec une analyse du procès des membres du groupe, bien connue mais ici enrichie par un recul historiographique. Rino est interrogé sur son lit d’hôpital à La Salpêtrière. Ce séjour explique sans doute que sa photo ne figure pas sur l’Affiche rouge car les résistants du groupe sont photographiés entre le 15 et le 22 novembre.
24 résistants du groupe sont traduits devant la cour martiale allemande, les autres sont déportés. Des archives accessibles depuis peu au SHD de Vincennes permettent de préciser que le procès s’est déroulé du 15 au 18 février 1944, à huis clos, dans une salle de l’hôtel Continental. C’est un « procès spectacle », plus expéditif qu’on ne l’a cru pendant longtemps, orchestré par une propagande massive. Les 24 accusés sont condamnés sans possibilité de faire appel. La presse collaborationniste reprend servilement et intégralement une note de propagande fournie par l’Office français d’information du gouvernement de Vichy. « Il s’agit de discréditer les menées “terroristes” et de louer les opérations de maintien de l’ordre orchestrées conjointement par l’occupant et les troupes françaises sous la direction de Joseph Darnand. »
Avant d’être fusillé, Rino, comme ses camarades, envoie deux lettres à sa famille, l’une à son frère, l’autre à ses parents. Les auteurs ont retrouvé dans les archives familiales l’original de ce courrier qui « offre un souffle impressionnant d’amour et de joie de vivre, alors qu’il sait que sa vie se termine, n’ayant même pas 20 ans ». L’analyse de ces lettres permet aux auteurs de « retisser le fil des relations d’un jeune homme. Le réseau essentiel et primordial de sa famille, puis celui, indéfectible, de ses amis, mais aussi les liens d’un jeune espoir du football qui venait de signer au prestigieux club du Red Star. » Il est fusillé avec ses camarades le 21 février 1944.
En 2009, Serge Klarsfeld a retrouvé les photographies de cette exécution du groupe Manouchian. Elles ont été prises clandestinement pas un jeune sous-officier de la Feldgendarmerie. Ce sont les seules photographies connues des exécutions au Mont-Valérien.
Olga Bancic, la seule femme du groupe, fut déportée et guillotinée en Allemagne. Après leur exécution au Mont-Valérien, les corps furent acheminés au cimetière d’Ivry-sur-Seine où ils furent enterrés sans cercueil, anonymement, avec interdiction aux familles d’y déposer des fleurs et de venir s’y recueillir. Les parents de Rino reçurent les habits de leur fils exécuté ; la veste était trouée de balles et tachée de sang.
L’affiche éditée par le Centre d’études antibolcheviques, financé par la Propaganda Abteilung, passée à la postérité sous le nom de « l’Affiche rouge », visait à détacher l’opinion publique de la Résistance et à instiller la peur. Reprenant tous les codes de la propagande nazie, elle est publiée à 15 000 exemplaires auxquels s’ajoutent de nombreux tracts et brochures. Tous les arguments xénophobes, antisémites et anticommunistes sont utilisés par la propagande allemande pour discréditer la Résistance aux yeux de l’opinion. Elle n’y parviendra pas.
Mémoires
Dans la dernière partie, les auteurs montrent que « le souvenir de Rino Della Negra se fond en grande partie dans le processus mémoriel des FTP-MOI et plus largement du PCF, sans oublier celui de son dernier club de football, le Red Star de Saint-Ouen, mais aussi du monde politique de la région Ile de France ».
Dès 1945, la mémoire des résistants du groupe Manouchian est honorée au cimetière d’Ivry, où la municipalité communiste organise une grande cérémonie le 25 février, qui « participe à enrichir la mémoire rouge de la ville d’Ivry ». Les parents de Rino font rapatrier la sépulture de leur fils au cimetière d’Argenteuil, dès la fin de 1944. Il est inhumé au sein du carré des « morts pour la France ». Respectant les vœux de Rino dans sa dernière lettre, ses proches organisent un grand repas. Ses parents entreprennent les laborieuses démarches visant à faire reconnaître les droits posthumes de leur fils, et à lui faire attribuer diverses décorations.
