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mardi 17 mai 2022 :: Permalien
Publié sur le blog Communistes libertaires de la CGT, lundi 15 novembre 2021.
Responsable CGT des correcteurs et correctrices en presse papier, sur le Web et dans l’édition pour le Syndicat général du livre et de la communication écrite, Guillaume Goutte publie un petit document chez Libertalia qui fait le tour de façon précise et claire des enjeux de cette profession mythique.
Le livre ouvre sur l’histoire du Syndicat des Correcteurs, créé en 1881, qui finit par intégrer le SGLCE dans une perspective de syndicalisme d’industrie sans renier les racines d’un syndicat de métier. Il éclaire également l’importance d’un service de correction pour tout média qui se respecte.
Puis il tire un bilan, secteur par secteur, de l’extrême précarisation du métier et des luttes qui se mènent néanmoins y compris chez les travailleurs à domicile.
Extrêmement complet sur l’actualité, le livre nous laisse un peu sur notre faim quant à l’histoire, y compris récente des correcteurs. Car l’embauche bienveillante (et bienvenue) de militants révolutionnaires mis à l’index par les patrons a conduit à des affrontements homériques entre anarchistes, trotskistes et autonomes qui ont fait la richesse du syndicat mais aussi ses errements. Espérons donc une suite qui donnerait mieux à voir les contradictions du passé et les succès du présent !
mercredi 11 mai 2022 :: Permalien
Publié dans le magazine Axelle n° 246, mai-juin 2022.
Née en 1902 en Argentine de parents juifs ayant fui les pogroms russes, Mika Etchebéhère faisait partie d’une génération de jeunes intellectuel·les marqué·es par le marxisme, la révolution russe, l’internationalisme et les idées anarchistes. Avec son mari Hippolyte, elle se rend en Espagne au moment de la révolution de 1936 et s’engage dans une colonne (formation) du POUM (Parti ouvrier d’unification marxiste) pour combattre le fascisme au front. Après la mort au combat d’Hippolyte, Mika va rapidement gagner le respect des milicien·nes – grâce à son courage, son intelligence pratique, son empathie et son engagement corps et âme dans la lutte – et devient capitana à la tête de la colonne. Mettant ses principes théoriques à l’épreuve du réel, elle fera accepter le partage égalitaire des tâches entre femmes et hommes dans la colonne, développera une bibliothèque et une école d’alphabétisation dans les tranchées, refusera les privilèges hiérarchiques accompagnant la militarisation de la guerre et restera engagée avec les combattant·es sur la ligne de front. Elle sera, selon ses propres dires, à la fois capitaine et mère de la colonne, aiguisant son sens du combat et de la stratégie sans négliger la distribution de sirop pour la toux ou de chaussettes sèches. Ses souvenirs de la guerre d’Espagne témoignent des rêves, de la générosité, de l’audace de celles et ceux qui combattirent il y a presque 100 ans dans l’espoir d’autres lendemains, tout en tentant au quotidien de mettre en pratique l’utopie révolutionnaire. Une histoire à faire vivre, absolument.
Louise Bryone
mercredi 11 mai 2022 :: Permalien
Publié dans le magazine Axelle n° 246, mai-juin 2022.
