Le blog des éditions Libertalia

Avec tous tes frères étrangers sur Retronews

mardi 27 février 2024 :: Permalien

— REVUE de PRESSE —

Publié le 20 février 2024 sur Retronews, le site de presse de la BNF.

Des immigrés dans la Résistance : le « groupe Manouchian »

Alors que l’on s’apprête à célébrer l’entrée au Panthéon des résistants Missak et Mélinée Manouchian, nous avons rencontré les auteurs de l’ouvrage Avec tous tes frères étrangers, qui retrace l’histoire des FTP-MOI et avec eux, celle des luttes des ouvriers étrangers en France et du militantisme internationaliste des années 1920 à 40.

Nombre d’entre nous résument l’histoire du groupe de résistants dont les Manouchian faisaient partie, les FTP-MOI (Francs-Tireurs et Partisans/Main-d’œuvre immigrée), à celle des dix visages de la fameuse Affiche Rouge. C’est oublier que l’existence de la « Main-d’œuvre Immigrés » s’inscrit dans le temps long des luttes des ouvriers étrangers en France et du militantisme internationaliste.

Pour en parler, nous avons demandé leurs avis à Jean Vigreux, professeur d’histoire contemporaine à l’université de Bourgogne Franche-Comté, et à Dimitri Manessis, docteur en histoire. Ils viennent de rédiger ensemble un livre consacré à la MOI, Avec tous tes frères étrangers (Libertalia, 2024) dans lequel il replace justement la création de cette organisation dans le contexte plus large de l’entre-deux-guerres avant d’évoquer sa spécificité au sein de la Résistance et les contradictions que portent ses mémoires.

Retronews : Un point important de votre livre permet de dépasser une vision réductrice des FTP-MOI et de replacer leur action dans le cadre beaucoup plus large des combats des immigrés en France à partir des années 1920. Pourriez-vous nous en dire plus ?

Dimitri Manessis : Cette remarque renvoie à l’intérêt que nous avons eu à écrire ce livre. Nous souhaitions tout d’abord insister sur le fait que dans le sigle FTP-MOI il y a MOI (Main-d’œuvre immigrée), qui s’appelle, jusqu’en 1932, la MOE (Main-d’œuvre Étrangère). Ensuite, nous voulons offrir une synthèse de cette MOI avant, pendant et après la Guerre.
La MOI apparaît donc dans le contexte de l’immédiate après Première Guerre mondiale, à un moment où la France décimée fait appel pour se reconstruire à une force de travail étrangère qui arrive par centaines de milliers dans l’Hexagone. À la même époque, on observe aussi une importante recomposition des gauches suite à la Révolution d’octobre et la division entre socialistes et communistes. Ces derniers cherchent alors à appliquer concrètement un certain nombre de valeurs et de doctrines qui sont celles de l’Internationale communiste, notamment l’internationalisme prolétarien, c’est-à-dire d’envisager le combat de classe comme un combat dépassant les frontières. Par conséquent, pour les communistes, les prolétaires autochtones ou étrangers ont leur place à égalité dans les luttes en France. Aussi vont-ils très naturellement construire une organisation qui leur est dédiée : la MOE, d’abord dans le champ syndical, dans la CGT-U, puis au sein du PCF et de ce qui est appelé « groupes de langues ». Cette structure devient aussi un outil pour se confronter à la xénophobie présente non seulement dans la société en général, mais également dans le mouvement ouvrier et parfois même communiste. Or ces préjugés, aux yeux des militants, empêchent le libre développement du combat de classe.

Jean Vigreux : Une partie de cette main-d’œuvre étrangère vient en effet en France pour des raisons économiques. Le père du futur FTP-MOI Rino Della Negra, auquel Dimitri et moi avons consacré un précédent livre, est ainsi un briquetier frioulan qui part reconstruire le Pas-de-Calais. Mais il ne faut jamais perdre de vue qu’il y a aussi tout au long de l’entre-deux-guerres une immigration politique de gens qui survécu au génocide des Arméniens, d’autres qui fuient l’arrivée des fascistes au pouvoir en Italie, les régimes autoritaires en Europe centrale et orientale puis le nazisme en Allemagne. Pour ces hommes et ces femmes, la France constitue alors un refuge évident, car ils ont d’elle une image idéalisée. Ils l’assimilent au pays des droits de l’homme, à une terre où il existerait une égalité des races et de religion depuis la Révolution française.

C’est assez frappant, car la France est également le pays de l’affaire Dreyfus. Or, nombre de membres de la MOI sont des Juifs venus d’Europe de l’est.

