Le blog des éditions Libertalia

Marge(s), photographies de Yann Levy

jeudi 10 décembre 2009 :: Permalien

 Marge(s) de Yann Levy est disponible dès aujourd’hui aux éditions Libertalia.

Toutes nos vies (et bien plus que cela)

J’ai rencontré Yann en mai 1999. Nous allions à Cologne pour une marche internationale contre la précarité. La CNT avait affrété un train au départ de la gare de l’Est. Yann arrivait de Rennes, il commençait la photo et ne signait pas encore sous le pseudonyme « Derais ». Durant le voyage, nous avons fait connaissance. Il a noté mon numéro de téléphone sur le premier exemplaire du fanzine Barricata. Plus de dix ans après, je n’ai pas changé de numéro, et ensemble, nous éditons toujours Barricata.

Quand je regarde ses clichés, j’y vois un reflet de toute une décennie de nos vies. Pas n’importe laquelle, celle de nos vingt ans, celle des choix qui engagent l’existence et forcent le destin. J’y vois la révolte et la rage, les amitiés et les passions, les aventures et les ruptures, les combats solidaires et les fêlures de chacun.

Au cœur de ce livre, il y a nos voyages en Palestine. Le premier, celui de l’été 2003, qui nous marqua tant. Puis le deuxième, en mai 2004. Le troisième enfin, en octobre 2009. Il y a aussi Cuba, où Yann s’était rendu seul pour disperser les cendres de son grand-père. Juif et communiste, ancien combattant de la deuxième division blindée, celle de Leclerc… Il faut croire que la révolte se transmet parfois comme un flambeau. En creux, à travers toutes ces images de manifestations, je revis dix années de luttes sociales, de mobilisations pour un autre futur, égalitaire et libertaire. Dix années de lutte contre les résurgences nationalistes et contre la société d’enfermement. Pour la liberté et pour la dignité.

Parce que nos vies sont trop courtes pour ne pas cueillir l’or du temps, nous avons cherché à construire notre propre microsociété. La bande, le crew, l’ivresse, nous y avons peut-être trop cru. Jusqu’à nous éloigner de ce qui faisait sens. Les photos de concerts http://localhost:8888/Libertalia/Web/SITE-ete2010/html/ecrire/?exec=articles_edit&id_article=109et de gueules cassées sont le reflet de notre engagement profond dans les contre-cultures punk et redskin et de notre intérêt pour la scène rap consciente.

Enfin, il y a le sport, l’élément incontournable. Celui qui apaise le cerveau quand il bout. Free-fight ou boxe thaïe… autant de stigmates sociaux propres aux enfants du béton.

Ce livre s’intitule Marge(s) ; il en a le goût, il en a l’odeur.
La marge magnifiée ou l’opéra des gueux.
Salut à eux.

Nicolas Norrito

Cachez cette misère que nous ne saurions voir

jeudi 26 novembre 2009 :: Permalien

On le sait, dans l’édition, les secteurs les plus rentables sont ceux de la littérature jeunesse et de la bande dessinée. C’est la raison pour laquelle les éditeurs sont nombreux à se presser au « Salon du livre et de la presse jeunesse » de Montreuil, Seine-Saint-Denis. Ils flairent la bonne affaire : parents et enfants se ruent sur les étalages de livres.

Durant cinq jours, notre ville change de visage. Cette cité populaire et métissée devient hautaine, bourgeoise et blanche. On se croirait presque dans le 6e arrondissement. Les mêmes encravatés devisent autour d’une coupe de champagne et se gavent de petits-fours.

Cette année, il a fallu faire place nette pour le Salon. Une dizaine de familles roms avaient eu la malencontreuse idée de s’installer dans la friche industrielle (classée) qui fait face au Salon. Les pauvres dans l’édition, on les aime quand ils font vendre ou quand ils sont loin, là-bas, de l’autre côté de la Méditerranée ou loin à l’Est.

Il y a deux jours, les bulldozers sont entrés en action et ont détruit les baraquements précaires des Roms. Cachez cette misère que Flammarion, Hachette et Gallimard ne sauraient voir ! Les familles, les enfants déscolarisés n’ont pas été relogés. Ils campent sur le trottoir, face à l’opulent et indécent Salon. Combien de temps supporte-t-on l’insupportable ?

N.N.