La prochaine fois, le feu, publiait l’écrivain afro-américain en 1963. Soixante ans plus tard, Feu ! Abécédaire des féminismes présents invoque à nouveau cette image pour tenter une histoire populaire (qui part d’« en bas », du collectif, du communautaire, des affinités et des points de vue situés) des féminismes de ces vingt dernières années. Au fil des pages où des voix s’expriment depuis la marge, c’est un « nous » foisonnant, multiple, hétérogène et vivant qui s’y déploie. Un nous qui colle des affiches contre les féminicides ; qui s’empare des terrains de foot, des micros des soirées hip-hop ou de la scène punk ; qui investit Internet ou les réseaux sociaux à coups de #MeToo ou de podcasts à soi ; qui tient des piquets de grève devant les hôtels jusqu’à la victoire ; qui subvertit la langue et les concepts dans les universités ; qui occupe les ronds-points en gilet jaune ; qui déboulonne les statues coloniales, lutte contre les frontières, la répression d’État et la société carcérale ; qui crée des bibliothèques et des archives féministes pour préserver notre histoire de l’oubli ; qui vit la révolution dans des squats en mixité choisie, sur les ZAD, au Rojava ou dans les territoires insurgés zapatistes… Un nous parfois aussi épuisé, en souffrance, mais qui ne veut plus se cacher ou s’excuser, qui refuse de se laisser dicter ses pensées, ses émotions, son corps, son genre et sa sexualité selon les normes dominantes et les cadres universalistes – qu’ils se prétendent féministes ou pas. Et chacune de ces voix dissidentes provoque en nous une étincelle qui nourrit le brasier de notre rage et de notre joie.
Louise Bryone
mardi 10 mai 2022 :: Permalien
Publié sur Yanous.com, le 6 mai 2022.
Piètrement adapté à la télévision, ce roman publié au printemps 2017 prône l’émancipation par la révolte. Interview de l’autrice.
Les hasards de la vie sont souvent étranges, telle l’adaptation en téléfilm consensuel et lisse conçue pour l’audience de TF1 d’un roman exaltant l’émancipation de personnes handicapées oppressées et publié chez l’éditeur libertaire Libertalia : Handi-Gang raconte une lutte pour l’accessibilité et l’intégration menée à Lyon par des jeunes handicapés qui va évoluer vers des actions gagnant l’ensemble du pays, contraignant des autorités dépassées à agir. L’autrice, Cara Zina, l’a publié au printemps 2017 en pleine période de régression de l’accessibilité caractérisée par la réforme voulue par le président de la République et ses Premiers ministres d’alors, les socialistes François Hollande, Jean-Marc Ayrault et Manuel Valls. Le téléfilm Handigang découpé en deux parties a été vu le 2 mai par 3 millions de téléspectateurs, soit 15 % de part d’audience, et en replay pendant un mois. Cara Zina revient sur l’écriture du roman et son adaptation télévisuelle.
D’où est venue l’idée de cet Handi-Gang ?
Cara Zina : Au départ, j’avais écrit Heureux les simples d’esprit [publié chez Robert Laffont en 2008 et réédité par Libertalia] qui était relativement autobiographique. Pour Handi-Gang, j’étais partie sur l’idée d’un super-héros qui serait polyhandicapé mais maîtriserait le braille, la langue des signes tout en étant en fauteuil. C’était un peu irréaliste, je suis partie plutôt sur plusieurs personnages. Mon fils est en fauteuil roulant, je travaille dans une école qui accueille des sourds, j’ai un copain aveugle et je connais pas mal d’autistes. Je travaille en classe maternelle, depuis plus de 20 ans, on a toutes sortes de publics. Le combat pour l’accessibilité mené pour mon fils pendant toute sa jeunesse m’a inspirée. J’ai vu des copains sourds ou aveugles qui rencontraient les mêmes genres d’écueils, j’ai toujours considéré dommage que cela ne se coordonne pas plus, qu’il n’y ait pas de convergence des luttes. Je trouve l’état d’esprit de la communauté sourde très intéressant, mais il n’est pas transversal. Je vois mon fils, il n’a pas été spécialement solidaire des autres personnes en situation de handicap, il n’a pas de copains dans sa situation.
C’est ce qui vous a donné envie de créer un phénomène de mobilisation ?
C’était pour dénoncer le manque d’accessibilité de notre société, parce qu’il suffirait de pas grand-chose en fait pour que ça se passe mieux pour les gens en situation de handicap. Des installations, un état d’esprit…
Si on considère la première législation de l’après-Première Guerre mondiale, on devrait vivre dans un pays entièrement accessible et inclusif ?