« Les commémorations au sein de la galaxie communiste prennent aussi une dimension sportive. En hommage à Rino Della Negra, dès le mois de septembre 1944, la FSGT reconstituée met en place un tournoi de football baptisé du nom du jeune martyr. » Le club olympique municipal d’Argenteuil organise lui aussi une « coupe Della Negra ». La mémoire du groupe Manouchian est entretenue par le Parti communiste qui commande en 1955, un poème à Louis Aragon. Ce sera l’Affiche rouge, qui devint en 1961, l’un des plus grands succès de Léo Ferré.
En 1985, le film Des terroristes à la retraite, s’en prend au PCF accusé d’avoir trahi le groupe Manouchian ; il est aujourd’hui « avéré que ces accusations sont fausses ». Élu sénateur des Hauts-de-Seine en 1995, Robert Badinter « a su faire réinscrire le Mont-Valérien comme un lieu de mémoire national ». Imaginée par Pascal Convert, une énorme cloche de bronze est construite et inaugurée en 2003, sur laquelle sont gravés les 1 008 noms de tous les résistants fusillés en cet endroit. Parmi eux, celui de Rino Della Negra et de ses camarades.
Les auteurs montrent que la mémoire de Rino Della Negra repose sur des lieux, des dates précises et différents acteurs, elle est « territorialisée ». Des plaques ou stèles commémoratives sont inaugurées, des commémorations sont organisées à Vimy, sa ville natale ; à Argenteuil où il vécut et où sa mémoire subit les aléas des changements de majorité municipale ; à Saint-Ouen où sa mémoire repose sur le club de football. Dans cette ville les supporteurs s’organisent pour obtenir la reconnaissance de Rino Della Negra comme partie intégrante de l’histoire du club, en particulier en faisant donner son nom à une tribune du stade, ce qui est presque fait aujourd’hui. C’est ici que la mémoire de Rino est la plus vive, au sein de ce club populaire, lié à l’histoire de la banlieue rouge.
Pour « penser la France plurielle » avec nos élèves
Intenses sont les résonances actuelles du destin de ce jeune Français dont les parents immigrèrent en France et participèrent à sa reconstruction, qui s’engagea et mourut au nom d’un idéal de liberté. Des étrangers ou immigrés sont morts pour la France, « nation qui les a accueillis et qui représentait un horizon universaliste et émancipateur pour de nombreux réfugiés fuyant les pogroms, le racisme ou les persécutions politiques ». L’itinéraire de Rino Della Negra s’inscrit « dans la longue histoire des enfants d’immigrés, celle des classes populaires et des banlieues », et « invite à penser la France plurielle ». On voit tout l’intérêt que cet ouvrage peut avoir pour les professeurs d’histoire que nous sommes, et combien il pourrait intéresser des élèves dont par ailleurs beaucoup ne sont pas insensibles au football. Pour un prix modique, au format de poche, existant en format numérique, les Centres de documentation de nos établissements ne devraient pas manquer d’en faire l’acquisition.
Joël Drogland
mardi 3 mai 2022 :: Permalien
Publié dans Télérama, le 13 octobre 2017.
Un groupe de handicapés vengeurs au service de la lutte pour l’accessibilité ? Une réalité dans les années 1970, remise au goût du jour dans un roman aussi offensif que tendre signé Cara Zina. Qui sait de quoi elle parle.
Écouter Cara Zina lors d’une des présentations de son second roman, Handi-Gang n’est pas une perte de temps. Qu’elle en lise avec malice quelques pages, ou qu’elle explique dans un langage direct et concret ce que signifie être handicapé en France, elle sait accrocher l’attention sur un sujet que beaucoup voient de très loin.
Le point de départ du roman, c’est une expérience personnelle vécue par Cara Zina et son fils handicapé : « Je l’avais emmené dans une colonie de vacances censée être pensée différemment. Mais aucune activité physique n’avait été prévue pour lui et il n’avait pu participer qu’à un atelier de braille. De là, j’avais imaginé une histoire autour d’un super-héros en fauteuil roulant, connaissant le langage des signes, le braille et d’autres savoirs propres aux handicapés. Mais finalement, je trouvais ça peu crédible et je suis partie sur l’idée d’une équipe très diversifiée ».
Le roman raconte l’histoire de Sam, un adolescent en fauteuil roulant, que le manque d’accessibilité à sa ville révolte au point de fédérer d’autres infirmes, sourds, autistes… Ensemble, ils passent à l’action sous le nom de Handi-Gang, en s’attaquant vengeurs à des lieux non accessibles, que ce soit une école ou une salle de concerts.
