Le blog des éditions Libertalia

La Vipère ne mord pas

lundi 21 avril 2014 :: Permalien

En une petite dizaine d’années, Thomas Ostermeier (né en 1968) est devenu l’un des grands habitués des scènes françaises. Il faut dire que le jeune directeur de la Schaubühne de Berlin excelle dans l’art de revisiter Ibsen et Shakespeare. Il y a deux ans, il avait proposé une époustouflante mise en scène de Mass für Mass (Mesure pour mesure, Shakespeare), à la manière d’un opéra rock insolent et audacieux.

Ces dernières semaines, Ostermeier était de retour au théâtre des Gémeaux, à Sceaux, un lieu qu’il affectionne pour y avoir monté cinq pièces depuis 2004, dont Hedda Gabler. Pour l’occasion, il s’est confronté à une tragédie psychologique de Lillian Hellman (1905-1984), The Little Foxes (étrangement traduite La Vipère), peu jouée en France, mais qui fut un grand succès à Broadway en 1939.

Bien que moins désuète que l’adaptation cinématographique (1941) de William Wyler, avec Bette Davis dans le rôle principal, cette adaptation déçoit.

Posons le cadre. L’histoire se déroule dans le Sud des États-Unis au début du XXe siècle. Regina Giddens (magnifique Nina Hoss), femme du banquier Horace (Thomas Bading) s’ennuie dans sa province monotone et rêve de vivre grand train à New York. Profitant de l’hospitalisation de son mari, elle décide d’investir à l’étranger dans une entreprise forcément florissante montée par ses deux frères Oscar et Ben, cyniques et repoussantes caricatures de la bourgeoisie d’affaires. Pour parvenir à ses fins, elle organise le retour de son mari convalescent au domicile familial et s’appuie sur la naïveté et l’amour de leur fille Alexandra. Horace, qui n’est pas né de la dernière pluie, refuse de prêter à sa femme les fonds nécessaires et la punit ainsi de son avidité. À la manière d’une héroïne tragique, la vipère Regina échafaude des plans pour se débarrasser de son époux avec lequel elle ne partage plus la couche depuis dix ans, et jouir enfin de sa liberté en un élan féministe et aristocratique désespéré.

La mise en scène épurée (un plateau tournant, un grand escalier, un piano, trois fauteuils, une table en fond de cour), le jeu subtil des neuf acteurs de la troupe d’Ostermeier, les longs silences oppressants de deux minutes ou la musique de Jimmy Hendrix ne parviennent pas à effacer un troublant sentiment d’ennui et de gêne. Oui, Lillian Hellman, dramaturge communiste américaine issue d’une famille de banquiers, compagne de Dashiell Hammett, connaissait son sujet et détestait la bourgeoisie, l’argent et le pouvoir. Mais sa pièce sonne faux, ses personnages sont caricaturaux. Seule la brave Birdie (Ursula Lardi), portée sur la boisson, épousée pour ses terres par l’un des frères Hubbard, trouve grâce aux yeux d’Horace.

Peut-être aurait-il fallu resserrer le nombre de personnages et réécrire davantage encore cette pièce. Finalement, en dépit de quelques formules-choc (« Le cynisme est une manière désagréable de dire la vérité »), en exhumant cette pièce de Lillian Hellman, on ne comprend pas où Thomas Ostermeier, metteur en scène critique à l’endroit du capitalisme, entend nous mener.

N.N.

Entretien avec Robert Tombs dans Libération

vendredi 11 avril 2014 :: Permalien

Un entretien avec Robert Tombs (Paris, bivouac des révolutions) dans le cahier livres de Libération du 10 avril 2014.

Robert Tombs

Robert Tombs :
« Les communards ont suivi par devoir, par camaraderie »

La Commune de Paris fut recouverte de tant d’analyses et d’explications divergentes, encombrée de tant de fantasmes et de mythes, qu’en proposer une synthèse claire pouvait sembler illusoire. C’est « un sphinx », avait écrit Marx, qui « met l’entendement à rude épreuve ». Le livre de l’historien anglais Robert Tombs réussit pourtant cet exploit : offrir de la Commune un récit simple et vivant, qui chemine parmi les événements et les interprétations avec une sorte d’évidence tranquille et de malicieuse distance critique. On y trouve d’abord la relation détaillée de ces soixante-douze jours qui ébranlèrent le pays, depuis le célèbre 18 mars 1871, jour où des milliers de Parisiens s’opposent à l’enlèvement des canons de la butte Montmartre, jusqu’aux massacres de la Semaine sanglante, à la fin du mois de mai. Sans gommer les conflits qui opposaient les différentes tendances (blanquistes, jacobins, proudhoniens, internationalistes, etc.), l’ouvrage montre aussi ce qui fit l’identité politique de ce moment : le désir d’autonomie communale, qu’on entendait étendre à toutes les localités du pays dans un idéal de libre fédération, la notion de pouvoir « délégué », donc toujours révocable, l’anticléricalisme, le respect de la propriété mais assorti de mesures sociales (sur les salaires, les loyers, le mont-de-piété), le programme d’« éducation nouvelle ».