On est parti il a quelques mois en vacances au Costa Rica avec mon fils, parce qu’on nous avait dit que c’était très accessible. Effectivement, c’est assez fou parce que c’est pauvre, avec plein d’endroits en mauvais état, et il y a toujours un plan incliné, le moindre boui-boui on peut y accéder. Et quand on disait aux gens « c’est épatant » ils répondaient « on est obligés parce qu’une loi est passée ». En France aussi une loi est passée, il y a très longtemps, mais tout le monde s’en fout, en fait.
Vous avez donc rassemblé dans Handi-Gang des profils, des personnes que vous avez rencontrées, des situations approchées pour les intégrer à une révolte qui va essaimer nationalement en faveur des conditions de vie des jeunes et adultes handicapés, de l’autofiction qui évolue vers de la fiction pure.
Cara Zina : On peut dire ça ! C’est totalement une fiction et évidemment une utopie, même si tout est tiré de situations et scènes vécues, de gens que j’ai rencontrés. Au début, ça partait beaucoup plus dans la fiction, une cavale basculant dans le terrorisme, et je ne savais pas très bien faire, dès que ça part trop dans la fiction ça sonne faux. Je suis plutôt Djenna en vérité, parce que c’est quand même l’histoire de la mère que je connais le mieux. Le personnage de Sam est inspiré par mon fils, mais le roman a été écrit sur plusieurs années, il était jeune quand je l’ai commencé et je pouvais imaginer qu’il allait grandir comme ça alors que pas du tout, mon fils n’est pas militant ni belliqueux.
Comment retrouvez-vous votre roman dans l’adaptation télévisuelle réalisée par Stéphanie Pillonca ?
Cara Zina : Ce sont deux œuvres très différentes, comme c’est souvent le cas. J’ai été consultée pour l’écriture du scénario, j’ai juste relu et essayé d’enlever des choses qui me semblaient trop éloignées du livre. Mais le téléfilm reste assez loin du roman, au bout d’un moment il est centré autour de Théo Curin, finalement il incarne un personnage très proche de lui-même. Je ne retrouve pas tellement les rapports entre la mère et son fils, par contre la bande de jeunes fonctionne hyper bien. J’avais imposé par contrat que ces jeunes soient incarnés par des acteurs en situation de handicap. Finalement, cette bande de jeunes je l’ai rêvée, et ils l’ont fait : ils ont logé ensemble pendant le tournage, et quand j’y suis allée l’été dernier, j’ai eu l’impression que ce n’était pas mon aventure, une belle aventure dont j’aurais aimé faire partie, qui a fonctionné. Ils sont maintenant tous potes, et je pense que la petite Angèle [Rohé] qui est autiste Asperger ne s’était pas ouverte à des gens comme ça avant, que le jeune Sourd [Mathieu Hannedouche] n’avait pas spécialement de copains ni en fauteuil ni sourd ni autiste. Ils se sont trouvés grâce à cette aventure, ils ont bien accroché et sympathisé, ça se ressent bien à l’écran.
Donc cette adaptation en mode Bisounours ne vous déçoit pas trop ?
Cara Zina : Déjà, c’est quand même une chance pour mon roman parce que vous n’en aviez pas entendu parler avant, par exemple. Elle devrait pousser des gens à le lire. J’ai plus de chances de faire passer le message à travers ce média [du téléfilm] qu’avec un petit éditeur. Après, évidemment que le message est édulcoré, mais il va toucher tellement plus de monde si une partie passe quand même en termes « l’accès à la cité n’est pas évident pour les gens en situation de handicap ». Dans le téléfilm, l’adjoint du proviseur dit « tous ces travaux-là, tous ces aménagements pour un élève en situation de handicap », ça je l’ai entendu combien de fois ! Il dit ça et tout le monde est choqué, lors de l’avant-première j’ai entendu « Oh ! le connard ! » Eh bien oui, si les gens qui le disent se sentent un peu cons en le voyant dans le téléfilm, on aura réussi quelque chose.