« J’ai une certaine nostalgie de ma jeunesse, durant laquelle on pensait encore à changer le monde, faire converger les luttes, ce qui ne préoccupe pas tellement les jeunes d’aujourd’hui. Le livre est presque anachronique », assume Cara Zina, amie proche de Virginie Despentes.
Sa fiction s’appuie de fait sur une certaine réalité. Dans les années 1970, un Comité de luttes des handicapés a vu le jour. Parmi ses faits d’armes, la destruction de marches d’escalier empêchant des étudiants en fauteuil d’accéder à la cafétéria d’une université ; ou encore l’occupation d’un centre qui exploitait des infirmes au travail. Certains combats sont toujours d’actualité, comme le confirme Cara Zina : « L’Association des paralysés de France a accepté que les travailleurs handicapés soient engagés par des entreprises de sous-traitance qui les rémunèrent encore moins que le sont les détenus pour leur travail en prison. »
Au fil des années, le Comité de lutte des handicapés hésite sur sa stratégie, tiraillé entre la tentation d’actions plus violentes et l’acceptation d’un combat légal, relayé au sein de partis politiques de gauche. Idem pour l’Handi-Gang, qui se questionne vite sur la légitimité de la violence et ses limites. « À chaque fois que des gens luttent ensemble, ils le font dans une démarche universelle mais chaque individu est toujours influencé par sa propre histoire personnelle », commente l’auteure. « Un passé douloureux peut alimenter une rancœur qui va guider certains choix politiques. »
Handi-Gang c’est aussi l’histoire de Djenna, mère célibataire, attachante et drôle, elle aussi enivrée par un parfum de révolte face à ce que vit son fils. Leurs deux points de vue s’expriment au fil des chapitres. Une certaine gravité plane sur ceux mettant en scène Sam et son équipe, tandis que ceux dédiés à Djenna, ses copines et ses amours contrariés s’avèrent colorés, tendres et émouvants.
« Je voulais toucher les gens peu concernés par l’histoire d’une mère célibataire de 50 ans, décalée, parfois inconsciente, perdue et essayant de trouver sa place. Dans mon premier roman (Heureux les simples d’esprit, journal intime d’une Bridget Jones punk, délurée et révoltée, découvrant l’âge adulte – NDLA), j’avais délibérément usé de l’humour pour faire passer des événements graves. Si celui-ci peut être drôle, ça a été presque inconscient. C’est sans doute ma propre manière de voir et de faire les choses. » Un humour présent également dans le récit des problèmes quotidiens des handicapés.
Zina donne vie à des adolescents aspirants à l’autonomie, l’émancipation et prenant en mains leur vie. « Contrairement à ce que disent les membres du Handi-Gang dans le livre, les pouvoirs publics prennent des mesures. Mais les lois pour l’accessibilité ne sont pas forcément respectées parce que les mentalités ne suivent pas ». Et de citer un cinéma UGC supprimant ses séances sous-titrées pour les sourds, sous le poids des plaintes de nombreux clients, ou des professeurs décrivant les parents d’élèves handicapés comme « chiants et jamais contents ».
« Il y a une tendance à considérer normal que les handicapés et leurs familles n’aient pas accès à autant de choses que les autres. En milieu scolaire, si les parents n’insistent pas, ils n’arrivent pas à scolariser leurs enfants. Beaucoup d’établissements considèrent qu’ils sont déjà bien gentils de les accepter et qu’ils ne vont quand même pas les prendre toute la journée. » De même, la récente décision du gouvernement de supprimer les emplois aidés a des répercussions directes sur l’accès des élèves handicapés à l’école puisque les auxiliaires de vie scolaire, qui les accompagnent durant leurs journées, sont majoritairement des emplois aidés.
En attendant une véritable prise de conscience et des moyens conséquents, la France ne semble pas la moins bien placée. « Elle reste cependant derrière les pays anglo-saxons », nuance Cara Zina. « Ici, les musées sont gratuits pour les handicapés mais une grande partie des espaces ne leur est pas accessibles. Aux États-Unis, ils le sont et les handicapés paient le même prix que les autres… une démarche qui les aide sans doute davantage à se considérer comme des citoyens à part entière. »
Propos recueillis par Philippe Roizès
mercredi 20 avril 2022 :: Permalien
Publié sur le site ActuSF, 15 décembre 2021.