Jean Vigreux : Oui, mais ils restent fascinés par un récit qui fait de l’Hexagone un pays émancipateur, universaliste, qui met en avant des événements comme la Révolution française, celle de 1848, les démocs-socs de 1849, la Commune, Jaurès. La France, c’est aussi le pays de fondation de la Ligue des droits de l’homme, le pays où s’installe en 1928 la LICA (Ligue internationale contre l’antisémitisme).

Dimitri Manessis : Pour aller plus loin, la France a certes une longue tradition antisémite, mais c’est également un pays où, à la différence de ce qui peut se passer ailleurs en Europe, il n’y a pas de pogroms. Néanmoins, la vision idéalisée qu’ont les militants immigrés de la France va vite se heurter à la réalité.

Durant l’entre-deux-guerres, la MOI regroupe des hommes et de femmes de quelles origines ?

Dimitri Manessis : Il faut d’emblée préciser quelque chose. La MOI n’inclut pas des hommes et des femmes issues des colonies. Ceux-ci sont organisés séparément de la MOI qui est, elle, essentiellement européenne. Les instances communistes justifient cette division de la spécificité des travailleurs coloniaux par la question de la lutte pour l’indépendance nationale – qui est au centre de la propagande que vont mener les militants du Komintern. En somme, les mots d’ordre pour la main-d’œuvre venue des colonies sont « lutte de classe et lutte de libération nationale » alors que l’on insiste presque exclusivement sur la lutte des classes auprès de la main-d’œuvre étrangère.

Jean Vigreux : Pour revenir à la MOI, le recrutement se fait essentiellement dans la classe ouvrière, avec des maçons, des briquetiers, des hommes et femmes travaillant dans l’industrie métallurgique, automobile ou textile. Toutefois, il y a des différences en fonction des origines. Ainsi, les « yiddishophones », comme ils sont appelés au sein de la MOI, sont constitués de petits artisans travaillant notamment dans les métiers du cuir ou de la confection et qui ne sont pas employés dans de grosses usines. C’est une autre forme de prolétariat qui montre la grande diversité des classes populaires dans cette France de l’entre-deux-guerres.

Dimitri Manessis : Pour compléter ce tableau, ajoutons aussi que les cadres de la MOI sont d’abord recrutés au sein de l’émigration politique, au moins jusqu’à la période du Front populaire. Ce sont des militants des partis communistes exilés qui ont, pour beaucoup, une expérience de la clandestinité.

L’insistance sur ce qui est désigné par la suite comme le « groupe Manouchian » donne une image très parisienne de la MOI. Pourtant, vous rappelez que l’organisation est active dans de nombreuses régions de l’Hexagone.

Dimitri Manessis : En effet. Nous souhaitions sortir d’une histoire trop parisienne pour montrer que la MOI est présente dans de nombreux endroits en France, notamment dans les grands bassins d’emploi industriels.

Jean Vigreux : Pour visualiser les principaux lieux de recrutement de la MOI, il suffit de regarder la carte industrielle de la France durant l’entre-deux-guerres. On remarque ainsi d’importantes concentrations de militants dans le Pas-de-Calais et le Nord, soit le bassin minier et l’industrie textile, mais aussi dans l’Est où se trouve les usines sidérurgiques, à Paris, à Lyon, à Toulouse, à Marseille, etc.

Malgré l’image idéalisée qu’ils ont de la France, les membres de la MOI sont vite confrontés à une sévère répression.

Dimitri Manessis : Oui. Tout au long de l’entre-deux-guerres, la répression anti-communiste est forte. Celle-ci touche à la fois les militants français et étrangers, mais ces derniers subissent une forme de double peine. La législation à l’époque impose en effet qu’un étranger ne puisse pas s’engager dans la vie politique hexagonale. Aussi un membre de la MOI peut risquer l’expulsion, ne serait-ce que pour avoir distribué un tract. Cela peut avoir des conséquences tragiques lorsque l’on renvoie ces militants dans des pays sous la coupe de régimes autoritaires…

Jean Vigreux : Le discours du ministre de l’Intérieur Albert Sarraut à Constantine en avril 1927 durant lequel il affirme « Le communisme, voilà l’ennemi ! » donne une idée des rapports tendus entre l’État et les communistes. Précisions toutefois qu’à certaines périodes, la répression est plus ou moins forte. Pour schématiser, celle-ci a été continue de 1919 à 1935. Le Front populaire a constitué une brève accalmie, puis cela se durcit à nouveau en 1938 avec l’arrivée de Daladier au pouvoir.