Mais la grande force du livre tient surtout à la minutieuse remise en contexte qu’il opère. Car en dépit de l’extrême politisation du peuple de Paris, la Commune n’est pas réductible à un projet ou un programme. Tombs montre au contraire tout ce qu’elle doit aux transformations sociales de la ville, que les travaux d’Haussmann viennent de bouleverser ; ce qu’elle doit à la guerre franco-prussienne et au siège, qui ont radicalisé et soudé les Parisiens dans un patriotisme exacerbé ; ce qu’elle doit encore au mécontentement face à une assemblée monarchiste et à un gouvernement de « capitulards » qui ont choisi de s’installer à Versailles et de désarmer le peuple résistant. Il souligne combien la culture politique de cette ville, que domine une population d’artisans, de boutiquiers, de petits entrepreneurs et d’ouvriers qualifiés, s’enracine dans le monde d’hier, celui de la Révolution française, des références à 1792, de la levée en masse. Il se met surtout à l’écoute des acteurs, dans un essai d’histoire « compréhensive » qui récuse tout autant l’héroïsation que l’anachronisme ou la théorisation intempestive. D’où une lecture par le bas qui insiste sur le poids des circonstances, sur les incertitudes et les incohérences, l’imprévisible et l’irrationnel, «  le chaos et les frictions », en bref la dynamique de l’événement. Ce faisant, le livre de Tombs, dégagé de toute carapace idéologique, restitue le « Paris libre  » de 1871 à ceux qui l’ont vécu, ce qui est sans doute le plus bel hommage qu’on puisse leur rendre.

Professeur au Saint-John’s College de l’université de Cambridge, Robert Tombs est l’un des principaux spécialistes britanniques de l’histoire de France. Il était récemment à Paris pour présenter la version française de son livre.

Que représente la Commune de Paris en Grande-Bretagne ?

Pas grand-chose. Les Anglais aiment bien le passé, ils adorent visiter les châteaux ou lire des biographies, mais ils ne s’intéressent pas vraiment à l’histoire, hors de quelques grands événements comme la Seconde Guerre mondiale. Quelques jeunes voient cependant dans la Commune un symbole de révolte ou de dissidence culturelle. Il y eut à la fin des années 1980 un groupe new wave qui s’appelait The Communards.

Et votre rencontre personnelle avec la Commune ?

C’était au lycée. L’histoire de l’Europe depuis 1870 était au programme, et j’ai lu alors plusieurs livres sur la Commune comme ceux de Michael Howard ou d’Alistair Horne. J’ai eu la chance ensuite, étudiant à Cambridge, d’avoir de très brillants professeurs qui étaient spécialistes de la France : Christopher Andrews, Simon Schama, Tony Judt, ou encore John Patrick Bury, auteur d’une biographie monumentale de Gambetta. J’ai donc fait de l’histoire française. Mais je suis venu à la Commune par les Versaillais. Ma thèse, dirigée par Bury, portait sur la répression militaire de la Commune.

Votre livre insiste fortement sur la dynamique des événements.

Je pense que l’événement est né de circonstances très particulières. Évidemment, il s’inscrit dans une longue tradition politique, celle des révolutions et des mobilisations populaires dont on sait l’importance en France depuis 1789. Mais les faits déterminants furent la guerre franco-prussienne et le siège de Paris. Ils ont bouleversé le jeu politique traditionnel, ouvert des possibilités inédites et surtout armé la population masculine, ce qui la rendait disponible pour une action révolutionnaire.

Vous pensez à la garde nationale ?