Algérie, les années pieds-rouges

jeudi 15 octobre 2009 :: Permalien

C’est un livre qui donne le vertige. Pendant deux ans, en 2007-2008, Catherine Simon, journaliste au Monde et dernière correspondante à Alger au début des années 90, a recueilli les témoignages de quelque 80 anciens « pieds-rouges ». On appelait ainsi les militants (français principalement) venus soutenir l’Algérie nouvellement indépendante. Combien étaient-ils et d’où venaient-ils ? Quelles étaient leurs attentes politiques ? Ce sont toutes ces questions qui sont abordées frontalement dans cette étude.
Catherine Simon redonne la parole à cette génération de militants anticolonialistes oubliés. Aux trotskystes de la mouvance pabliste d’abord, passés du soutien logistique au FLN (porteurs de valises et fabricants d’armes) au conseil politique. Michel Raptis, dit Pablo, était en effet le conseiller du premier président algérien, Ahmed Ben Bella (1962-1965). On lui doit notamment les décrets de 1963 sur l’autogestion. Aux libertaires (tendance Fontenis) ensuite, proches de Mohammed Harbi, autre conseiller de Ben Bella, représentant de l’aile gauche du FLN. Aux communistes orthodoxes comme Henri Alleg, directeur du quotidien Alger républicain. Et aux syndicalistes et aux militants de la « nouvelle gauche » (PSU) qui animèrent l’hebdomadaire Révolution africaine, fondé par Jacques Vergès à une époque où celui-ci était encore fréquentable.
En ce temps-là, pour ces trentenaires, « Alger, c’était La Havane » et « l’Algérie, c’était leur guerre d’Espagne ». Ils étaient journalistes ou enseignants, médecins ou conseillers techniques. Les Algériens les accueillirent à bras ouverts, ils les considéraient comme les représentants de la « vraie France », rien à voir avec celle des colons et des pieds-noirs. En dépit de fractures liées à la répression du mouvement kabyle et au code de la nationalité qui lia islam et citoyenneté algérienne, la période de grâce dura trois ans. Elle prit fin brutalement avec le coup d’État du colonel Houari Boumediene le 19 juin 1965, (aidé par le « jeune frère » Bouteflika), et les arrestations de Ben Bella et de Mohammed Harbi. À l’été 1965, comme tant d’autres, Michel Raptis et Henri Alleg rentrèrent en France. Alger n’était plus La Havane. Les Cubains plièrent bagages et le régime militaire se durcit. Oubliées les manifestations de femmes, exit les vagues tentatives d’indépendance syndicale de l’UGTA, l’heure était à la mise au pas. Les pieds-rouges furent sommés de partir. Le libraire militant Lotfallah Soliman (auteur d’une remarquable Histoire profane de la Palestine, La Découverte) fut expulsé en 1966, de même que Didar Fawzy, la camarade égyptienne d’Henri Curiel. Seuls les Soviétiques, au nom de la logique de guerre froide, maintinrent de bonnes relations avec « l’Algérie socialiste ». Les anciens porteurs de valises, déserteurs et autres militants anticolonialistes furent remplacés par des « coopérants techniques » arrivant et repartant à dates fixes, selon les termes de leur contrat. Finalement, ce livre dresse l’histoire d’une époque, de ses rêves, de ses échecs et de ses « trous noirs ». Un travail lumineux.

Algérie, les années pieds-rouges.
Des rêves de l’indépendance au désenchantement (1962-1969)

Catherine Simon, La Découverte, 288 pages, 22 €.

"Sans Papiers" (2nde représentation)

mercredi 30 septembre 2009 :: Permalien

« SANS PAPIERS » - Des Sans-Papiers témoignent
Nouvelle représentation de l’adaptation scénique du document "Feu au Centre de rétention".

Texte du communiqué :

Il s’agit du texte intégral des communications téléphoniques échangées entre l’intérieur et l’extérieur du Centre de Rétention de Vincennes, de Janvier à Juin 2008.
Le 21 Juin 2008 mourait Salem Souli à l’intérieur de ce Centre de Rétention.
Cette mort provoquait un mouvement de révolte qui, suite à de nombreuses semaines de troubles et de grèves de la faim, aboutissait à l’incendie du Centre de Rétention de Vincennes.

Le spectacle est interprété par les élèves du Lycée ZEP Maupassant de Colombes.
Il a été monté dans le cadre des Contrats Urbains de Cohésion Sociale de la Ville de Colombes.

Nous serons heureux de vous recevoir à cette représentation qui aura lieu au :
Centre Culturel La Clef
21 rue de La Clef, Paris (VI)
le 02 Octobre 2009 à 20 heures 30.

Entretien avec Claude Guillon

jeudi 24 septembre 2009 :: Permalien

Tu viens de publier La Terrorisation démocratique, qui décortique l’arsenal législatif français et européen en matière d’antiterrorisme. Peux-tu développer la thèse du livre et comparer les situations de 1986 et d’aujourd’hui.