On retrouve ce discours bien au-delà des instances gouvernementales. Ainsi, en 1937, le journal patronal L’Usine s’insurge contre ce qu’il estime être « un fait intolérable : tous ces communistes étrangers [qui] se mêlent ouvertement à la vie politique en France. »

Jean Vigreux : L’extrait que vous citez est intéressant, car il date de 1937. Or, à ce moment, tout un pan du patronat explique les grèves de 1936 en disant que les « bons » ouvriers français auraient subi l’influence délétère des « mauvais » ouvriers étrangers. On cible à travers ce propos les Italiens, les Espagnols, les Juifs, et ce d’autant plus facilement qu’après la crise de 1929 se diffuse en France un discours anti-immigrés. Ainsi, le député de droite Louis Fourès affirme en mars 1933 qu’il y a « chez nous, 2 900 000 étrangers, dont 1 200 000 salariés. Nous avons 331.000 chômeurs. Si la moitié des étrangers partait, le chômage serait vaincu ».

Dimitri Manessis : Il faut avoir à l’esprit que l’anticommunisme d’État est, de fait, une politique xénophobe. La peur du communisme est alors une peur de l’étranger. Tout cela se résume à ce que l’on appelle aujourd’hui une forme de complotisme : le parti communiste serait « le parti de l’étranger ». Voilà pourquoi nombre de dirigeants du PCF sont accusés d’atteinte à la sûreté de l’État.

Comment réagit la MOI face à la guerre d’Espagne ?

Jean Vigreux : C’est elle qui initie l’idée des Brigades internationales pour défendre la république espagnole face à Franco, ce qu’André Marty refuse au début, mais que Maurice Thorez accepte – ce qui montre bien que le PCF n’est pas aussi monolithique qu’on le pense.

Dimitri Manessis : Oui, c’est une initiative qui vient de la périphérie de la périphérie et qui finit par s’imposer au sein des instances dirigeantes de l’Internationale communiste. On peut parler d’un mouvement du bas vers le haut.

Jean Vigreux : Comme le dit Dimitri, les militants de la MOI ne se contentent pas de suivre des directives. Beaucoup partent en Espagne, car là-bas ils peuvent enfin se battre face à un fascisme qu’ils avaient auparavant dû fuir. Les résistances qui n’ont pas pu être mises en place en Italie contre les mussoliniens, en Allemagne face au nazisme ou en Europe orientale et centrale face aux dictateurs locaux, se transposent dans la péninsule ibérique pour défendre un régime républicain de Front populaire.

Cet engagement dans les brigades internationales a-t-elle une influence sur la Résistance.

Oui, notamment sur les plus anciens, qui passent des brigades à la Résistance et utilisent ce qu’ils ont appris durant la lutte contre Franco dans le combat contre l’occupant nazi. Sur les vingt-trois du groupe dit Manouchian, cinq ont été membres des Brigades internationales.

Quelles sont les spécificités de la MOI dans la Résistance ? Vous dites dans votre livre qu’elle a été un des « fers de lance » de la lutte contre l’occupant.

Jean Vigreux : Oui. C’est d’ailleurs le cas dans de nombreux endroits en France. À titre d’exemple, en région parisienne, entre 1942 et 1943, les FTP-MOI font plus de 220 actions, dont l’une des plus connues reste l’exécution du général SS Julius Ritter en septembre 1943. À Toulouse ou à Lyon, ils exécutent des juges vichystes. Bref, ils harcèlent en permanence les occupants et les collaborateurs. Cela s’explique notamment par le fait que le PCF est jusqu’à début 1943, au sein de la Résistance, la seule organisation à prôner la lutte armée.

Dimitri Manessis : Cette particularité doit aussi beaucoup au fait que certains rejoignent les FTP-MOI pour échapper à la prison ou à la déportation du fait de leurs origines. C’est pour eux une question de survie.

Jean Vigreux : Je pense à ce titre à Marcel Rajman. Même s’il avait des convictions avant, l’arrestation et la déportation de son père jouent un rôle central dans son engagement et dans sa volonté de se battre.

Quelle fut la place des femmes au sein des FTP-MOI ?

Jean Vigreux : Pour se loger, les combattants ont besoin d’appui ; ce sont des femmes qui leur amenaient les armes. Olga Bancic joue ainsi un rôle fondamental. Elle gérait plusieurs appartements qu’elle avait convertis en caches pour les armes. Ce type de militantisme de l’ombre reste important. Encore aujourd’hui, on parle beaucoup des fusillés, et très peu des déportés. C’est notamment pour cela que la dénomination de « groupe Manouchian », qui en réalité n’a jamais été celle utilisée par les FTP-MOI, est trompeuse.