Oui. La Commune fut une révolution menée par la garde nationale, qui n’était rien d’autre que le peuple en armes. On trouvait en son sein toutes les composantes, et donc toutes les options politiques du peuple parisien. La garde était organisée localement, en bataillons qui reflétaient la diversité sociale et politique de chaque quartier. Évidemment, c’était pour défendre la France et Paris contre les Prussiens, mais cela a aussi rendu la révolution possible. La garde nationale avait aussi un rôle économique : les hommes touchaient une solde de 30 sous. Je ne veux pas dire que les communards se sont battus pour de l’argent, mais à un moment où la guerre et le siège avaient désorganisé la vie économique, une partie des ouvriers dépendait de cette solde, qui permettait de nourrir une famille.

Les solidarités de voisinage furent aussi décisives dans la mécanique des engagements.

Oui, mais ces solidarités s’étaient établies durant le siège. Il faut imaginer que, dans chaque pâté de maison, tous les hommes valides s’étaient engagés dans la garde nationale pour combattre les Prussiens. Ils se connaissaient, élisaient leurs officiers, formaient un microcosme armé, patriotique, démocratique. Au moment des combats, beaucoup ont donc suivi leur bataillon, par camaraderie, par fierté, par devoir. Tout cela compta autant que les idées politiques. Le nombre des hommes qui ont porté les armes était bien supérieur à celui de ceux qui ont voté pour l’extrême gauche en 1870 ou même pour la Commune aux élections de mars et avril 1871.

Vous tentez aussi de saisir l’attitude des autres, les indifférents, les attentistes.

La Commune de Paris ne fut pas en effet celle de tous les Parisiens. Un tiers des habitants avait quitté la ville, certains pour fuir la révolution, d’autres pour respirer ou se reposer à la fin du siège. Et beaucoup de ceux qui restaient n’étaient pas favorables à la Commune. Mais peu s’opposèrent ouvertement. La Commune était le gouvernement légal de la ville, elle occupait l’hôtel de ville, dirigeait les services municipaux, assurait le ravitaillement.
Beaucoup de personnes ont donc continué d’obéir aux autorités, comme ils l’avaient toujours fait. Paradoxalement, une partie de l’autorité de la Commune tient davantage à sa légalité qu’à son caractère révolutionnaire.

En 1871, les femmes ont joué un rôle important. Mais la Commune n’a, selon vous, guère contribué au déplacement des frontières de genre.

On vit en effet des femmes porter des uniformes, des fusils, travailler aux barricades, mais cela avait déjà été le cas en 1830 ou en 1848. En fait, ce sont les Versaillais qui ont accentué le rôle des femmes, afin de discréditer un peu plus la Commune, de montrer qu’elle constituait une subversion majeure des normes et de la moralité. La figure extrême, c’est « la pétroleuse ». Et cela est resté dans la presse, la littérature, les caricatures. Il y eut certes des clubs de femmes, certaines occupaient des positions dans l’administration, les écoles libres, les coopératives de production, et un petit nombre de femmes, c’est sûr, a aussi pris les armes. Mais on a exagéré l’ampleur de ces actions. La plupart des femmes ont rempli des rôles conventionnels, infirmière, cantinière, institutrice, et aucune d’entre elles n’a réclamé de droits politiques.

Vous révisez aussi à la baisse le nombre des victimes de la Semaine sanglante.

Il ne s’agit nullement de nier la violence de la répression. Les Versaillais, qui décrivaient les communards comme des ivrognes et des criminels, se sont conduits avec une extrême férocité, dans les combats d’abord, puis en fusillant sur place beaucoup de ceux qu’on trouvait les armes à la main. De 1 000 à 2 000 personnes ont probablement été fusillées après un jugement sommaire, et le nombre total de tués s’élève sans doute à 7 000. C’est beaucoup, mais on est loin des 17 000 fusillés et des 30 000 victimes rapportées par la tradition. Cette idée d’une apocalypse sanglante a été formulée par les communards exilés à Londres, qui n’avaient pas la moindre idée du nombre réel de morts.

Votre livre tord le cou à nombre d’« idées séduisantes », mais qui ne résistent pas à l’examen des faits. Pourquoi la Commune a-t-elle suscité tant de mythes ?

Tout commence avec Karl Marx qui, dans un pamphlet écrit à chaud, érige la Commune en prototype du gouvernement révolutionnaire. Engels compléta la théorie en la décrivant comme la première dictature du prolétariat, donc comme le modèle de toutes les révolutions à venir. Une lecture héroïsée en a résulté, portée en large partie par les partis communistes.
Mais les communards, Lissagaray en tête, ont aussi donné une version romantique, flamboyante, qui devait montrer que la révolution restait possible. Plus tard, on compara la Commune et la Résistance, Versailles et Vichy, pour démontrer que c’était le peuple qui défendait la patrie, pas la bourgeoisie.