[Claude Guillon] Le mot « thèse » est trop solennel ! Le propos du bouquin est d’éclairer la nature et l’histoire des lois dites « antiterroristes », à l’échelle nationale et européenne. Une bonne partie de l’opinion, y compris dans les milieux militants, a découvert l’existence et certains détails de ces textes à l’occasion de l’affaire de Tarnac. La réaction la plus courante a été de dire : « Mais c’est n’importe quoi ! Un terroriste c’est pas ça ! Pas un mec qui est accusé, et sans preuves par dessus le marché, d’avoir retardé un TGV pendant quelques heures ! » C’est un point de vue naïf et surtout très mal informé. Les textes adoptés d’abord par l’Union européenne après le 11 septembre 2001, puis par les différents États, permettent de qualifier de « terroriste » tous les délits sans exception, y compris les actions politiques ou syndicales dès lors qu’elles sont en marge de la loi. Les textes dits « antiterroristes » ont d’abord rompu avec le droit commun. En France, c’était au milieu des années 1980, puis ils ont créé ce qui est aujourd’hui le droit commun. La règle est simple : l’État décide de ce qui mérite d’être qualifié « terroriste » et réprimé comme tel. C’est important de comprendre l’évolution qui s’est faite en vingt ans, parce que aujourd’hui ça n’a aucun sens de parler d’abroger les textes antiterroristes, comme si c’était une espèce d’excroissance qu’il suffirait de couper. C’est un ensemble logique de textes sur le « terrorisme », sur l’immigration, sur la délinquance, notamment celle des jeunes. La logique dont je parle, c’est ce que j’appelle la « terrorisation ». Mais dans leur prétention à contrôler tous les aspects de la vie, ces textes sont parfois délirants, souvent empilés les uns sur les autres sans souci de cohérence ou même d’« efficacité ». Ça peut donner, par exemple dans l’affaire de Tarnac, cette impression fausse de gros bordel ridicule, de « bavure », de n’importe quoi.

Dans le dernier chapitre de ton livre, tu évoques la multitude de fichiers à disposition des forces de répression. Besson vient d’abandonner les test ADN. Le gouvernement recule-t-il face à la fronde liée à l’après Tarnac ? Ou bien s’agit-il d’un simple recul conjoncturel et stratégique ?

[C.G.] Le bouclage du livre a eu lieu trop tôt pour confirmer cette reculade, mais j’avais noté que personne n’avait voulu publier les décrets d’application du texte… D’ailleurs, au moment où les tests sont introduits dans la loi, il y a déjà des critiques assez fermes dans les rangs de la droite. Pour dire ça en termes de classes, une fraction de la bourgeoisie, et pas la moins droitiste, a crié casse-cou, parce que ça rappelle quand même fâcheusement de sombres périodes, comme on dit, et sans doute surtout parce que ça touche à un des fondamentaux de l’ordre bourgeois : la famille, la filiation et donc l’héritage. Pour répondre à ta question, je pense que ça reviendra un jour ou l’autre : parce que c’est dans la logique du marché de la « sécurité biologique » – on peut déjà acheter des tests de paternité sur Internet – et parce qu’il y a une autre logique qui est de produire sans cesse de nouvelles réglementations. Ces deux logiques s’alimentent évidemment l’une l’autre : quand un moyen technique de contrôle existe, on le légalise et on le commercialise.

À propos de terrorisation, tu évoques deux « figures dangereuses combinées », le jeune et l’étranger. Ne manque-t-il pas le travailleur qui revendique ?

[C.G.] Le travailleur en lutte, on pourrait dire aussi l’activiste politique, est bien concerné, mais en quelque sorte en bout de chaîne. De telle manière que s’il est concerné, il ne se sent pas concerné, au moins jusqu’à maintenant. Les figures dangereuses que sont les jeunes délinquants et les étrangers, considérés comme délinquants du seul fait de leur présence « illégale », ont été très tôt associées à celle du terroriste. C’est devenu caricatural dans l’action de quelqu’un comme Sarkozy, déjà quand il était ministre de l’Intérieur. Dès 1986, on introduit dans la définition légale une notion de « subjectivité », c’est-à-dire d’élasticité, du point de vue du pouvoir. Après le 11 Septembre, les textes européens dressent carrément la liste des actes susceptibles d’être classifiés « terroristes ». On y trouve presque tout, y compris le répertoire militant : occupations, sabotages, etc. Ce sont les intentions terroristes qui comptent, et bien entendu, ce sont les flics et les magistrats qui décident de tes intentions !