Dimitri Manessis : D’ailleurs, pour nombre de combattantes juives, la reconnaissance de leur déportation pour fait de résistance a été compliquée, voire impossible. Je pense en particulier au cas de Macha Ravin dont j’ai édité le témoignage. Parler de ces femmes permet un peu de s’éloigner d’une vision virilisante des combattants des FTP-MOI.

Jean Vigreux : On peut aussi ajouter à cette liste Cristina Boïco, qui s’occupait du renseignement des FTP-MOI. C’est elle qui repère Julius Ritter par exemple…

Qui a mené la répression des FTP-MOI ?

Jean Vigreux : La Police française, via notamment les brigades spéciales. C’est à elle que s’en remet la Gestapo (ou plus exactement, au SIPO-SD) parce que c’est elle qui a les moyens d’organiser des filatures de grande ampleur. Et ce n’est pas seulement le cas à Paris. Ce sont aussi des policiers français qui traquent les FTP-MOI en Province, à Marseille, à Toulouse, à Lyon, à Grenoble, etc. En dépouillant les archives, nous nous sommes même aperçus d’un élément qui nous a fait froid dans le dos. Un rapport officiel du 3 décembre 1943 classe ainsi les militants communistes interpellés en plusieurs catégories : « Français aryen », « Français juif », « étranger aryen », « étranger juif ». Cela montre que la police a intégré dans son fonctionnement le discours qui assimile le communisme à un complot de l’étranger, reprenant non seulement l’idéologie de la Révolution nationale, mais aussi celle des nazis.

Dimitri Manessis : Les brigades spéciales sont certes créées par Vichy, mais elles sont pour partie issues des renseignements généraux. Certains des membres des brigades spéciales ont ainsi déjà participé à la lutte contre les militants du PCF et de la MOI durant les années 1930. Il y a donc bien une forme de continuité entre la répression anti-communistes de l’entre-deux guerres et celle lancée sous l’Occupation, même si cette dernière a ses spécificités.

Cette continuité du discours de l’entre-deux guerre sur les étrangers militants transparaît aussi dans la presse. Au moment de l’exécution du groupe dit Manouchian en février 1944, le journal collaborationniste Paris-Soir explique que « LE MOUVEMENT OUVRIER IMMIGRÉ était dirigé par des Juifs qui prenaient leurs ordres à Moscou » ?

Dimitri Manessis : Oui, tout à fait. D’ailleurs, on remarque que le sigle de la MOI est travesti pour lier le mouvement ouvrier (donc communiste) et l’immigration. C’est aussi le propos du texte de la brochure qui accompagne la diffusion de l’Affiche rouge par les autorités d’occupation.

Jean Vigreux : Et tout cela est relayé sur l’ensemble du territoire par une presse collaborationniste aux ordres. Malgré cela début 1944, cette propagande ne fonctionne plus.

L’engagement des FTP ne s’arrête pas avec l’exécution du groupe Manouchian. Quel est leur rôle au moment de la Libération ?

Jean Vigreux : Bien sûr, l’activité continue après et d’ailleurs, tous les FTP-MOI de la région parisienne ayant pu échapper à la répression sont envoyés dans d’autres régions. Des groupes FTP-MOI participent ainsi à la libération de Toulouse, de Lyon, de Marseille. Ils sont aussi présents dans les maquis. Par exemple, dans les Cévennes, l’un des groupes est composé d’antifascistes allemands dirigés par Otto Kühne, ancien député communiste au Reichstag. On remarque aussi que les noms de ces groupes de FTP-MOI (« Valmy », « Marat », « Liberté ») renvoient à l’univers de la Révolution française à tout ce récit alternatif de l’Histoire de France mis en avant par PCF durant le Front populaire.

Après-guerre, quelle mémoire va se développer autour des FTP-MOI ?

Dimitri Manessis : En France, la mémoire des FTP-MOI n’est pas du tout mise de côté par le PCF, comme le montre cet extrait du journal Ce soir du 22 février 1951. Cela s’explique tout d’abord dans le contexte de la Guerre froide. En France, la mémoire globale de la Résistance est ainsi utilisée contre les Américains, comparés à de nouveaux occupants (et ceux qui les soutiennent à des collaborateurs). Ensuite, il ne faut pas oublier qu’à la fin des années 1940 et au début des années 1950, des étrangers communistes sont réprimés en France et sont expulsés, y compris des anciens de la MOI. Les communistes français vont alors mettre en place des structures de défense qui emploient le souvenir des MOI comme un moyen de dresser à nouveau un parallèle entre la période de l’Occupation et leur lutte.