Quelle part les historiens étrangers apportent-ils à l’histoire de la Commune ?

En France, les travaux décisifs furent ceux de Jacques Rougerie, qui m’ont beaucoup inspiré. Mais le centenaire de 1971 fut suivi d’une éclipse. Le relais a été pris par des étrangers, qui n’avaient pas participé à ce moment. J’ajouterai que dans les universités anglaises ou américaines, les jeunes historiens qui travaillent sur la France sont souvent assez seuls, loin des centres ou des programmes de recherche. Cette liberté peut se révéler créatrice. En France, questionner la Commune était souvent taxé de sentiments anticommunards. De telles contraintes ne pesaient pas sur nous.

Propos recueillis par Dominique Kalifa

Paris, bivouac des révolutions dans Le Monde des Livres

vendredi 11 avril 2014 :: Permalien

Éditorial du Monde des Livres daté du 11/04/14.

Commune is not dead

Non, décidément, comme dit la chanson, la Commune n’est pas morte. La preuve, son histoire et sa mémoire produisent encore des moments inattendus en plein Paris. Récemment, une assemblée de chercheurs et de militants s’est ainsi retrouvée dans une salle de la Sorbonne pour écouter Robert Tombs, professeur au prestigieux St John’s College de Cambridge, gentleman portant cravate, dont le livre sur l’insurrection de 1871 vient d’être traduit par un petit éditeur… libertaire.

L’ambiance était studieuse, l’écoute fervente. Il faut dire que les passionnés de cette période ne pouvaient qu’être comblés : d’abord publié à Londres en 1999, rédigé d’une plume limpide et désormais servi par la belle traduction de José Chatroussat, Paris, bivouac des révolutions constitue une vaste synthèse sur la Commune, ses origines, sa dynamique, ses méthodes, ses conséquences, ses interprétations. Dans le sillage de l’historien Jacques Rougerie, auquel d’ailleurs le livre est dédié, Robert Tombs mène paisiblement son récit, multipliant sources et points de vue, bousculant légendes noires et contes édifiants, citant Marx et Furet avec la même tendresse. Ses phrases, pourtant brèves, tissent une grande diversité d’enjeux – sociaux, militaires, urbains… Et tout en inscrivant ces événements dans la continuité des révolutions, il rompt avec une vision lisse et linéaire de l’Histoire pour montrer que « la plus grande insurrection véritablement populaire » de l’Europe moderne se déploya sous le signe de l’imprévisible, entre pluralité des rythmes et discordance des temps.

Aurore ou crépuscule ? Fête ou chaos ? Ces vieilles questions, Tombs refuse de les trancher. À le lire comme à l’écouter, on est frappé par l’élégante sérénité qui assure l’ampleur de son propos. Aux premiers jours de la Commune, en mars 1871, des observateurs étrangers, notamment anglais, posaient sur le soulèvement un regard plutôt flegmatique. Près de cent cinquante ans plus tard, c’est encore un Britannique qui trouve la juste distance pour raconter ces journées cruciales, au rayonnement intact, de façon à la fois sensible et apaisée.

Jean Birnbaum

L’ami d’Alain Bauer

lundi 31 mars 2014 :: Permalien

Les Marchands de peur - illustration de Bruno Bartkowiak

Manuel Valls est Premier ministre.
Profitons-en pour relire la postface rédigée il y a un an par Mathieu Rigouste pour la deuxième édition des Marchands de peur :
Libertalia-les-marchands-de-peur-extrait-web.pdf (PDF, 94 Ko)

On ne devrait d’ailleurs plus trop tarder à voir resurgir l’ancien conseiller de Nicolas Sarkozy, vieil ami du nouveau chef du gouvernement.

Le Faiseur (Balzac) sur les planches

mardi 25 mars 2014 :: Permalien

Le Faiseur, de Balzac, mis en scène par Emmanuel Demarcy-Mota, sera joué jusqu’au 14 avril au théâtre des Abbesses (Paris 18e) puis partira en tournée à Rennes, Sète, La Rochelle…

Le Faiseur (Balzac)
sur les planches

« Demain je trône dans les millions ou je me couche dans les draps humides de la scène ! » (Mercadet, acte III, scène 16).