Peux-tu nous dire comment le mandat d’arrêt européen, qui est encore mal connu, s’inscrit dans ce dispositif…

[C.G.] Ce mandat est dans la logique d’harmonisation répressive qui prévaut dans un espace géographique de plus en plus large. Il se présente comme une politesse que se font entre elles les démocraties ; c’est une manière de reconnaissance judiciaire comme on parle de reconnaissance diplomatique. Concrètement, ça signifie que n’importe quel magistrat de n’importe quel pays de l’UE peut lancer un mandat d’arrêt contre n’importe quel ressortissant d’un autre pays de l’UE. Un exemple : j’ai participé à une manifestation à Gênes ; je rentre chez moi à Paris ; un magistrat italien, qui pense que c’est moi la cagoule floue à gauche sur la photo, peut me faire arrêter trois mois plus tard par les flics français. La justice française, ou mon avocate, ne peuvent s’opposer à l’exécution du mandat que dans un nombre limité de cas. Les premiers visés par des mandats européens ont été des autonomistes basques. C’est un instrument de répression politique dont on n’a pas encore pris la mesure, que la gauche française a encouragé et dont elle se félicite à chaque occasion !

Tu as récemment publié deux autres livres. Le premier porte sur la notion de corps critique, l’autre sur les Enragés. Comment articules-tu ta réflexion ? Quel est le lien entre le corps, l’histoire politique et la législation antiterroriste ?

[C.G.] Là, ça a un côté « ma vie, mon œuvre »… Je vais essayer de faire court ! Je me considère d’abord comme un militant anarchiste ; l’écriture est pour moi un outil privilégié parce que c’est celui que j’utilise le moins mal. Enfin, c’est ce qu’on m’a fait croire à l’école !
Dès mes premières publications, je me suis inscrit dans un courant de réflexion sur l’importance du corps en politique qui avait comme traduction immédiate les luttes de l’époque (fin des années 60- années 70) pour l’avortement et la contraception libres, les luttes féministes et homosexuelles, et comme antécédent immédiat les tendances radicales de la psychanalyse, essentiellement Wilhelm Reich et sa Sexpol allemande ou plus lointain avec les utopies amoureuses fouriéristes. L’effort de Reich, dans les années 30, portait sur l’articulation entre corps, inconscient et politique, notamment au travers de l’épanouissement érotique. Dans le livre récent auquel tu fais allusion, j’ai essayé de donner chair à la notion de « corps critique », comme on parle d’esprit critique, au moment où des scientifiques, des artistes d’avant-garde et des activistes illuminés tentent de mettre en pratique un « dépassement » du corps que j’identifie à la fin des utopies libertaires.
La révolution française, maintenant. Je pense, avec bien d’autres (Kropotkine, Guérin, etc.) que c’est une matrice qui n’a pas produit tous ses effets. Elle est, malgré une production historienne surabondante, encore trop mal connue et mal comprise. J’ai choisi de m’intéresser à la fraction qui me semble la plus radicale, et la moins étudiée aussi, celle des Enragé(e)s ; je marque bien le « e » du féminin parce que plusieurs des figures les plus intéressantes sont des femmes et qu’elles posent en actes un certain nombre de problèmes auxquels nous nous heurtons encore aujourd’hui. Par ailleurs, je pense que pour qui s’intéresse à la démocratie directe, l’étude de la Révolution française est indispensable.
Par rapport à ces questions de fond, l’analyse de l’arsenal « antiterroriste » peut sembler anecdotique, quoique ça n’est pas sans rapport avec l’histoire puisque durant la période de la Terreur, on a centralisé à Paris les procédures contre les conspirateurs, comme aujourd’hui les procédures antiterroristes. Et pas non plus sans rapport avec le corps, puisque c’est de plus en plus le support même de l’identité et donc la cible de la surveillance, avec la biométrie. Disons que la proposition de Libertalia m’a permis de refaire le point sur une question d’actualité, sur laquelle j’avais déjà commencé à travailler après les émeutes de 2005 et l’état d’urgence, qui n’avait, soit dit en passant, pas suscité beaucoup plus de réactions que les lois antiterroristes.

As-tu, pour finir, quelques conseils de lectures à nous souffler ?

[C.G.] Je peux signaler la réédition de La Révolution sexuelle et la camaraderie amoureuse d’E. Armand, par Gaetano Manfredonia (Éd. Zones), et dans mes lectures récentes : le passionnant Désorceler, de l’anthropologue Jeanne Favret-Saada (L’Olivier), et El Indio, un gros roman pas très bien écrit mais prenant de Jules Celma, le garçon qui avait publié Journal d’un éducastreur chez Champ libre, en 1971.

N.N.