Jean Vigreux : J’ajouterai deux choses. Tout d’abord, dès 1945, cette mémoire des MOI est organisée et qu’il y a des commémorations structurées. Pensons au poème d’Éluard « Légion » en 1951 ou celui d’Aragon (« Strophes pour se souvenir » en 1955, repris par la suite en chanson par Léo Ferré).
Ensuite, certains anciens des FTP-MOI venus de l’Europe orientale et centrale repartent dans leur pays d’origine pour aider à la construction des régimes socialistes, comme Cristina Boïco en Roumanie, Boris Holban ou Artur London. Mais très rapidement, ils y sont victimes des purges staliniennes et reviennent se réfugier en France. London par exemple est sauvé de l’exécution par le PCF, notamment grâce à sa femme, Lise Ricol. Une fois de retour en France, il rédige L’Aveu (1968) dans lequel il témoigne de l’épuration violente dont il a été la cible en Tchécoslovaquie – et qui sera par la suite adapté en film par Costa-Gavras en 1970.

Dimitri Manessis : C’est vrai. Si certains anciens de la MOI qui sont repartis réussissent à faire carrière dans l’appareil d’État des pays de l’Est, beaucoup d’autres sont au contraire en proie à la suspicion, voire pour une partie d’entre eux à l’antisémitisme. Celui-ci n’est pas évoqué au sein du PCF durant les années 1950, mais dix ans plus tard, avec l’apaisement de la Guerre froide, cela change. Aussi, je me souviens avoir lu des comptes-rendus de l’UJRE (Union des Juifs pour la Résistance et l’entraide) dans lesquels des membres s’insurgent de ce qui se passe en 1968 en Pologne, où le gouvernement lance une campagne antisémite qui touche d’anciens FTP-MOI. Bref pour beaucoup de ces derniers, l’Après-guerre a également été une période de désillusion. Ce qui ne veut pas dire que tous rompent avec leur engagement communiste. Au contraire même…

Pour finir, quel regard jetez-vous en tant qu’historien, sur l’entrée au Panthéon de Missak et Mélinée Manouchian ?

Jean Vigreux : C’est un geste fort. C’est reconnaître la place de la lutte armée et du Parti communiste dans la Résistance. C’est aussi reconnaître le rôle des étrangers dans la Résistance, car en plus de l’entrée de Missak et Mélinée Manouchian au Panthéon, une plaque portant la liste des noms du groupe plus Joseph Epstein va être apposée dans le monument. De ce côté-là, on ne peut que saluer cette initiative. Mais en même temps, il y a cette loi immigration qu’heureusement le Conseil Constitutionnel a en partie retoquée. C’est paradoxal.

Dimitri Manessis : Je partage l’opinion de Jean. La politique que mène l’actuel gouvernement, que ce soit du point de vue des étrangers, mais aussi d’un point de vue économique et social, est à l’opposé de ce qu’a pu défendre la MOI. Maintenant cette panthéonisation est là. Aussi, je pense que cette commémoration, comme n’importe quelle autre, peut être l’occasion de faire de l’histoire, de discuter, de faire découvrir la vie de ces militantes et militants dans leur diversité. D’ailleurs, nous serons attentifs à tous les discours tentant de profiter de cet événement pour créer une opposition entre de « bons » immigrés, qui seraient ceux du groupe Manouchian, et de « mauvais » immigrés qui seraient ceux d’aujourd’hui.

Propos recueillis par William Blanc

Avec tous tes frères étrangers dans Le Monde des livres

vendredi 16 février 2024 :: Permalien

— REVUE de PRESSE —

Publié dans Le Monde des livres du 16 février 2024.

Avec tous tes frères étrangers, de Dimitri Manessis et Jean Vigreux, retrace l’histoire des FTP-MOI, auxquels appartenait Manouchian

La panthéonisation de Missak et Mélinée Manouchian vient de loin. Pas seulement d’un long trajet mémoriel qui a imposé leurs figures comme une évidence, avec certaines simplifications, mais aussi d’une histoire complexe, qui naît dans la France de l’entre-deux-guerres, et que retracent Dimitri Manessis et Jean Vigreux dans Avec tous tes frères étrangers. En notre XXIe siècle, où les partis politiques attirent plus de soupçons que de militants, on peine à se figurer la vitalité et l’ancrage social du Parti communiste français dans les années 1920 et, surtout, 1930. Il dispose alors d’adhérents nombreux, d’organisations et de relais sociaux multiples, et d’une structure disciplinée, où les étrangers, tel ce couple d’Arméniens rescapés du génocide, tiennent une place spécifique.