Sacrifié du second confinement, Briseurs de grève est une fiction qui n’aurait pas dû passer sous le silence des critiques : c’est un témoignage historique édifiant des mouvements ouvriers, sociaux et syndicaux des USA de 1877 à 1914, histoire difficilement accessible par d’autres biais qu’une littérature scientifique de niche.
On y suit un briseur de grève, un espion infiltré du capitalisme pour dénoncer les activistes, les faire virer ou pendre.
L’écriture est palpitante et l’imaginaire de la révolte vogue au rythme des grèves et émeutes. Actions et suspense garantis.
mercredi 20 avril 2022 :: Permalien
Note de lecture publiée sur le site Charybde 27 le 20 juillet 2021.
Racontée d’un grand souffle au ras du terrain, dans le regard d’un idiot utile, la mise au pas méthodique du mouvement ouvrier américain entre 1880 et 1920, par la violence, la corruption et la complicité étatique à travers ce qui deviendra le FBI. Une épopée sordide et vitale.
Robert William Coates restait à l’écart, un peu hébété, en tenant le mousqueton Enfield 1861 par le canon. Qui sait s’il allait devoir l’utiliser. Il espérait que non : il craignait qu’il lui explosât entre les mains. L’armement distribué par le Comité de salut public était loin d’être ce qu’il y avait de meilleur. Les fusils de chasse et les revolvers d’avant la première guerre civile foisonnaient. Les patrons se montraient avares, même quand il s’agissait de se défendre. Ceux qui possédaient des armes plus modernes ne faisaient guère preuve de bonne volonté non plus. Quelques minutes plus tôt, un des rebelles avait galopé vers les nids de mitrailleuses Gatling en tirant comme un fou. On aurait dit un petit cow-boy à la peau très foncée, sans doute un Mexicain. Derrière lui se tenait une fille aux cheveux courts. Pris de surprise, les soldats du 23e régiment d’infanterie n’avaient pas réagi avec la rapidité nécessaire. Le fugitif à cheval avait sauté par-dessus leurs sacs de sable et avait disparu dans un nuage de poussière. Heureusement, les autres insurgés ne semblaient pas aussi courageux. Ils se pressaient devant le Schuler’s Hall, sans montrer la moindre intention de réagir. De l’édifice, sous un grand drapeau américain et un grand drapeau rouge, pendaient les banderoles de ce que l’on avait appelé « la Commune de Saint-Louis ». L’une d’elles, du Workingmen’s Party of the United States, tendue entre deux colonnes de l’immeuble à trois étages, annonçait la prise du pouvoir de la classe ouvrière et des journaliers. « La Commune », c’est ce qu’écrivaient les journaux locaux furieux, en mémoire de ce qui s’était déroulé en France en 1871.
En cette fin de printemps et ce début d’été 1877, d’autres Communes avaient vu le jour à Chicago, New York, dans de nombreuses localités. Sous la pression d’une grève générale des cheminots, les travailleurs, toutes catégories confondues, avaient décidé de s’emparer du commandement de leurs lieux de souffrance. Ils réclamaient la journée de travail de huit heures.
« On meurt de chaud, dit Coates à un milicien à côté de lui qui transpirait aussi beaucoup. Quand vont-ils se décider à déclencher l’attaque ?
— Garde ton calme, gamin », répondit son interlocuteur, un homme massif et moustachu. Il portait pardessus et chapeau melon, comme une bonne partie de ceux qui n’étaient pas en uniforme. « Où t’ont-ils recruté ? Dans un jardin d’enfants ? »
Profondément vexé par cette allusion à son jeune âge, Coates ne répondit pas. Il est vrai qu’il n’avait que quatorze ans, mais si on lui avait donné un fusil, ça voulait bien dire qu’on avait besoin de lui. D’ailleurs, sur les trains de la compagnie du général James Harrison Wilson, où il avait d’abord été homme à tout faire, puis apprenti freineur et enfin mécanicien, il avait trimé bien plus que le bourgeois qui le traitait en ce moment de gamin. Le même Wilson l’avait remarqué et engagé dans les bureaux de la compagnie St Louis and Southeastern Railroad, pour le service courrier. Jusqu’à l’avant-veille où il lui avait mis entre les mains un Enfield vieillot, mais qui fonctionnait encore.