Propos recueillis par Laurent Lejard, mai 2022.
Handi-Gang, de Cara Zina, a été publié chez Libertalia au printemps 2017. Il est également disponible en numérique ePUB et braille, et a tourné en lecture théâtralisée.
A découvrir : Cara Zina fut pionnière du rap féministe français, en créant en 1989 avec la future écrivaine Virginie Despentes le groupe de punk rap féministe Straight Royeur. Elle en raconte l’histoire dans Fear of a Female Planet, écrit avec le sociologue Karim Hammou et publié chez
Nada. Un aperçu musical est à voir et entendre sur Facebook.
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mardi 10 mai 2022 :: Permalien
Publié sur lundimatin#336, 30 avril 2022.
On ne saurait aborder l’œuvre de Valerio Evangelisti, mort lundi dernier, qu’en affrontant d’abord ce qui en constitue à la fois sa part maudite et la plus visible, la plus connue : Eymerich, ce personnage historique, Inquisiteur général d’Aragon en 1357, « prédicateur de vérité », « docteur de premier ordre », devenu personnage de fiction, ancêtre de deux figures archétypiques de notre modernité, le flic et le scientifique. Eymerich, dit le Saint Mauvais, sévit à son époque mais voyage dans le temps. Ses aventures sont consignées dans une saga en douze volumes, au succès international, publiés ou republiés d’abord par Rivages/Fantasy, puis par La Volte, dans une traduction assurée entre autres par le soussigné pour les premiers volumes et par l’excellent Daniel Barbéri pour les suivants.
Mêlant diverses littératures de genre, horreur, SF, polar, aventure, chacun des épisodes de la saga est construit sur l’entrelacement de trois fils temporels, le Moyen Âge de l’Eymerich historique, un présent ou un passé récent et un futur dystopique. Les quatrièmes de couverture qui tentent de restituer la richesse de ces multiples récits se répondant d’un volume à l’autre composent une sorte de poème baroque qui donne le vertige : « Quel rapport existe-t-il entre l’enquête que mène Eymerich sur la résurgence de l’hérésie cathare en Savoie, les manipulations génétiques de chercheurs déments au milieu des années 1930, et les charniers de Timisoara en Roumanie ? » « 1358, Castres. Nicolas Eymerich mène une terrible vindicte contre la secte des masc, buveurs de sang. XXe siècle, États-Unis. Le Ku Klux Klan, la CIA et l’OAS sont impliqués par un biologiste fanatique dans des expériences sur des gens de couleur. Une histoire américaine se dessine, de J. F. Kennedy au président Doyle, lequel doit faire face à une effroyable pandémie rongeant les fondations mêmes des États-Unis ». « 2068. L’Euroforce et les néonazis de la Rache s’affrontent, soldats fabriqués avec des morceaux de cadavre face aux humains génétiquement modifiés. » « 1328, Gérone. Nicolas [Eymerich], enfant fragile et peureux, se place sous la protection du père Dalmau Monder. An 3000. Lune. Lilith mène une vengeance seule contre les psychiatres qui régentent son monde sous prétexte de le sauver. » « Par-delà les siècles. Irak. Des soldats qui n’ont plus rien d’humain s’affrontent en une guerre apocalyptique autour de Ninive » « 1361. À Saragosse, quiconque entre en possession d’un mystérieux ouvrage est assassiné par des créatures à tête de chien. Libéria, des siècles plus tard. Des mercenaires de l’Euroforce, alliés aux chemises noires de la RACHE, provoquent l’exode massif d’enfants de sable vers l’empire du Bouganda. » « 1365, accompagnant le roi Pierre IV en Sardaigne, Eymerich doit enquêter au cœur d’un très ancien culte païen. Milieu du XXe siècle, le psychanalyste Wilhelm Reich démontre l’existence d’une force issue de la libido. Proche avenir. La mort rouge a ravagé la planète. Au sein des fédérations de fortune constituant l’Amérique, tout contact entre hommes et femmes est prohibé. »