Balzac dramaturge, voici qui a de quoi piquer la curiosité. À dire vrai, l’auteur de La Comédie humaine n’a pas laissé un souvenir impérissable de ses sept pièces (dont cinq jouées de son vivant). En s’essayant au théâtre, il s’imaginait en haut de l’affiche, couvert de gloire et d’argent. Las, n’est ni Hugo ni Vigny qui veut et cinglant fut le jugement de l’académicien François Andrieux quand il découvrit le Cromwell (1820) du jeune Honoré : « L’auteur doit faire quoi que ce soit, excepté de la littérature. »
En 1840, Balzac entama l’écriture d’une comédie de mœurs relatant les frasques de Mercadet, un spéculateur perclus de dettes. La thématique lui était familière. Trois ans auparavant, avec La Maison Nucingen, le romancier évoquait la Bourse, la banque et les investissements hasardeux. Plus prosaïquement, amateur de bonne chère, vivant grand train mais déménageant à la cloche de bois, l’auteur du Père Goriot ne cessa jamais d’imaginer des stratagèmes pour « se refaire » et échapper à ses nombreux créanciers. Il fut même l’auteur d’un traité sur « l’art de payer ses dettes et de satisfaire ses créanciers sans débourser un sou en dix leçons » (1827).

Imprimé en 1848, joué en 1851 (soit un an après le décès de l’auteur), mis en scène une petite dizaine de fois au cours du xxe siècle (par Charles Dullin en 1935, Jean Vilar en 1957), Le Faiseur, pièce en cinq actes et en prose, fait son retour sur les planches au théâtre des Abbesses dans une mise en scène d’Emmanuel Demarcy-Mota.
Auguste Mercadet (Serge Maggiani) entre en scène dès l’exposition. Le bougre accuse une cinquantaine d’années et vit dans un fastueux appartement de onze pièces rue de Grammont, à deux pas du palais Brongniart. Mais il n’a plus le sou pour payer ses gages ni ses domestiques. Alors il gagne du temps (« Trois mois pour un spéculateur, c’est l’éternité »), entourloupe ses créanciers, leur vend du rêve et expose son épouse (Valérie Dashwood) : « Quand à l’Opéra vous vous montrez avec une nouvelle parure, le public se dit “les Asphaltes vont bien, ou la providence des familles est en hausse, car Madame Mercadet est d’une élégance !” » Tout au long de la pièce, Mercadet attend le retour de Godeau, son fantomatique associé parti tenter sa chance aux Indes, celui qui règlera toutes ses dettes et le sortira de la ruine quand il reviendra…
Pour l’heure et pour faire face, il envisage de marier avantageusement sa fille Julie (Sandra Faure), peu gâtée par la nature mais courtisée par deux prétendants : Minard, presque sincère (Jauris Casanova) et Michonnin de la Brive (Philippe Demarle) aux intentions moins louables : « Crocheter le cœur pour crocheter la caisse, quelle entreprise ! » Avec l’obscur La Brive (qui ressemble à Vautrin), Mercadet tente d’organiser un délit d’initiés afin d’écouler quelques milliers d’actions des mines de la Basse-Indre et d’en tirer un bénéfice considérable. Les choses ne se dérouleront pas comme prévu et Mercadet se résigne au suicide quand, coup de théâtre, Godeau revient et le sauve.

On rit allègrement au cours de cette comédie grinçante ancrée dans le règne de Louis-Philippe. Le légitimiste Balzac dénonce les connivences de la presse et du pouvoir, fustige l’avènement des financiers et de la bourgeoisie d’affaires (« On parle fort peu, on court, on se rend utile, on fait les démarches qu’un homme au pouvoir ne peut pas faire lui-même »). Il ne condamne pas Mercadet et Michonnin de la Brive (« Notre malheur à nous autres, c’est de nous sentir aptes à tout et de n’être en définitive bons à rien […]. La société n’a pas créé d’emploi pour nous »), qui ont des traits communs avec Rastignac.
On trépigne parfois, puisque Demarcy-Mota matérialise le jeu d’équilibriste du Faiseur (« homme d’affaires sans scrupule ») par trois plateaux qui n’en finissent pas de tanguer et ponctue les actes par un chœur reprenant Pink Floyd (Money), ABBA (« Money must be funny in the rich man’s world »), David Bowie (The Man who sold the World) et même les Red Hot Chili Peppers (Otherside).
Enfin, on s’étonne du cynisme prémonitoire du « Napoléon des affaires » : « On ne tuera jamais la spéculation, j’ai compris mon époque ! Aujourd’hui, toute affaire qui promet un gain immédiat sur une valeur… quelconque, même chimérique, est faisable ! On vend l’avenir, comme la loterie vendait le rêve de ses chances impossibles » (Mercadet, acte IV, scène 3).

N.N.