« Je compte sur toi, lui avait-il dit. Au St Louis Gun Club ils t’enseigneront comment utiliser cette arme contre les pires canailles de la ville. Avec un peu d’intelligence, tu apprendras tout de suite. Fais-en un bon usage au moment venu.
Ces paroles, prononcées par un héros de la guerre civile, promu général par Sherman en personne, avaient flatté Coates au point de le faire rougir. Maintenant il était prêt à tout – y compris à supporter la chaleur et les taquineries des collègues plus âgés – pour revoir un sourire sur le visage bienveillant de Wilson, le magnat le plus généreux et le plus paternel d’Amérique.
Publié en 2003, « Anthracite » racontait notamment comment, du mythe commode de la Frontière américaine, émergeaient entre 1870 et 1877 les premiers grands barons-voleurs, pères fondateurs du débridé et dominateur capitalisme américain, avec leurs hordes dédiées de pistoleros, bientôt encadrées au sein d’agences de détectives ayant pignon sur rue. Fermant le mini-cycle du « Métal hurlant », inscrit de plain-pied dans le fantastique biscornu, à travers le personnage du tueur à gages et à objectifs personnels Pantera, versé dans les arts magiques du vaudou mexicain, il se rattachait pleinement à la veine hybride entre genres littéraires qu’affectionne tout particulièrement le créateur de la vaste et brûlante saga « Nicolas Eymerich, inquisiteur ».
Publié en 2004, « Nous ne sommes rien, soyons tout ! » enjambait cinquante ans des histoires parallèles du capitalisme financiaro-industriel et du mouvement ouvrier américains, pour nous proposer de plonger dans les longs soubresauts d’agonie, entre 1919 et 1960, d’un syndicalisme de combat, gangrené au fil du temps par les abandons et les fatigues, par la suprême adaptabilité de l’adversaire nanti et avide, et peut-être surtout par les tactiques véritablement guerrières déployées par le patronat avec la complicité des pouvoirs publics, en matière d’infiltration, de corruption et de promotion de syndicats « jaunes » favorables avant tout aux intérêts des propriétaires, soubresauts matérialisés par un cheminement aux côtés de l’abject personnage créé pour l’occasion, le fort pourri Eduardo Lombardo.
Publié en 2012, longtemps retardé par le cancer qui occupa fâcheusement Valerio Evangelisti en 2009 et 2010, enfin traduit en français en novembre 2020, par Paola de Luca et Gisèle Toulouzan chez Libertalia, « Briseurs de grève », pièce maîtresse de ce grand dispositif historique, avec ses 500 pages et ses abondantes notes bibliographiques, comble avec détermination le vaste espace qui séparait 1877 de 1919, en nous offrant de cheminer quarante ans aux côtés de Robert William Coates, ouvrier pauvre, malsain et réactionnaire, devenu, très jeune, infiltrateur professionnel, rémunéré par le patronat et par ses agences de détectives (jusqu’à ce que certaines d’entre elles donnent naissance au très officiel FBI), et dont la vie décharnée, sordide et alcoolisée constitue le fil rouge de ce récit d’une lutte sans merci, conduite avec patience et ressources financières, contre les tentatives des ouvriers et des démunis pour obtenir davantage que le mépris et les miettes des possédants, et tout particulièrement contre l’IWW (le grand syndicat unitaire, la « One Big Union » du titre original italien de l’ouvrage).
« Bob, tu vas devoir redevenir cheminot. J’espère que ça ne te dérange pas. — Oh non, monsieur Furlong, répondit Robert Coates, un peu surpris. Je pense que M. Wilson me reprendra volontiers. »
C’était le 5 février 1884, une journée très froide dans tout le Missouri. Il y avait encore des traces de neige sale aux bords des trottoirs couverts de flaques. Depuis un an, Robert William Coates travaillait à temps plein pour la Furlong Detective Agency – dont le siège central était à Saint-Louis –, après un très long apprentissage, en accord avec son vieux patron, James Harrison Wilson. Celui-ci l’avait utilisé comme homme à tout faire dans la compagnie de chemins de fer dont il était propriétaire, lui laissant du temps libre pour qu’il apprenne l’art de l’investigation auprès de Furlong, son ancien frère d’armes dans l’armée nordiste. Enfin, à l’âge de vingt ans, Bob avait définitivement quitté la St Louis and Southeastern Railroad pour devenir détective.
Furlong esquissa un sourire.