Avec une créativité digne des grands feuilletonistes du XIXe, Valerio Evangelisti a fait vivre un personnage de littérature populaire qui s’est trouvé des millions de fans, alors même que ce héros fort peu recommandable n’hésite jamais à faire appliquer la torture (tout en s’efforçant, en ancêtre de ces scientifiques adeptes de la vivisection, de n’y trouver aucun plaisir conscient). Dans un texte de 2004, où je confiais quelques-unes des raisons pour lesquelles je considérais Valerio comme un ami, j’écrivais les paragraphes qui suivent :
« S’il est mon ami c’est aussi parce qu’il est Eymerich. À lire certaines interviews de lui, on ne peut que sourire de cette déclaration de l’individu qui, pour l’État italien s’appelle Valerio Evangelisti : “J’ai modelé Eymerich sur la part la plus obscure de ma personnalité.” Voilà une ruse que je n’oserai dire démoniaque mais qui partage tout de même avec celles du Malin (et de la société du spectacle) la capacité à inverser le réel. En réalité, un minimum d’investigations me permet d’affirmer que l’inquisiteur Eymerich est réapparu dans la deuxième moitié du XXe siècle sous la forme d’un personnage dont on retrouve la trace tour à tour sous les traits d’un étudiant à l’université de Bologne, d’un enseignant d’histoire, d’un militant en uniforme sandiniste au Nicaragua et d’un auteur à succès européen. J’entends avec délices le concert d’exclamations horrifiées des tenants de la political correctness : comment, non content de soutenir que Valerio est Eymerich, il affirme son amitié pour cet infâme inquisiteur qui prend un plaisir trouble à torturer l’hérétique, tout particulièrement du genre féminin ? Je me contenterais volontiers de répondre par le délicieux ricanement du corbeau qui annonçait mon feuilleton radiophonique préféré si je n’étais pas convaincu que la plupart des si nombreux lecteurs de Valerio sont en mesure de comprendre où je veux en venir. Dans son introduction à La Psychologie de masse du fascisme, Reich écrit : “Mon expérience en matière d’analyse m’a installé dans la conviction qu’il n’y a pas un seul homme vivant qui ne porte dans sa structure caractérielle les éléments de la sensibilité et de la pensée fasciste.” Pour garder à cette phrase toute son actualité, à l’heure où l’un des héritiers du fascisme historique, vice-Premier ministre et manipulateur des bouchers de Gênes, défend sur le vote des immigrés des positions progressistes que même la gauche n’avait pas osé avancer, il convient de donner au terme « fasciste » l’acception plus large de “partisan de ce monde froid” dont parle Valerio Evangelisti : défenseurs de la raison économique, intégristes évangélistes américains ou islamistes, fallacistes [de Oriana Fallaci, auteure ex-de gauche devenue aboyeuse du Grand Remplacement, NDA] et autres ayatollahs de Wall Street. Et un minimum d’honnêteté nous obligerait à reconnaître que le monde dont rêve l’inquisiteur, univers glacé enfin débarrassé de la fatigue des sentiments, exerce sur chacun de nous une certaine fascination : nous avons tous un bout d’Eymerich en nous. Mais ce n’est pas forcément une mauvaise nouvelle. On combat d’autant mieux une réalité qu’on la connaît intimement. L’épistémologue Feyerabend soutient que l’origine de l’esprit scientifique est à chercher, au moins en partie, dans la démarche intellectuelle de l’Inquisition qui, au Moyen Âge condamnait à mort des coqs pour leurs comportements ou leur morphologie anormaux. C’est, mutatis mutandis, cette même volonté de faire dire sa vérité à l’Univers, au besoin en le torturant, qui a donné à la science les outils dont la bourgeoisie