En effet, la France est alors une destination majeure pour l’immigration de travail, après la saignée de la Grande Guerre, mais aussi pour les réfugiés politiques. Pour le jeune parti, intégrer ces travailleurs et exilés combatifs est un enjeu majeur. En 1923 naît une première version de la Main-d’œuvre étrangère (MOE), l’organisation destinée à rassembler ces militants venus d’ailleurs, avec ses subdivisions en « groupes de langue », italien, espagnol, arménien, hongrois, polonais, yiddish, pour les plus importants.

Puissantes solidarités

Non sans une ambiguïté, que relèvent finement les auteurs : la conformité à l’idéologie communiste suppose de dépasser les appartenances nationales et d’éviter l’« autonomisme ». On lutte pour le parti, dans sa langue certes, mais pas pour son identité spécifique. Reste que ces cellules sont le lieu d’élaboration de puissantes solidarités, entre étrangers et avec les militants français, doublement mises à l’épreuve dans les années 1930 : par une vague xénophobe et répressive, lorsque la crise économique fait pointer du doigt ces immigrés (la MOE a été renommée Main-d’œuvre immigrée, MOI, en 1932), et par la guerre d’Espagne, dans laquelle s’engagent beaucoup de membres de la MOI.

La netteté de leur engagement antifasciste se brouille cependant en 1939, avec le pacte germano-soviétique, qui aligne Staline et Hitler. Dans un livre qui procède plus par touches rapides que par analyses exhaustives, ce ne sont d’ailleurs pas les passages les plus précisément étayés : cela reste allusif sur ce que les auteurs nomment, par euphémisme, les « quelques hésitations » du parti en 1940. Il restitue, en revanche, de façon convaincante la phase suivante, celle de la lutte armée contre l’occupant nazi au sein des Francs-tireurs et partisans (FTP-MOI) entre 1941 et 1944. Contre toute tentation de réduire leur combat aux visages que la fameuse Affiche rouge entendait stigmatiser, il en montre bien la dimension collective, géographiquement étendue, avec des actions d’ampleur à Paris, à Marseille ou à Grenoble. Une dernière partie de l’ouvrage relate la mémoire de ces groupes, et les fascinants processus de mythification et de réappropriation qui permettent aujourd’hui l’entrée de révolutionnaires internationalistes dans le temple de la mémoire nationale.

André Loez

Avec tous tes frères étrangers dans Libération

vendredi 16 février 2024 :: Permalien

— REVUE de PRESSE —

Publié dans Libération, le 15 février 2024.

Voilà un ouvrage saisissant qui replace Missak et Mélinée Manouchian dans la grande histoire des MOE et FTP-MOI, fixe la place qu’ont eue les immigrés dans le mouvement syndical et l’histoire de France. Et grave les glorieuses histoires individuelles dans un torrent collectif. Avec tous tes frères étrangers de Dimitri Manessis et de Jean Vigreux s’attache à retracer la construction d’un segment du mouvement ouvrier, de la création du MOE au sein de la CGTU en 1923 à leur rôle éminent joué pendant la Seconde Guerre mondiale.
Répression et expulsion des militants, lutte contre la xénophobie au sein même du monde ouvrier, ces organisations vont avant le conflit combattre aussi bien sur le terrain syndical que pour leur propre survie. Au début des années 30, la main-d’œuvre étrangère est remplacée par le mot immigré, « ce dernier terme sonnant plus objectif et connoté moins négativement dans la France xénophobe de cette époque », écrivent les auteurs. La MOI est née. Sections italienne, polonaise, espagnole, arménienne, juive participent notamment aux grèves de 1936 sous le Front populaire et, selon la CGT, le nombre de syndiqués passe alors de 50 000 à 250 000, voire 300 000, dont plus de la moitié est d’origine italienne. Pendant la Seconde Guerre mondiale, les MOI vont se structurer autour des FTP-MOI pour combattre l’occupant. Et, c’est surtout à partir de là que Missak Manouchian traverse les pages de l’odyssée militante narrée par Manessis et Vigreux. Notamment « l’une des plus remarquables interventions des FTP-MOI de la région parisienne » que représente l’exécution du nazi responsable du STO en France.

Julius Ritter

Dimitri Manessis et Jean Vigreux présentent Avec tous tes frères étrangers à la librairie Libertalia

jeudi 8 février 2024 :: Permalien

Le Jeudi 1er février 2024, Dimitri Manessis et Jean Vigreux présentaient leur ouvrage « Avec tous tes frères étrangers. De la MOE aux FTP-MOI. » à la librairie Libertalia de Montreuil.
Captation et réalisation : David Even.

Prisonnier de Jérusalem sur En attendant Nadeau

mercredi 31 janvier 2024 :: Permalien

— REVUE de PRESSE —

Publié sur En attendant Nadeau, le 28 décembre 2023.