« Il ne s’agit pas du bon Wilson, mais de quelqu’un de plus important. Jay Gould en personne. Tu as dû en entendre parler. »
Bob tressaillit. Nul n’ignorait qui était Jason Gould, dit « Jay ». Le patron du réseau ferroviaire le plus étendu du Midwest, y compris l’Union Pacific et la Missouri Pacific Railroad. Un maître des communications grâce au système télégraphique de la Western Union. Souvent accusé d’escroqueries et de spéculations, il avait même été arrêté au Canada et avait causé un incident diplomatique avec les États-Unis. Résolument soutenu par l’ex-président Ulysses Grant et défini par le leader socialiste européen comme une « pieuvre », c’était en somme un grand homme.
Comme ses amis du collectif Wu Ming, et selon la formalisation souple adoptée par le New Italian Epic dont il fait de facto partie, Valerio Evangelisti excelle dans le maniement d’impressionnantes masses de documentation qu’il transforme ensuite en une authentique narration romanesque, apte à rendre au peuple des lectrices et des lecteurs les éléments d’histoire et les récits occultés par les vainqueurs. En exhumant cette vision d’ensemble, quand bien même elle est traitée au ras du triste destin d’un protagoniste particulier, parmi les matériaux de l’une des plus sanglantes luttes contre les ouvriers jamais menées dans l’histoire mondiale, sur cinquante ans, rappelée aussi notamment (en dehors du formidable travail d’historien d’Howard Zinn), jadis ou aujourd’hui, par le Frank Harris de La Bombe ou le Theo Hakola de La Route du sang, il pratique à merveille l’usage du roman historique en anachronisme créatif, pour nous rappeler encore, s’il en était besoin, à quel point l’avidité capitaliste est un adversaire redoutable, et à quel point la défaite guette les forces de justice sociale dès lors qu’elles se laissent aller à la désunion et à la fragmentation.
Tandis que Bob prenait place à côté de Frank O’Hagan, l’Ouvrier digne s’éclaircit la voix : « Il y a un message du Grand Maître ouvrier Powderly. Quelqu’un l’a informé de notre intention d’organiser une grève contre Jay Gould et ses chemins de fer. Powderly dit que notre but n’est pas de rivaliser avec les syndicats de métier qui surgissent un peu partout. Les Knights of Labor doivent porter la classe ouvrière au commandement par l’éducation et la coopération. C’est par les coopératives que la société future sera fondée. À la différence des syndicats, nous réunissons des prolétaires de toutes sortes, sans question de race, de spécialisation, de sexe ni de nationalité. Nous ne pouvons pas, dit le Grand Maître, mettre à mal notre projet en organisant une quelconque grève. Sûrement promise à la défaite. »
Quelqu’un se leva dans l’assistance. Il était beaucoup mieux vêtu que les autres participants : pardessus de bon tissu, cravate, chemise impeccable et gilet orange. Il portait des moustaches et une barbiche grisonnante. Bob Coates savait qui il était : Furlong lui avait montré sa photo. Il s’agissait de Joseph R. Buchanan. Le journaliste engagé par l’assemblée 3218 pour mener d’éventuelles actions de lutte.
« Ouvrier digne, je demande à prendre la parole.
— Permission accordée, mon frère. »
Buchanan bomba le torse, sans doute pour raffermir sa voix. « Le Grand Maître est de plus en plus vague et théorique. Qu’est-ce qui pourrait nous amener à un changement social ? Les coopératives qu’il préconise ? Les rares que nous avons créées se sont bien installées dans la société actuelle et partagent les valeurs du capitalisme. »
Il parlait d’un ton bas mais sec et efficace.
« Les Knights of Labor ont un avantage sur les syndicats de la Federation of United Trades, nous regroupons des ouvriers de toutes catégories. Qui, hormis nous, pourrait mettre la Missouri Pacific à genoux ?
Dans l’assistance, il y eut de nombreux signes de consentement. Malgré cela, un homme d’un certain âge, maigre comme un clou, objecta :
« Ce n’est pas pour cela que nous sommes nés. » Buchanan se tourna dans sa direction.
« Et pour quoi alors ? Souvenez-vous de votre devise : un tort fait à l’un d’entre nous est un tort pour tous. Si Gould réduit impunément les salaires déjà misérables, qu’adviendra-t-il pour les autres travailleurs ? N’est-ce pas le moment de les appeler à se rassembler et à donner l’exemple ? »