s’est emparée pour s’approprier le monde et le transformer à son image (en dépôt d’ordures). Et les présupposés idéologiques du manipulateur d’éprouvettes déterminent autant le résultat des recherches que les dogmes religieux commandant aux tenailles rougies. Mais de même que, dans le monde réellement inversé du Spectacle, le vrai est un moment du faux, le faux peut aussi être un moment du vrai, et la vision partiale, mutilée, que la science contemporaine nous offre du monde, peut aussi être utilisée, replacée dans une démarche plus vaste et plus humaine. La description des formes les plus atroces de la domination peut aussi être “incitation à la rébellion”. Valerio Evangelisti est en train de construire un des grands récits de ce tournant du siècle, saga renouvelant toute la littérature de genre, tressant le fil d’un Moyen Âge qui évoque d’autres Moyens Âges à venir, d’un présent qui résonne du passé et d’un avenir qui fait hoqueter l’histoire. Une de ces œuvres multigenres et protéiformes qui reprennent les formules de la littérature populaire pour les dépasser et les arracher à leur récupération commerciale. Ce que démontre l’expérience de notre auteur, c’est que les traits autoritaires que nous portons en nous, nos folies et nos agressivités les plus secrètes, passées par l’alambic de la créativité, peuvent donner l’élixir d’une création libératrice. Voilà la leçon générale qu’on tire, a contrario, de ce catalogue de tous les dangers que représente l’œuvre de celui qui, au XXe siècle a pris (quelle ironie !) le nom d’Evangelisti. Voilà quelle est la Nouvelle, le sacrilège évangile qu’il nous apporte. Si un jour l’humanité réussit à se débarrasser du capitalisme sans sombrer dans le néant, elle ne le fera qu’en libérant, chez la plupart de ses membres, y compris ceux qui semblaient dominés par la mentalité “fasciste”, le petit enfant qui savait aimer, à travers sa mère au nom de lumière, le principe féminin pourchassé à travers les siècles. Il faudra pour cela que se développe un mouvement des mouvements capables d’intégrer dans ses armes de construction massives l’amour et l’amitié. On aura compris que, sous le visage sarcastique et doux de Valerio, c’est Eymerich, le fils de Luz, qui projette vers notre époque son côté lumineux. »
Ce n’est pas pour rien si, dans les hommages publiés en Italie, y compris par ses lecteurs et amis, il était dénommé « Magister », comme son personnage fétiche. Valerio Evangelisti avait porté au plus point un art qui est au fondement de la littérature, comme de la démarche révolutionnaire : l’art de se mettre à la place de l’autre.
Historien de formation, ayant débuté dans le livre par des ouvrage qui restituaient des moments du passé italien des années 1960-1970 à l’intérieur du « Projet Mémoire », il a aussi beaucoup écrit sur les splendeurs et les ambiguïtés des mouvements d’émancipation, qu’il s’agisse de l’histoire des ouvriers agricoles dans l’Italie du Nord, des pirates de l’île de la Tortue ou de la montée du syndicalisme dans ses rapports avec la mafia sur les ports états-uniens au début du XXe siècle. On comprend mieux ce qui se passe depuis les origines, entre les États-Unis et le Mexique, quand on a lu La Coulée de feu. De même, pour saisir comment fut réduit, écrasé, domestiqué, l’immense potentiel révolutionnaires des Etats-Unis, et comprendre les liens symbiotiques et contradictoires entre les États-Unis et l’Italie, on lira avec grand profit Nous ne sommes rien, soyons tout, et Briseurs de Grève, dont le titre original est comme un contre-point ironique au titre français : One Big Union. Nous en publions ci-après des bonnes feuilles, avec l’aimable autorisation des éditions Libertalia.