Dans les prisons israéliennes

Le 24 novembre dernier, Israël a libéré 39 détenus palestiniens (24 femmes et 15 enfants) dans le cadre d’un accord d’échange de prisonniers avec le Hamas. 39 détenus sur les 7 000 prisonniers politiques qui sont encore dans les geôles israéliennes, dont 62 femmes et 200 enfants, et 2 070 en détention administrative. Dans ce contexte, il est important de rappeler le rôle joué par le système carcéral dans le projet colonial israélien : depuis 1967, plus d’un quart de la population palestinienne a été emprisonnée pour des raisons politiques. À cet égard, le témoignage de Salah Hammouri, qui a été enfermé près de dix ans, est précieux. Cet avocat franco-palestinien, originaire de Jérusalem, décrit ses combats politiques contre l’ordre colonial et ses longues années de détention.

L’arrachement à la « terre natale » palestinienne constitue le point de départ du récit autobiographique, démarche soutenue par l’autrice Armelle Laborie-Sivan, qui recueille la parole de Salah Hammouri après son arrivée en France, le 18 décembre 2022. Les autorités israéliennes ont expulsé ce dernier de sa ville natale, Jérusalem, vers la France, en violation du droit international. À ce moment-là, il connaît l’exil tout comme des millions de Palestiniens depuis 1948. Son récit rend compte de la prison comme partie du dispositif de contrôle militaire des Palestiniens, mais également du statut extrêmement précaire des Palestiniens résidents de Jérusalem. « Considérés comme des étrangers ‘‘résidents’’ dans [leur] propre ville, sans citoyenneté », ils n’ont « pour seul papier d’identité qu’un permis de résidence délivré par les autorités israéliennes qui peuvent le retirer sous de nombreux prétextes ». Plus de 14 643 Palestiniens ont vu leur permis révoqué depuis 1967, alors que la colonisation de l’est de Jérusalem s’accélère. Les révocations de permis sont utilisées comme mesures punitives contre la population palestinienne de Jérusalem et servent également la bataille démographique livrée par Israël. Ainsi, Salah Hammouri rappelle l’objectif israélien de « faire de Jérusalem une ville à 75 % israélienne à l’horizon 2030 ».
Il propose un « récit au présent permanent, tant il est vrai qu’il n’est pas possible d’effacer dix années passées en détention, surtout quand on sait que des camarades de captivité y sont toujours », écrit Armelle Laborie-Sivan. Il ne s’agit pas d’un récit de détention et de lutte « écrit a posteriori » mais bien de la parole d’un homme dont le combat et l’engagement pour le droit des Palestiniens n’ont pas cessé, malgré les tentatives pour le « réduire au silence ».
L’expérience de Salah Hammouri n’est pas réductible à son parcours individuel. Elle représente une épreuve collective, comme en témoigne La Toile carcérale. Une histoire de l’enfermement en Palestine de Stéphanie Latte Abdallah (Bayard, 2021). S’appuyant sur une longue enquête de terrain, l’historienne et politiste y décrit très bien comment la « toile carcérale participe à créer un espace suspendu et en cela indéterminé et incertain », « un système d’exception qui dure », comment « le passage par la prison a marqué les vécus et l’histoire collective palestiniens » dans un contexte où « toute forme d’engagement politique, militant, associatif, citoyen et civil » se trouve criminalisée. Ce texte illustre donc l’omniprésence de l’univers carcéral, alors que les arrestations et interrogatoires ne cessent d’augmenter depuis les massacres commis par le Hamas le 7 octobre dernier.
Le récit de Salah Hammouri suit la chronologie. Il se déroule au rythme des incarcérations, libérations, nouveaux emprisonnements, transferts, jusqu’à l’expulsion vers la France. Il met au jour les différents mécanismes qui ont fait de lui « une cible » aux yeux des autorités israéliennes, les pressions et différents procédés d’intimidation. « Montrer que les services n’ont pas oublié, qu’ils sont au courant de tout ce qu’on fait » est destiné à décourager toute résistance politique. Après sa libération en 2011, Salah Hammouri a subi de nouvelles détentions administratives et de nombreux interrogatoires. Cette procédure permet de garder les prisonniers pour une période de six mois renouvelables, sans charges ni inculpation et sans que leur avocat puisse accéder à leur dossier. Par touches très discrètes, il montre aussi comment sa famille a été utilisée pour faire pression sur lui. Sa femme, Elsa Lefort, alors qu’elle possédait un visa de travail délivré par le consulat, a été expulsée en 2016. Leurs enfants qui naissent ensuite ne sont par conséquent « que » français et « pendant sept ans [Salah a] dû prendre l’avion pour passer du temps avec ma famille ».
Le premier contact de Salah Hammouri avec l’univers carcéral a eu lieu dans l’enfance, au moment où son oncle est incarcéré pour des activités politiques pendant la première Intifada. Lui-même fut emprisonné pour la première fois en 2001, pendant la seconde Intifada, alors qu’il n’avait que seize ans, pour avoir collé des affiches à l’initiative de son syndicat lycéen. Les autorités israéliennes menaient alors des « campagnes d’arrestation massives » et « réprimaient le moindre acte de résistance ». Pendant cette première incarcération d’une durée de cinq mois, il « prend conscience de l’importance de l’engagement politique » appuyé sur « des connaissances, arguments et réflexions ». La prison, considérée par les Israéliens comme un outil d’assujettissement, est décrite au contraire comme un lieu de renforcement de la volonté de résister. Salah Hammouri a poursuivi ses études tout en s’engageant dans les mouvements étudiants, ce qui lui a valu de nouvelles arrestations. 
À travers ses différents séjours dans les centres pénitentiaires d’Ofer, la Moscovite, HaSharon, Ketziot, Megiddo, Ramla, dans la la prison de Beer Sheva, dans le centre de haute sécurité de Hadarim, « prison récente conçue sur le modèle pénitentiaire américain, avec section circulaire », mais aussi de Rimonim, de Gilboa et de Shatta, Salah Hammouri raconte l’intérieur des prisons, leur organisation, les différences entre elles. Les interrogatoires et les transferts constituent autant de « méthodes de torture infligées aux prisonniers, pour [les] user physiquement et moralement ». Son récit suit les « grands moments de déprime » traversés par les prisonniers, tout comme leurs luttes pour obtenir des droits, notamment au moyen de la grève de la faim, les méthodes ingénieuses pour détourner la surveillance, et « l’organisation de la vie collective » afin de « supporter l’enfermement » et que « le temps […] ne [les] écrase pas ».
Le droit occupe une place centrale dans le récit de Salah Hammouri. D’une part, il donne des éléments de compréhension du droit militaire israélien, « un droit sans justice » selon Stéphanie Latte Abdallah, appliqué dans les territoires occupés, « élément fondamental du système colonial ». En effet, « la législation militaire appliquée à la population occupée est régie par le régime des lois d’exception de l’état d’urgence qui est renouvelé chaque année par le Parlement israélien depuis 1948 ». D’autre part, tout le porte finalement à s’intéresser au droit pour « connaître et maîtriser le droit international » afin de bien « définir les termes de [leur] combat et d’en revendiquer la légitimité ». Son parcours pour devenir avocat constitue la ligne directrice de son récit, le lien entre l’intérieur et l’extérieur des prisons. Les prisons représentent un important lieu de formation notamment grâce à la présence, dans certaines d’entre elles, de bibliothèques collectives parfois clandestines ; en autodidacte, il y a appris l’histoire, la littérature, le droit, et y a consolidé sa connaissance du français. À sa libération, en 2011, il a commencé un cursus de droit à l’université al-Quds, dans la ville d’Abu Dis, malgré les différentes tentatives d’empêchement israéliennes, notamment des limitations dans le droit de se déplacer. Il est finalement devenu avocat en 2015 puis a intégré l’équipe de confrères de l’ONG palestinienne Addameer.
Ce texte a enfin le mérite de témoigner des transformations importantes qui ont eu lieu dans la géographie de Jérusalem-Est depuis la seconde Intifada et des conséquences sur la liberté de circulation des Palestiniens. Salah Hammouri évoque ainsi le mur dont la construction a commencé pendant son séjour en prison et qui sépare son quartier, Dahiet al-Barid, au nord de Jérusalem, du reste de la ville : « S’il n’avait pas été là, notre maison aurait été juste en face. Il a fallu longer le mur, aller jusqu’au check point pour le traverser, puis le relonger de l’autre côté pour atteindre la maison. »
Malgré les épreuves décrites, ce récit d’une grande pudeur, dont le ton est toujours humble et clair, constitue aussi un hymne à la force du collectif et à la solidarité internationale. Si Salah Hammouri ne se fait « pas beaucoup d’illusions sur la diplomatie française » qui « continue de traiter Israël comme un État au-dessus des lois internationales », il place ses espoirs dans le droit international et la reconnaissance des injustices commises envers le peuple palestinien, notamment auprès de la Cour pénale internationale, ce qui est d’une criante actualité, alors que près de 20 000 civils ont péri sous les bombes israéliennes à Gaza.

Elsa Grugeon