La plupart du temps, Valerio a su traiter ces thèmes, en nous intéressant à l’histoire de personnages qui sont des purs salauds : ce qu’on appelle en anglais des batards, et des bastardi en italien. Saisir la logique du bâtard, c’est-à-dire de l’être qui, par sa condition, aurait dû être du côté de la libération mais a choisi le camp des oppresseurs, c’est une des lignes directrices de son travail, dans le champ qu’il s’est choisi pour combattre ce qu’il a théorisé comme « la colonisation de l’imaginaire ». « Le néolibéralisme », écrivait-il déjà dans un livre paru il y a plus de vingt ans « a été en mesure, à travers un usage quasi-scientifique des mass-médias, de pénétrer nos cerveaux et de les vider jusque dans les recoins les plus reculés de tout contenu non fonctionnel. En quelques années, il a mené un assaut sans précédent à la sphère de l’imaginaire, l’infectant de non-valeurs, de fausses certitudes, de distorsions optiques inspirées par une logique mortifère, qui voit le plus fort avoir non seulement le droit de vaincre la lutte pour la vie, mais aussi le droit accessoire de piétiner le vaincu, en ignorant son humanité ». Pour se battre contre la logique mortifère du néolibéralisme, la ligne de front passait à ses yeux par la littérature populaire, ce qu’on appelle la « littérature de genre ». Dans le livre dont j’ai cité plus haut un extrait, Valerio raconte avec une certaine tendresse l’histoire d’un fantassin de cette bataille, un obscur auteur des années 1930 du siècle dernier, dénommé Luigi Motta, auteurs d’un flot de romans aux titres suggestifs tels que Les Flagellateurs de l’Océan Indien ou Le Fils de Bufallo Bill. « Histoires de pirates, de cow-boys, de révoltes et de vengeances. »
« Motta, raconte-t-il, eut le sort d’être, entre autres, un rebelle et un antifasciste convaincu. Alors que la très grande majorité des intellectuels italiens de prestige adhéraient avec plus ou moins d’enthousiasme au régime fasciste (pour s’en détacher au moment des lois raciales, s’ils étaient juifs, ou bien changer de bord quand l’écroulement du fascisme apparut imminent), alors que seule une poignée d’universitaires refusait le serment de fidélité à Mussolini, Luigi Motta, le scribouillard, tint bon. Ce qui lui valut des persécutions, des années de prison et l’impossibilité de continuer à publier. Quand, après la libération, il put reprendre sa propre activité, il était vieux et les temps avaient changé […]. Sous les feux de la rampe, il y avait ceux qui avaient au moment voulu plié l’échine, pour se transformer en antifascistes de la dernière minute : les Montanelli, les Malaparte, les Piovene. Motta mourut dans l’anonymat. »
Il n’est pas bien difficile d’imaginer que Valerio s’identifiait à ce Motta, alors même qu’il connaissait le succès, et que bientôt, sa série sur Nostradamus (que je n’ai pas lue) allait devenir un nouveau best-seller. À nous, qui avons vu, en France, toute l’intelligentsia médiatique dériver trente ans durant vers la réaction la plus abjecte, assurés que nous sommes qu’elle irait promptement à la soupe, si par hasard la présidentielle était remportée par la fasciste aux dépens du fascisateur, et que si le résultat inverse et le plus probable, s’imposait, cette camarilla culturelle continuerait de nous accoutumer au pire au nom du moindre mal, à nous donc, qui aimons comme Valerio la littérature de genre, son honnête contrat avec le lecteur (on va vous divertir sans vous parler de notre nombril), les possibilités qu’elle nous donne de combattre les mauvais rêves du capital (apologie de la concurrence, du virilisme, passions conformes et moraline), il ne nous est pas difficile non plus de nous identifier nous aussi à Motta.
Et nous ne sommes pas prêts d’oublier les combats que Valerio a mené jusqu’à la fin, avec sa revue papier Carmilla, devenue ensuite le site Carmillaonline.com, sous-titrée « littérature, imaginaire et culture d’opposition » : toutes les luttes d’émancipations prolétariennes, l’opposition aux guerres impérialistes, le combat de la vallée de Susa contre le train à grande vitesse, le soutien à Cesare Battisti, et tant d’autres combats qu’éclaire le soleil de l’avenir.
Serge Quadruppani